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 « Le Roi des enfants » de Chen Kaige : un chef d’œuvre injustement oublié

par Brigitte Duzan, 14 décembre 2013

 

Adapté en 1987 de la nouvelle éponyme d’A Cheng (阿城), « Le roi des enfants » (《孩子王》) est le troisième film réalisé par Chen Kaige (陈凯歌). Comme « La Terre jaune » (黄土地) trois ans auparavant, c’est un film dont la force repose en grande partie sur le choc des images et l’impact de la musique, tout en conservant une trame narrative très proche de celle de la nouvelle.

 

« La Terre jaune » avait défini un style novateur, « Le roi des enfants » poursuit dans la même voie en l’affinant : c’est l’un des plus beaux films de Chen Kaige, injustement méconnu ; c’est aussi, parmi tous ceux qu’il a réalisés, celui qu’il préfère. Ce n’est pas étonnant : c’est celui qui lui est le plus personnel.

 

Le roi des enfants

 

Au commencement était la nouvelle d’A Cheng…

 

La trilogie des rois

  

« Le roi des enfants » (《孩子王》), c’est d’abord une nouvelle d’A Cheng (1) qui constitue le dernier volet de la « trilogie des rois », après « Le roi des échecs » (《棋王》), publié en janvier 1984, et « Le roi des arbres » (《树王》), les deux derniers volets écrits en 1985.

 

Ces nouvelles sont publiées à un moment où le monde artistique et littéraire est secoué par la controverse sur le « modernisme », après la campagne « contre la pollution spirituelle » (清除精神污染), et au moment où émerge à peine le mouvement littéraire dit « de recherche des racines » (寻根文学).  

 

Fiche de présentation

 

Dans cette trilogie, fruit d'une réflexion sur l’essence et l'avenir de la littérature et de l'art chinois née de son expérience personnelle, A Cheng se livre à une réhabilitation de la culture après la Révolution culturelle, et en particulier de la culture de l’écrit et du livre. Mais, en même temps, il y développe un thème majeur dans son œuvre : la défense des valeurs individuelles, longtemps sacrifiées au profit de celles de la collectivité.

 

Le « roi des échecs » est un jeune homme très semblable aux sages d’antan, dont la vie solitaire reflète une pensée taoïste qui le soutient dans ses tournois. « Le roi des arbres » relate la lutte d’un vieil homme qui tente de sauver la forêt de la destruction aveugle de jeunes agissant au nom de la pureté idéologique. « Le roi des enfants » complète le propos en le replaçant dans le domaine de la tradition la plus ancienne, qui sous-tend toute la culture chinoise : la culture de l’écrit.

 

Dans les trois cas, A Cheng décrit un combat solitaire, d’un individu dressé contre la folie destructrice de la masse. Il implique aussi que certaines valeurs universelles n'avaient pas disparu du pays, qu’elles étaient présentes en chacun, et qu’il suffisait de les faire renaître et de les cultiver.

 

Le roi des enfants 

 

Le « roi des enfants » est un « jeune instruit », envoyé, comme A Cheng, dans les montagnes du Yunnan au début du mouvement dit « vers les montagnes et les campagnes » (上山下乡运动)  qui, à partir de 1968, a envoyé près de 17 millions de jeunes chinois dans les endroits les plus reculés du pays.

 

Malgré son faible bagage scolaire, Lao Gan (老杆) est nommé instituteur dans un petit village. Mal préparé, il se retrouve en outre dans une école rudimentaire où les seuls manuels sont ceux enseignant la vulgate du Parti, à répéter et apprendre par cœur. Il commence à faire copier à ses élèves des caractères piochés dans le dictionnaire.

 

Le jeune instituteur Lao Gan

 

Poussé dans sa soif d’apprendre à lire et écrire par son désir d’aider son père qui est muet, l’un des écoliers, Wang Fu (王福), étudie furieusement, à l’instar des élèves modèles de la tradition chinoise qui lisaient la nuit à la lumière des lucioles ou du reflet de la lune sur la neige. Plus que les autres encore, il critique Lao Gan qui n’enseigne pas selon les normes habituelles. Mais, peu à peu, Lao Gan entre en lutte contre ce savoir formaté qu’on leur a inculqué, et qui bride les esprits ; le manuel qu’il doit utiliser, tout chiffonné, annoté au crayon et couvert de craie, lui apparaît répugnant. Il finit par appliquer ses propres méthodes.

