Yang Yanjin est un cinéaste de la Quatrième
Génération né en 1945 qui a commencé sa carrière en
1973 aux Studios de Shanghai ; il s’est illustré à
la fin des années 1970 en réalisant deux premiers
films au style très personnel qui révèlent un double
héritage : celui du cinéma chinois traditionnel et
l’influence du cinéma occidental.
Premiers films
Né à Ningdu, dans le Jiangxi (江西宁都),
il a d’abord été acteur, après une formation à
l’Institut d’art dramatique de Shanghai dont il est
sorti en 1968.
Ses deux premiers films sont des exemples des
recherches stylistiques menées à la fin des années
1970 par les jeunes réalisateurs de la quatrième
génération, cinéastes que l’on a un peu oubliés mais
qui ouvraient une voie différente de celle de la
cinquième génération arrivée peu après.
Yang Yanjin (en 1979
dans
« Le sourire de
l’homme tourmenté »)
Le sourire de l’homme
tourmenté
Son premier film, coréalisé avec Deng Yimin (邓逸民)
en 1979, « Le sourire de l’homme tourmenté »
(《苦恼人的笑》)
[1],
est une vision critique de la vie pendant la
Révolution culturelle, parallèle au mouvement de
« littérature des cicatrices » (伤痕文学)
[2].
Il raconte comment le journaliste Fu Bin (傅彬),
à son retour de la campagne où il avait été envoyé
travailler dans une ferme, se trouve impliqué dans
une machination visant à discréditer des
intellectuels que soutenait le
premier ministre Zhou Enlai. Fu Bin est chargé par le
secrétaire du Parti de la ville d’écrire un article sur un
excellent chirurgien réduit à être gardien, en défendant
ceux qui le persécutent et l’humilient. Croyant naïvement en
la l’intégrité du secrétaire, Fu Bin va le consulter et
découvre qu’il est en fait le maître d’œuvre de toute
l’histoire. Partagé entre sa conscience de journaliste et
les pressions de sa femme et de ses collègues qui lui
conseillent de ne pas prendre de risques, il vit un
cauchemar, mais, encouragé par des lettres de lecteurs
dénonçant le secrétaire, il décide de dévoiler la vérité. Il
finit en prison. Ce n’est qu’après la chute de la Bande des
Quatre qu’il est libéré et retrouve sa femme et ses enfants.
L’accent est mis sur la recherche de la vérité, et la
nécessité de la dévoiler, ce qui était l’une des questions
brûlantes qui se posait au Parti en 1978 : pour la vieille
garde, tout ce que Mao avait dit était vérité ; Deng
Xiaoping, lui, soutenait que la pensée de Mao Zedong n’était
pas à prendre dans l’absolu, mais qu’il s’agissait de
« rechercher la vérité dans les faits », donc prendre la
pratique comme seule critère de vérité, en rejetant tout
dogmatisme. C’est ce qu’il a réussi à imposer en établissant
ainsi son autorité. Le film reflète ce contexte historique.
Interprété par Li
Zhiyu (李志舆)
et Pan
Hong (潘虹)
dans les rôles principaux, le film est aussi remarquable par
sa forme, et l’utilisation poussée de techniques modernes
[3] :
travellings, zooms, ralentis, écrans multiples, séquences
monochromatiques et effets de couleur. Yang Yanjin joue
aussi sur l’espace du rêve dans des séquences oniriques.
L’utilisation de ces techniques modernes n’est pas vaine.
Elle a pour objet de donner plus de profondeur et de
complexité au personnage de Fu Bin, les ambiguïtés de la
« vérité » étant symbolisées par la double face de Bouddha,
visage souriant d’un côté grimaçant de l’autre. Mais, comme
beaucoup de films de la période, « Le sourire de l’homme
tourmenté » est aussi une histoire de famille au bord de la
désintégration, la responsabilité en incombant à la Bande
des Quatre, comme le suggère dans la première séquence
l’image symbolique du rat qui provoque une dispute entre les
époux.
