Yang Jin
(杨瑾)est peut-être plus connu comme directeur de la photographie que comme
réalisateur, mais, après deux films salués par la
critique et remarqués dans divers festivals, il
s’affirmait de plus en plus comme un talent original
dans le pré carré du cinéma d’auteur chinois.
Or, pour
son troisième long métrage, « Don’t
Expect Praises » (《有人赞美聪慧,有人则不》),
il a décidé d’abandonner le cinéma indépendant pour
passer avec armes et bagages dans les rangs du
système officiel. Il reste pourtant toujours aussi
exigeant, affirmant qu’il fait des films artistiques
pour l’art non pour l’argent (拍文艺片不为钱只为艺术).
bonne partie du
succès de son second film,
« The
Old Donkey » (《老驴头》),
Yang Jin a commencé sa carrière en tant que réalisateur avec
un premier long métrage en 2004, tourné dans son Shanxi
natal, comme le suivant.
Profondément ancrée
dans la culture locale de sa province d’origine, son œuvre
en est un reflet, avec un aspect documentaire important,
mais renforcé et approfondi par la fiction qui vient y
ajouter une note symbolique à la limite du conte ou de la
fable. Y surgissent ça et là, comme du fond de
l’inconscient, des réminiscences personnelles qui nimbent le
tout de touches poétiques. C’est original, déconcertant,
attachant comme ces sentiers rustiques aux pavés inégaux qui
découvrent soudain, au détour du chemin, entre les arbres
qui les bordent, une vision fugitive que l’on doit ensuite
reconstruire en esprit.
1. « The
Black and White Milk Cow »
Né en 1982 dans le
Shanxi, Yang Jin (杨瑾)
a d’abord suivi un cursus de photographe à l’école de cinéma
du Shanxi, puis est entré en 2003 à l’institut des Arts et
de la Communication de l’Université normale de Pékin (北京师范大学艺术与传媒学院) pour étudier la mise en scène. Il a tourné trois courts
métrages pendant ces études, avant de réaliser son premier
long métrage en 2004.
The Black And White
Milk Cow
Ce premier film, dont il a aussi co-écrit le
scénario et signé la photographie, est « The
Black and White Milk Cow » (《一只花奶牛》), adapté d’une nouvelle quasiment éponyme de l’écrivain du Gansu
Wang Xinjun (王新军)
qui en a également été coproducteur.
Présenté au 19ème festival international
du film de Fribourg, le film y a obtenu le prix du
jury œcuménique, ainsi que le prix Don Quichote de
la Fédération internationale des clubs de cinéma
(FICC), attirant l’attention sur un jeune cinéaste
encore totalement inconnu. Le film a ensuite fait un
petit tour de divers festivals, dont la Viennale et
le festival de Rome, et on a même pu le voir en
octobre 2006 à Paris, au festival Shadows.
Le film se passe au village de Yangjiagou (杨家沟村),
un coin
perdu dans les
montagnes du Shanxi. Le chef du village fait revenir son neveu
Yang Jinsheng (杨晋生)
pour remplacer le vieil instituteur de la petite école
locale. Jinsheng a juste terminé le lycée, mais son père
vient de mourir, la famille est très pauvre, il doit donc
abandonner ses études et revenir s’occuper de sa grand-mère.
Mais le village aussi est très pauvre : il ne peut lui payer
un salaire ; en échange de son travail, Jinsheng reçoit une
vache, noire et blanche, celle du titre, qu’il va devoir
soigner et traire, et dont il va partager le lait avec ses
élèves, tout en vendant le surplus pour acheter des livres
et du matériel. Il la fait même inséminer.
L’école, cependant, n’est guère fringante : une
vieille maison de terre à moitié en ruines, qui
menace de s’effondrer à la première pluie un peu
trop violente. C’est d’ailleurs ce qui se produit :
une nuit de pluie diluvienne, une fissure apparaît
dans un mur, l’école doit être évacuée, mais
Jinsheng se fait coincer une jambe sous une poutre
qui s’effondre soudain sur lui alors qu’il tente de
sauver le maximum de tables. L’une des élèves, Yang
Xiaofeng (杨晓凤),
qui s’est montrée très prévenante à son égard,
allant jusqu’à lui faire la cuisine,
réussit à le libérer à
l’aide de la vache. Mais celle-ci meurt peu de temps
après en mettant bas un veau mort né. Quant à
Xiaofeng, son père ayant eu un accident à la
mine, elle doit partir travailler…
… et le DVD
Jinsheng emmène à
la fin du film sa grand-mère dans la montagne, se recueillir
à l’endroit où a été enterré son père. C’est la plus belle
séquence du film : un instant magique où la vieille femme,
que l’on n’avait pas vue jusque là (on avait juste entendu
sa voix venant d’une pièce où on la devinait alitée), donne,
d’un ton calme et égal, une leçon de sagesse chinoise à son
petit-fils, devant un superbe paysage qui incite à la
contemplation. C’est un souvenir personnel de Yang Jin.