 

Il enseigne à ses ouailles à ne pas recopier ni réciter aveuglément, et à penser par eux-mêmes ; il brise les codes, et la discipline même, en les incitant à bouger et à rire. Evidemment, son enseignement peu orthodoxe n’est pas du goût des autorités. Il est renvoyé à son unité de travail. Mais, en partant, il laisse son dictionnaire à Wang Fu, et part relativement serein, en se disant qu’il aura quand même laissé quelque chose derrière lui.

 

Séquence initiale : sentiment de profonde sérénité

 

La nouvelle reflète une sorte de bonheur tranquille, trouvé dans la transmission de valeurs simples liées à l’apprentissage d’une écriture claire, sans fioritures, évitant les formules toutes faites et la langue de bois. Une écriture qui soit le reflet du moi intime, de l’individu dégagé du carcan des normes, idéologiques et collectives.

 

Avec sa trilogie des rois, A Cheng a frappé ses contemporains par une prose poétique décrivant des scènes d'harmonie et de calme, et de fraternité humaine, plutôt que

de désordre et de chaos comme c’était le cas dans la majorité des œuvres littéraires de la période post-maoïste. Les années 1985-1986 sont celles d’une « fièvre » de culture dont ces nouvelles sont le reflet, l’espoir d’une identité retrouvée dans l’union avec la nature étant opposée à la brutalité de l’ordre politique.

  

Le film de Chen Kaige

 

Chen Kaige a été invité en 1986 au studio de Xi’an par Wu Tianming (吴天明) pour adapter la nouvelle d’A Cheng. Le choix était logique. Non seulement Chen Kaige s’était affirmé, avec « La terre jaune », comme l’un des meilleurs réalisateurs de la nouvelle génération, mais il avait en outre de profondes affinités avec A Cheng : ils avaient les mêmes origines familiales, avaient fréquenté le même lycée, et avaient une expérience similaire de la vie au Yunnan où ils avaient tous les deux été envoyés pendant la Révolution culturelle.

 

Lao Gan au tableau noir

 

Un film qui part de  la même expérience que la nouvelle…

 

La classe

 

Chen Kaige a suivi dans son scénario la trame narrative de la nouvelle d’A Cheng, qui a d’ailleurs participé à son élaboration (2). Il est certain que les thèmes de la nouvelle, mais aussi de toute la trilogie des rois, sont aussi ceux des deux premiers films de Chen Kaige, et ceux que développait parallèlement Zhang Yimou, tout simplement parce qu’ils sont le reflet d’une expérience similaire pendant la Révolution culturelle, et le fruit d’une même réflexion née de ces circonstances historiques et politiques : défense des

valeurs individuelles contre le dogme collectif, comme condition de la réalisation personnelle de l’individu, réalisation personnelle découverte au contact de la nature, car c’est elle qui peut garantir contre l’emprise des conventions.

 

L’expérience de Chen Kaige est particulièrement proche de celle d’A Cheng, car tous deux étaient au Yunnan, où A Cheng est arrivé après avoir d’abord été envoyé au Shanxi puis en Mongolie intérieure. Il y a passé ses moments de loisirs à dessiner et raconter des histoires, ses deux passions ; de ses pages ressort un sentiment poétique de vie paisible en marge de l’histoire.

 

Chen Kaige reprend l’histoire de la nouvelle, nimbée dès les premières images du

 

Tableau champêtre

sentiment de paix au contact de la nature, avec un vaste panorama de montagne, comme au début de « La jeune fille Xiaoxiao » (湘女萧萧) de Xie Fei (谢飞) : il y a comme une réminiscence de l’univers de Shen Congwen (沈从文) dans ce paysage paisible en harmonie avec le passage des nuages et celui des saisons (3).

 

La forêt protectrice

 

Chen Kaige est fidèle à la narration d’A Cheng et à son esprit jusque dans des détails qui sont pourtant fondés sur des souvenirs personnels de l’écrivain, comme l’épisode où le jeune gardien de buffles se soulage devant ses animaux qui se délectent du goût salé de son urine – il lui donne même un caractère symbolique. Le caractère d’authenticité est renforcé par le fait que les enfants n’étaient pas des acteurs, mais de vrais écoliers, filmés dans leur école.