Le sourire de l’homme tourmenté
Le second film de Yang Yanjin, « La rue
étroite » (《小街》),
sorti deux ans plus tard, traite aussi de la
représentation de la Révolution culturelle au
cinéma, mais il le fait à partir d’un scénario en
flashback et en miroir dans lequel un scénariste
(interprété par Yang Yanjin lui-même) présente les
grandes lignes d’un scénario à un réalisateur ; le
scénario n’étant pas fini, ils discutent de la
meilleure fin possible, un peu comme dans
Rashomon de Kurosawa. Mais ils n’arrivent pas à
trouver une fin satisfaisante, entre le dénouement
tragique où l’héroïne meurt, la fin pessimiste où
elle perd espoir, ou l’optimiste où les deux
amoureux sont réunis. Finalement ils laissent le
spectateur décider.
Cette structure narrative complexe tend à brouiller
la distinction entre réel et fiction. C’est pourtant
une histoire simple, comme l’a expliqué le
réalisateur :
« J’ai connu moi-même cette « petite rue. Mon
La rue étroite
adolescence, mes premières années d’amour s’y sont
brusquement perdues et ont disparu dans les intempéries.
J’ai filmé ces images de soupirs et de larmes comme je les
ai vécues. Je voulais décrire l’infime lueur d’espoir que
j’ai gardées de ces années sombres, ainsi que l’ont toujours
fait mes aînés. Alors j’ai déclenché le moteur de ma caméra
pour filmer cette histoire, qui au fond ne mérite pas le nom
d’histoire. »
[4]
En même temps, le
scénario reprend l’idée d’identités floues des histoires
classiques de jeunes filles prenant des habits masculins
pour pouvoir aller passer les examens impériaux, dont la
célèbre légende des amants-papillons
[5].
A la fin des années 1960, un jeune conducteur d’ambulance,
Xia (夏),
fait la connaissance d’un jeune garçon qui devient son ami.
Yu (俞)
est un garçon timide dont la mère, une musicienne qui a été
persécutée au début de la Révolution culturelle, est très
gravement malade. Xia l’emmène à la campagne pour l’aider à
ramasser des herbes médicinales, et ce faisant découvre que
c’est en fait une fille qui a eu les cheveux rasés par des
Gardes rouges. Il tente de voler pour elle une perruque à
une troupe d’opéra révolutionnaire, mais il est découvert et
battu ; il en perd temporairement la vue et doit être
hospitalisé. Quand il sort de l’hôpital, il revient chez Yu,
mais elle n’est plus là. On ne saura pas ce qu’elle est
devenue.
Yang Yanjin pose la narration comme une histoire réelle,
contée par Xia. La Révolution culturelle est représentée par
des séries de codes spécifiques des films de l’époque, mais
en diminuant la dimension politique et en accentuant la
dimension humaine où l’ambulance prend une signification
symbolique, dans la course vers la nature, à la recherche
des herbes salvatrices. Le film joue sur les oppositions,
société/nature, jeunes/vieux et opposition entre sexes, avec
inversion de valeurs visant à souligner les inversions de
l’ordre naturel opérées par la Révolution culturelle. La
dépolitisation au profit de l’humanisme apparaît comme une
stratégie pour combattre l’idéologie de la Bande des Quatre,
tellement inhumaine qu’elle en était arrivée à effacer la
distinction entre genres.
Les souvenirs de
Xia valent en soi comme symbolique des contradictions de la
période, sans qu’il ait été besoin de rajouter la fiction de
l’adaptation en film. Mais Yang Yanjin voulait une
distanciation brechtienne visant à briser l’illusion et
éviter de faire du film une « sérénade lyrique ». Le
spectateur est empêché de se complaire dans la fiction, il
est entraîné dans l’authenticité de la représentation de la
vie. Ce qu’il voulait susciter chez le spectateur, ce
n’était pas le regret, ou la tristesse, mais une pensée
critique, sur le sens profond de la vie
[6].