Ce
n’est pas vraiment un film sur la difficulté des conditions
de vie ou d’enseignement dans cet endroit reculé. Il a, il
est vrai, un aspect documentaire. Yang Jin a souligné qu’il
était très attiré par le documentaire, mais qu’il avait
besoin de la fiction pour s’exprimer. L’aspect documentaire,
en fait, donne une touche un peu raide au film qui s’en
évade par la délicatesse des rapports humains qui y sont
décrits, ceux, surtout, de la petite Xiaofeng et de
Jinsheng, et ceux, à peine esquissés mais non moins
délicats, de Jinsheng avec sa grand-mère, et ce sur fond de
communauté villageoise dont une des caractéristiques
surprenantes est la foi chrétienne qui la soude (1).
Yang
Jin procède avec une grande économie de moyens (un budget de
10 000 yuans au total pour ce premier film), une sorte
d’austérité par nécessité, mais qui semble refléter les
conditions de vie mêmes qu’il filme et relate, dans une
parfaite symbiose du style avec le sujet traité.
Bande annonce
2. « Er
Dong »
Il a
ensuite fallu quatre ans à Yang Jin pour réaliser
son second film, qui date de 2008 : il s’agit de
« Er Dong » (《二冬》),
dont il est également le scénariste. Mais ce film a
été réalisé dans de meilleures conditions que le
premier : grâce à la notoriété acquise entre temps,
Yang Jin a bénéficié de meilleurs moyens, et en
particulier de l’aide à la post-production du fonds
Hubert Bals (du festival de Rotterdam). Il reste
cependant réalisé avec un budget des plus minimes :
15 000 yuans (environ 1 860 euros).
Er Dong
est le nom d’un jeune garçon obstiné et rebelle,
élevé par une veuve qui l’a adopté. On dit que son
mari l’a trouvé, un jour de février froid et
neigeux, au pied d’une grande pierre, non loin du
village, appelée « la pierre où l’on vend les
enfants » (“卖儿石”).
Il le lui a rapporté et est mort peu après. Mais Er
Dong ne s’est jamais montré reconnaissant de tout ce
que sa mère adoptive a fait pour lui. Il est devenu
rebelle et
Er Dong
querelleur, jouant
avec son fusil, paradant à moto et cherchant noise aux
autres gamins du village.
De guerre lasse, sa
mère décide de le confier à une école locale de
missionnaires chrétiens (1). Las de chanter des cantiques à
longueur de journée, il s’enfuit, avec une fille nommée
Chang’e (嫦娥),
comme la divinité de la lune. Mais, quand Chang’e tombe
enceinte, il est bien obligé de revenir au village et de se
marier. Il réalise alors qu’il n’est pas facile de gagner
son pain quotidien sans qualifications, à l’ère de
l’industrialisation rapide du pays. Après un premier job
dans une briqueterie, très mal payé, il tente de se faire de
l’argent en coupant illégalement des arbres, ce qui l’emmène
droit au poste de police. Il finit par repartir tenter sa
chance ailleurs, après avoir fait exploser la pierre, au
moins dans sa tête…
Ce qui est
intéressant est plus dans les interstices du récit que dans
le récit lui-même, et, ici encore, dans la fiction et la
construction plus que dans le côté documentaire. Le film (en
couleurs) est entrecoupé de séquences en noir et blanc qui
représentent comme des remontées de l’inconscient,
l’expression symbolique du traumatisme d’un enfant trouvé
qui n’accepte pas d’avoir été abandonné et de ne pas
connaître ses parents véritables.
Er Dong, la pierre
Yang Jin a
expliqué que cette idée initiale lui vient d’un
souvenir d’enfance. Quand il était petit, ses
parents ne travaillaient pas au même endroit ; il
vivait avec sa mère et sa petite sœur. Il entendait
souvent sa mère discuter avec les voisins. Ils
disaient en plaisantant que ce n’était pas sa mère
qui lui avait donné naissance, mais qu’on l’avait
pêché avec un grand filet dans le fleuve Jaune.
C’est l’une des images en noir et blanc que l’on
voit dans le film.
En revanche, il
avait une petite camarade de jeu nommé Pingping qui, elle,
n’était pas la fille de la femme qui l’élevait, mais la
fille de sa propre tante. Sa tante et son oncle avaient eu
le bébé très jeunes, plus jeunes que l’âge minimum imposé
par la loi ; s’ils l’avaient gardé, ils auraient dû payer
une amende, et ils auraient en outre été mal considérés dans
leur unité de travail. Ils allaient l’abandonner quand le
père de Yang Jin l’a pris pour l’emporter à travers les
montagnes enneigées, jusque chez sa sœur. D’où les autres
images en noir et blanc qui montrent des personnages
marchant lourdement dans la neige, et Chang’e vendant un
enfant…
La dernière image
en noir et blanc est celle de la « pierre où l’on vend les
enfants » se désintégrant dans la neige, comme si Er Dong
avait besoin de la faire exploser mentalement pour pouvoir
se libérer du poids de son passé et commencer à mener une
vie normale, avec femme et enfant.
Le film a de très
belles séquences, et des photos superbes, qui rappellent que
Yang Jin est d’abord photographe. On garde en particulier en
mémoire des scènes d’intérieur montrant Er Dong avec Chang’e
et le bébé, dans des couleurs pastel et des cadrages
soigneusement dosés. Mais le film garde une touche brute,
authentique.
