Cinéaste chinois atypique, formé non sur les bancs
de l’Institut du cinéma de Pékin mais sur le tas, au
hasard de tournages divers, documentaires et
publicitaires,
Chai Xiaoyufait partie d’une
génération sans numéro ni étiquette, qui filme sans
budget en bousculant les formes et les règles, pour
s’exprimer. Mais il ne fait pas des films pour une
élite de happy few festivaliers ; il destine ses
films au regard du public, quitte à devoir faire des
compromis, car, s’il est le premier spectateur et
critique de ce qu’il fait, il considère que son film
ne se fait que sous le regard des spectateurs, idée
qui était déjà celle de Bresson.
Entre deux documentaires, il a écrit le scénario
Fish Park
d’un road movie, mais, faute d’un budget adéquat pour le
tourner, il en a pris le tiers qu’il a développé et réalisé
avec une équipe d’amis et de proches.
« Fish Park » a donc la fraîcheur de l’instantané, une
certaine qualité documentaire et autobiographique, mais plus
de profondeur qu’il n’y paraît.
Un road movie réduit à une errance dans les gravats de Pékin
Chai Xiaoyu présentant
son film à Hangzhou
Zhang Xiaoyu (章小鱼),
avec le yu de poisson et non le yu de
pluie comme dans le prénom du réalisateur (小雨),
est un jeune qui partage son temps entre de longues
déambulations arrosées au soda à l’orange dans le
hutong en voie de démolition où il habite et les
soins prodigués à ses poissons, la seule chose qu’il
possède et à laquelle il tient.
Il n’a pas connu ses parents et a été élevé par un
grand-père, et un oncle qui s’occupe des chantiers
de démolition du quartier et lui assure un petit
boulot. Un ancien camarade de classe vient rompre sa
solitude en s’installant quelques jours chez lui en
compagnie de Yanyan, l’amie avec laquelle il vit et
qui veut reprendre des leçons de violon. Le copain
en profite pour renouer avec une ancienne amie, et
Yanyan se rapproche de Xiaoyu. Mais il reste
distant, le mariage ne l’intéresse pas. Il lui
suffit de coucher avec les
Les poissons d’abord
amies de son oncle qui se succèdent régulièrement.
Il est en fait très attiré par une jeune originale qui tient
une petite boutique dans le hutong démoli et refuse les
propositions de relogement. Elle est la seule à rester dans
le quartier et a l’air de s’en réjouir. Finalement, c’est
l’oncle qui l’emportera…. Xiaoyu reste avec ses poissons et
ses déambulations, mais sans plus de boutique où acheter ses
sodas à l’orange.
Trailer
L’absurdité de l’existence dans une ville en démolition
Une ville de miroirs
brisés
Chai Xiaoyu a su rendre l’atmosphère désenchantée de
l’existence d’une certaine catégorie de jeunes à
Pékin. Ce sont des jeunes sans carrière ni guère
d’avenir, qui rappellent ceux des histoires de Wang
Shuo (王朔)
[1],
trente ans auparavant. C’est un film où beaucoup de
jeunes de Pékin se reconnaissent, un film populaire
auprès d’eux, comme l’a souligné
Diao Yinan (刁亦男)
qui était président du jury du festival de Xining
qui a décerné à « Fish Park » le prix du meilleur
premier film.
On est loin de
l’état d’esprit des jeunes branchés shootés aux dernières
technologies et accros aux modes venues du Japon et de Corée
qui peuplent les salles de cinéma en 3D de la capitale
[2].
Xiaoyu est de ces jeunes qui ont grandi loin de leurs
parents, ou sans parents, élevés par leurs grands-parents,
et même dans son cas par un oncle. Il lui en reste un manque
d’affection, une incapacité à aimer, à s’attacher à
quelqu’un. Il est essentiellement passif. Sa solitude lui
convient, comme une sorte de sécurité, il n’a pas le désir
de se battre pour quoi que ce soit.
Ce qui prime, c’est l’absurdité de la ville autour
de lui, ce hutong familier réduit à quelques murs de
maisons abandonnées sur les chantiers de démolition
de son oncle. C’est en fait la démolition
qui est le thème principal, c’est elle qui détermine
le vide affectif qui entoure les personnages, qui
entraîne un manque de sécurité. Dans ce no man’s
land ne subsiste que des miroirs vides, comme les
mémoires privées de souvenirs, les souvenirs qui,
justement, étaient liés à ces murs démolis. Tout
sentiment semble
Xiaoyu et son oncle
avoir disparu aussi, comme le montre le visage lisse de
Yanyan, qui se verrait bien épouser Xiaoyu : à défaut
d’amour elle aurait au moins un hukou pour pouvoir
rester à Pékin…
La boutique « clou »
(la seule qui reste)
« Fish Park » montre les dégâts causés par une
urbanisation rapide qui coupe les jeunes de leurs
racines et de toute attache sentimentale, les
laissant dans un état de vide affectif et un
environnement absurde. C’est l’expérience vécue par
le réalisateur qui finit par perdre tout souvenir de
la ville telle qu’elle était dans son enfance, et
par se sentir étranger dans la ville, parce qu’il ne
reconnaît rien. Et là, Pékin sert de symbole ; la
situation est la même partout, avec le même
sentiment d’instabilité fondamentale.
Mais le film n’est pas triste pour autant : l’oncle suffit à
lui seul à apporter une dose d’humour décalé qui fait office
de chaleur humaine. « Fish Park » est déconcertant, mais on
en sort un sourire au coin des lèvres…
Un petit budget pour un film entre amis
Le film a été fait avec des bouts de ficelle, ce qui
semble être plus ou moins la marque des meilleurs
premiers films qui sont sortis récemment en Chine.
Chai Xiaoyu a tourné « Fish Park » avec une équipe
d’une dizaine d’amis qui ne lui ont demandé aucune
rétribution, des amis qu’il a conservés des dix
années qu’il a passées à travailler dans le cinéma.
Il a commencé le film avec 200 000 yuans que lui a
donnés un ami et a continué avec son propre argent.
Et dans les ruines, un
chat
Il a mis un an à écrire le scénario, en ajoutant au premier
tiers du road movie initial les détails concernant les liens
familiaux et autres personnages. Le tournage a été réalisé
très vite, en un mois et demi. Mais il a fallu refaire
certaines séquences, donc finalement, en ajoutant une année
de préparation et de postproduction, la réalisation a duré
trois ans au total.
Bien reçu dans les festivals où il a été présenté, « Fish
Park » reste un premier film encore imparfait, un peu en
demi-teinte, pas assez fort, selon Chai Xiaoyu lui-même : il
va faire mieux pour le prochain.
[1]
Wang Shuo, l’auteur des histoires de
hooligans des années 1980, voir :