 

Et pourtant, le film est peut-être l’œuvre la plus personnelle de Chen Kaige : filmé dans un style éminemment visuel, renforcé par la musique, il se démarque de la nouvelle dans sa conclusion finale qui donne une toute autre coloration à l’ensemble.

 

… mais un film très personnel

 

Autant que « Le roi des enfants », avec sa défense de la culture traditionnelle de l’écrit et des valeurs individuelles, le film de Chen Kaige est une réflexion sur le thème de la nouvelle précédente d’A Cheng, « Le roi des arbres », qui recoupe l’expérience personnelle du réalisateur au Yunnan.

 

Arrivé dès 1968 dans la région, il a été témoin, et acteur, du défrichage sauvage de la forêt, et les pages où il évoque ses souvenirs des arbres en flamme sont parmi les plus poétiques et les plus nostalgiques

 

La forêt magique, nimbée de brume

de son autobiographie (4). Il y évoque aussi l’émotion ressentie quand il est revenu sur les lieux à l’automne 1986 pour préparer le tournage du « Roi des enfants », et qu’il a tout trouvé comme il l’avait préservé dans son souvenir ; les maisons aux toits de chaume avaient été remplacées par des maisons de ciment, mais elles étaient déjà délabrées et couvertes de mousse ; les gens avaient vieilli, mais les enfants ressemblaient tellement à leurs parents, autrefois, que l’illusion était entière.

 

L’arbre mort structurant les photos du village

 

Il y a en filigrane, dans son film, le thème du sacrifice absurde de la nature pour des raisons idéologiques que l’on trouve dans « Le roi des arbres ». Mais il est beaucoup plus fort chez Chen Kaige : A Cheng est arrivé tardivement dans le Yunnan, le plus gros des défrichages avait été fait, Chen Kaige les a vécus, et il en est resté frappé.

 

Il en fait aussi la conclusion de son film, qui prend par là même une toute autre dimension que la nouvelle : le limogeage du jeune instituteur, et son rappel dans son

unité de base, intervient sur fond de gigantesque incendie qui ne laisse qu’une forêt calcinée ; le jeune Lao Gan (5) repart dans un paysage cauchemardesque, où ne restent que d’effrayants moignons de

troncs noirs transformés en corps martyrisés. Le ton n’est donc plus celui d’un paisible départ avec la pensée d’avoir laissé un héritage, mais celui d’un embrasement final ne laissant que des cendres, qui fait de la forêt le symbole d’une génération sacrifiée, privée de livres, de culture et d’avenir.

 

La dernière leçon de Lao Gan porte sur le caractère qu’il a effacé sur le tableau noir, lorsqu’il a débuté son premier cours : 尿 niào.  Niào, c’est l’urine, celle du petit bouvier sauvage et mutique, qui semble

 

 

La forêt en flammes

symboliser cette génération d’enfants ; c’est le seul mot, dérisoire, qui reste sur le tableau quand il referme la porte de la classe en partant, et sur lequel s’attarde la caméra.

 

Hiver 1987

 

Le film se conclut sur une dernière image, avant le mot fin, qui porte dans le coin droit, en bas, en gros caractères : 1987 (hiver 1987). L’hiver de l’esprit. A la fois rétrospectif et prémonitoire.

 

En 1985, l’heure était à la fièvre culturelle et en l’espoir d’un avenir possible, avec un regard nostalgique sur le passé ; en 1987, l’humeur de Chen Kaige était plutôt à l’introspection et au doute, renforcés par l’expérience du passé. Son film est, en ce sens, plus

lucide que la nouvelle d’A Cheng : la leçon de libération spirituelle et créatrice  de Lao Gan s’est perdue dans la suite de l’histoire. Et le désastre écologique annoncé s’est bien matérialisé, dans un contexte de volontarisme économique.

 

Cependant, si le fond du « Roi des enfants » est intéressant, la forme l’est tout autant, sinon plus ; c’est en elle que se moule le discours : dans une image et une musique qui en font – dans certaines séquences - un film à la limite de l’expérimental.