Il a été primé au
13ème festival de Pusan, et remarqué dans nombre
de festivals par la suite.
et directeur de la
photo de réalisateurs indépendants
Entre 2004 et 2008,
Yang Jin a été le directeur de la photo de différents
réalisateurs, surtout Cui
Zi’en (崔子恩)
dont il est l’élève et qui a produit « Er Dong ». Yang Jin a
signé la photo de trois de ses films :
-en 2005 : « My
Fair Son » (《我如花似玉的儿子》)
(3) ;
-en
2006 : « Only Child, Upward,
Downward, Forward, Backward, Rightward and Leftward »
(《独生子,向上,向下,向前,向后,向左,向右》)
;
-en 2009 : « Queer
China, ‘Comrade’ China » (《志同志》).
Mais Yang Jin a
aussi été le directeur de la photo de trois autres films
récents (outre « The Old Donkey ») :
-en 2007 : « A
Disappearance Foretold » ou « Dans les décombres » (《前门前》), documentaire d’Olivier Meys / Zhang Yaxuan (张亚璇)
sur la démolition et modernisation du vieux quartier de
Qianmen, à Pékin, avant les Jeux olympiques ;
-en
2007 encore : « Fairy Tale » (《童话》), documentaire de 420 mn d’Ai Weiwei (艾未未) et
Wang Bing (王兵) ;
-et
en 2008 : « Ubu » (《盒饭》), film de Zhang Chi (张驰).
Autant de films
réalisés par des cinéastes et artistes indépendants sur des
sujets plus ou moins engagés. Yang Jin est lui-même resté
longtemps farouchement attaché au mouvement indépendant,
comme unique moyen de préserver ses exigences artistiques.
Dans un contexte de
contrôle de plus en plus étroit des artistes indépendants,
et de difficulté croissante à financer ses films si l’on
n’offre pas à ses financiers une perspective même limitée de
sortie en salle, Yang Jin a fini par opter pour un
compromis : abandonner le secteur indépendant, comme
beaucoup d’autres, tout en restant très exigeant sur les
conditions de réalisation de ses films, et en particulier la
poursuite de ses recherches stylistiques.
Transition
Dans ses
films, en effet, l’une des caractéristiques de Yang
Jin est la recherche de formes originales. C’était
le cas avec « Er Dong » où étaient incluses des
séquences symboliques en noir et blanc. C’est
également le cas de son troisième long métrage, à
nouveau tourné dans sa région natale. L’histoire
mêle des rêves d’enfant à la réalité et ces rêves
seront tournés sous la forme de séquences animées.
« Don’t
Expect Praises» (《有人赞美聪慧,有人则不》)
est un film très original qui a été présenté en
première mondiale au festival de Berlin en février
2013 (dans la section ‘jeune public’). Il a aussi
été projeté le deuxième jour du
10ème festival du cinéma indépendant de
Pékin, à Songzhuang, preuve s’il
en fallait, que Yang Jin est toujours considéré par
les organisateurs de ce festival comme appartenant à
leur mouvement.
Yang Jin a
rencontré énormément de difficultés pour terminer
Don’t Expect Praises
son film,
difficultés financières, mais difficultés, aussi, dues aux
passages réalisés en film d’animation.
Cinéma
indépendant ou officiel, les difficultés sont les
mêmes, finalement, pour les réalisateurs qui veulent
garder un style original et sortir des sentiers
battus. L’absence de débouchés pour ces films
rebute les financiers et constitue aujourd’hui le
principal obstacle, pour des oeuvres qui ont
beaucoup moins à craindre de la censure elle-même.
Note :
(1) La religion
chrétienne est un thème récurrent chez Yang Jin. C’est une
religion très répandue dans la région du Shanxi. Sa femme,
Zhang Jun (张君), monteuse et productrice qui travaille avec lui, a d’ailleurs soutenu
une thèse doublée d’un documentaire sur le sujet. Le
christianisme, selon elle, a dans la région une fonction de
lien social, et aide en outre beaucoup de femmes à surmonter
les difficultés du quotidien, voire les problèmes
psychologiques suivant des accidents ou des décès, en leur
offrant une vision de l’avenir pleine d’espoir.
D’après le
spécialiste Daniel H. Bays qui a écrit deux livres sur le
sujet, l’évangélisation du Shanxi a débuté en 1876 ; les
premiers missionnaires protestants explorèrent d’abord le
sud de la province, aidant alors les habitants à surmonter
les souffrances causées par la grande famine de 1876-79.
Aujourd’hui, la province compte plus de catholiques que de
bouddhistes et a un réseau de 50 000 membres de « home
churches » (家庭教会/地下天国underground
heaven).
Filmographie
Réalisateur
Courts métrages
documentaires
2002.3 (A la
poursuite d’un rêve)
《追梦的人》 35’
2003.7 (Une
famille d’un petit village)
《小村人家》 48’
2004.4 (Quelle
histoire hors perspective de mariage ?)《不关相亲什么事》 15’