Le film a été
présenté à la Quinzaine des réalisateurs, au festival de
Cannes, en mai1983
[7],
et il est devenu un grand classique du début des années
1980.
La rue étroite
Autres films
De manière assez caractéristique, cependant, après 1983
(année marquée par un retour en force des conservateurs et
la campagne « contre la pollution spirituelle »), Yang
Yanjin a abandonné ce style original. Il est entré dans le
cinéma commercial, et ses films n’ont guère plus qu’un
intérêt historique, comme témoins d’une époque.
Tourné au studio du Henan en 1984, « Deux jeunes
filles » (《两个少女》)
est une sorte de comédie de mœurs, où l’une des deux
protagonistes utilise ses charmes pour arnaquer un
riche homme d’affaires, tandis
La fille et le voleur
que l’autre est au contraire trop naïve et se fait gruger.
Le film donne l’impression d’une société où la pureté des
sentiments est un souvenir du passé et où il vaut mieux
apprendre à vivre dans ces conditions.
Chant de minuit
En 1985, c’est à nouveau au Studio de Shanghai que
Yang Yanjin tourne « La fille et le voleur »
(
《少女与小偷》),
qui rappelle un titre de Rohmer. Mais c’est juste
une histoire hautement morale de rédemption par
l’amour d’un petit délinquant, finalement transformé
en bon petit ouvrier.
La même année, « LeChant de minuit »
ou « The Phantom Lover » (《夜半歌声》)
est une histoire de troupe de théâtre hantée par une
histoire d’amour impossible. La référence ici est le
chef-d’œuvre de 1937 de
Ma-xu Weibang (马徐维邦)
« Song at Midnight » (《夜半歌声》),
et son anti-héros défiguré Song Danping (宋丹萍).
Mais cela reste une référence lointaine.
Le Chant de minuit
En 1986, « La
province T en 84 et 85 »
(《T省的84·85年》)
est une histoire typique des difficultés de la
réforme économique alors que les esprits ont du mal
à s’émanciper des modèles maoïstes. Au début du
printemps 1984, le directeur d’une usine de
machines-outils doit rentabiliser l’entreprise,
structurellement déficitaire, contre le comité du
Parti ; il lui faut en appeler à la justice car il
s’agit aussi de lutter contre la corruption et les
détournements de fonds publics.
En 1989, après « Enfer et Paradis » (《地狱·天堂》),
Yang Yanjin a réalisé une série télévisée en cinq
épisodes, adaptée du roman éponyme de la romancière
taïwanaise à succès Chiung Yao (琼瑶) :
« Quelques couchers de soleil rouges » (《几度夕阳红》).
Le clou de la série est la chanson de Deng Lijun (邓丽君) :
« Un rêve au cœur » (《心里梦里》).
La province T en 84 et
85
La chanson, par Deng Lijun
Puis Yang Yanjin a épousé l’autre grande romancière
taïwanaise Xuan Xiaofo (玄小佛)
et vit maintenant à Taiwan après avoir fait ses adieux au
cinéma.
Filmographie
1979 Le sourire de l’homme tourmenté
《苦恼人的笑》
1981 La rue étroite
《小街》
1984 Deux filles
《两个少女》
1985 La fille et le voleur
《少女与小偷》
1985 Chant de minuit
《夜半歌声》
1986 La province T en ’84 et ’85
《T省的84·85年》
1989 Enfer et Paradis
《地狱·天堂》
1989 Quelques couchers de soleil rouges
《几度夕阳红》
– feuilleton télévisé.
[6]
Pour une analyse de ces deux films,
voir : Chinese Film, the State of the Art in the
People’s Republic, ed. George Stephen Semsel,
Praeger 1987, 3. Notes on the New Filmmakers, Ma
Ning, pp. 65-72.
[7]
Auparavant,
le film a été diffusé à la télévision
le 27 janvier 1983 dans le cadre de l’émission
mensuelle Cinéma sans visa sur FR3,
malheureusement disparue en 1986.