« Sister » : un film qui fait réfléchir
au-delà de son succès au box-office
par Brigitte Duzan, 11 avril 2021
Grand succès au box-office chinois des premiers
jours d’avril 2021, au moment de la fête de Qingming
(清明节)
[1],
« Sister » (《我的姐姐》)
[2]
a créé la surprise en battant à plates coutures le
blockbuster de la Warner Bros « Godzilla vs Kong »
qui a de son côté établi des records d’audience aux
Etats-Unis pendant le week-end de Pâques.
Dénonciation de la discrimination contre les filles
En Chine,
pendant les trois jours de la fête de Qingming, le
box-office a atteint un nouveau record en dépassant
les 700 millions de yuans (107 millions de dollars),
les deux films cumulant 80 % des entrées. Mais « Sister » a dépassé son rival américain six heures
après sa sortie, le vendredi 2 avril, bien qu’il
n’ait disposé que de moitié moins d’écrans
[3].
Par le sujet même qu’il aborde, le film touche en
effet une majeure partie du public chinois : il
explore le thème des discriminations envers les
filles
Sister
dans la société
chinoise encore aujourd’hui, avec souvent des conséquences
graves, et même parfois dramatiques.
L’histoire est celle d’une jeune femme de 24 ans nommée An
Ran (安然)
qui est poussée par sa famille à prendre son jeune frère en
charge après la mort brutale de leurs parents dans un
accident de voiture. Alors qu’elle entreprend des études
pour devenir infirmière, elle est prise dans un dilemme
dramatique : privilégier ses intérêts personnels et sa
carrière, ou s’occuper de son frère.
An Ran et son frère
après l’enterrement des parents
Ce choix est d’autant plus douloureux qu’il
intervient dans un contexte tragique, mais, comme le
film le dévoile petit à petit, il fait suite aussi à
la discrimination qu’a subie la jeune femme quand
ses parents ont voulu avoir un fils, avant que soit
assouplie la politique de restriction des
naissances, en 2015 : pour avoir « droit » à un
deuxième enfant, ses parents ont prétendu qu’elle
avait un
handicap et elle a été obligée de le feindre. Une fois
l’enfant né, il a été l’objet de l’attention exclusive de
ses parents.
« Sister » est la création de deux femmes, la
réalisatrice Yin Ruoxin (殷若昕)
[4]
et la scénariste You Xiaoying (游晓颖),
encore peu connues. Toutes deux filles uniques, elles ont
fait des questions familiales le sujet de leurs films et
scénarios jusqu’ici. « Sister » n’est pas leur expérience
personnelle, mais celle d’amies autour d’elles : beaucoup
ont vécu les mêmes dilemmes que la jeune Han Ran de leur
film, après avoir eu un petit frère à peu près dans les
mêmes circonstances.
Le succès de « Sister » tient d’abord à son
authenticité et à sa sincérité, qui tient aussi à
l’interprétation, et en particulier au jeu de
l’actrice Zhang Zifeng (张子枫)
dans le rôle principal. La scénariste a déclaré dans
une interview
[5]
qu’elle avait commencé à travailler sur son scénario
en 2015, au moment où la législation sur l’enfant
unique a commencé à être assouplie.
Vie familiale
L’analyse de Li Yinhe : conflit entre famille et individu
Le film a provoqué de nombreux témoignages spontanés de
sympathie, de femmes ayant connu les mêmes discriminations
dans leur jeunesse. Il a même suscité des réactions
d’universitaires et chercheurs, et en particulier de Li
Yinhe (李银河),
sociologue et sexologue pionnière en Chine des questions de
genre. Dans un long commentaire posté sur son compte weibo
[6],
elle a salué le film pour son « travail en profondeur, fondé
sur la réalité sociale ». Selon elle, cependant, le film va
plus loin qu’une simple exploration des inégalités entre
sexes, c’est aussi une réflexion sur le conflit entre
sentiments familiaux et individualisme dans une société
moderne.
« Comme le processus de modernisation a engendré un nouveau
système de valeurs et une pensée fondée sur une logique
individualiste, la psychologie de la sœur est entrée dans un
violent conflit. Les valeurs dites personnelles mettent au
premier plan la réalisation personnelle de l’individu,
tandis que les valeurs familiales et les sentiments au sein
de la famille passent au second plan. Aussi le choix que
doit faire la sœur, de se sacrifier ou non pour ses
responsabilités familiales, la met-elle dans un dilemme du
même ordre que celui de Hamlet : to be or not to be ? …
Doit-on choisir de poursuivre les valeurs personnelles dans
sa vie, ou se sacrifier pour les valeurs affectives de la
vie familiale ? Le film met les personnages dans une
situation d’intense conflit entre éthique et sentiments, et
cela fait réfléchir. »
Li Yinhe souligne la profondeur des problèmes
soulevés par le film, à des niveaux divers, et on
mesure ainsi l’impact qu’il a eu, d’autant plus
qu’il est bien fait et très bien interprété.
Un film authentique et profond
Tout le
monde lui a apporté son soutien et ses louanges, y
compris du côté officiel. Comme l’a déclaré un
professeur de l’Institut du cinéma de Pékin
interrogé par cet organe du gouvernement qu’est le
Global Times
[7],
le succès du film tient à sa dénonciation
« d’attitudes patriarcales » discriminatoires et à
sa promotion des « tendances féministes » actuelles
qui jouissent d’un soutien très net dans la
population.
C’est justement un film de ce genre, authentique,
bien écrit, bien joué et bien mené, qui peut
contribuer à faire avancer les mentalités.
[3]
Selon les chiffres annoncés avec une
joie évidente par le Global Times, porte-voix du
gouvernement, ravi de souligner que le public
chinois préfère les films chinois, faits en Chine,
qui savent l’émouvoir.
[4]Elle
est diplômée de l’Institut central d’art
dramatique ; elle a écrit et réalisé son premier
long métrage en 2019, puis un second en 2020 qui
traite des difficultés des jeunes dans la société
chinoise actuelle :
« Goodbye, Youth » (《再见,少年》).