 

Une superbe fresque visuelle sous-tendue par la musique

 

Chen Kaige a réalisé « Le roi des enfants » avec une trilogie d’artistes qui étaient encore peu connus, mais qui ont donné au film son esthétique remarquable.

 

Xie Yuan en Lao Gan

 

1. Le directeur artistique est Chen Shaohua (陈绍华), qui interprète aussi le rôle du directeur de l’école. A partir du début des années 1990, il est devenu un maquettiste et graphiste réputé, dessinateur de médailles et de timbres. Il fait partie de l’Alliance graphique internationale.

 

2. Le directeur de la photo est Gu Changwei (顾长卫). Né en 1957, lui aussi a dû attendre 1978 pour faire ses études ; il fait partie de la même génération de cinéastes que Chen Kaige et Zhang Yimou ; il sera le chef opérateur de l’un et de l’autre pendant longtemps – à commencer par cette année 1987 où il a tourné à la fois « Le roi des enfants » et « Le sorgho rouge », montrant toute sa capacité d’adaptation et d’éclectisme.

 

Gu Changwei avec Chen Kaige sur le tournage du Roi des enfants

 

Malgré ces différences de style, on retrouve cependant une constante dans sa photographie : une grande sensibilité aux effets de lumière – un nuage qui passe (comme dans la première séquence du film), ou le clair-obscur créé par la lueur d’une bougie, la nuit, en particulier sur les visages (comme dans une bonne partie du film).

 

« Le roi des enfants » est construit en une série de séquences, liées entre elles par des tableaux qui sont de véritables

compositions, la plupart du temps en asymétrie autour d’un arbre mort qui figure comme un leitmotiv. La forêt prend ici des tonalités changeantes, mais toujours nimbée dans une brume qui a son aura de mystère, mais qui est surtout celle du souvenir.

 

3. Quant au troisième maillon de cette chaîne artistique, c’est le musicien Qu Xiaosong (瞿小松). Né en 1952, comme Chen Kaige, lui aussi fait partie de la même génération, avec un parcours parallèle : il est entré au Conservatoire de Pékin en 1978 quand les autres entraient à l’Institut du cinéma. On peut penser que le personnage de la jeune « instruite » que l’on a affectée à la cuisine, dans le film, et qui rêve d’être professeur de musique, est un écho de sa propre expérience.

 

Il est l’un des cinq grand maîtres de la musique contemporaine chinoise. Son œuvre, comme la peinture chinoise, fait une large place au silence, et l’on en a un parfait exemple dans la partition qu’il a composée pour le film. On est loin des musiques populaires traditionnelles qui sont la caractéristique des films chinois de l’époque, à commencer par « La terre jaune » : c’est une musique épurée, liminale souvent, qui accentue le symbolisme des images. 

 

Qu Xiaosong

 

Le final de sa partition résume en un collage conclusif les thèmes qui parcourent le film, en un raccourci qui donne à entendre un monde perdu au moment où la caméra s’attarde sur les restes calcinés de la forêt.

 

La fin d’une époque

 

« Le roi des enfants » a été présenté au festival de Cannes en 1988 sans recevoir l’accueil qu’il aurait mérité. La beauté introspective du film, sa lenteur volontaire, ont ennuyé les critiques de l’époque, bien plus attirés par la fulgurance du « Sorgho rouge ». Il y a des œuvres qui ont peut-être besoin du recul du temps pour être pleinement appréciées.

 

« Le roi des enfants » marque l’apogée d’une période dorée pour le cinéma chinois : la fin des années 1980. L’hiver dont il est question à la fin du film n’allait pas tarder à s’abattre sur le pays. Quand le dégel viendra, au début des années 1990, ce sera dans des conditions totalement différentes : les studios se verront astreints à des objectifs de rentabilité, et le cinéma entrera dans une phase commerciale qui n’a fait que s’amplifier par la suite. Chen Kaige, comme les autres, sera happé dans l’engrenage, et ne fera plus rien de personnel après « Life on a String » (《边走边唱》), en 1991….

 

 

Notes

(1) Sur A Cheng et ses nouvelles, voir :

www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_A%20Cheng.htm

(2) Che Kaige avait pour coscénariste, He Jianjun  (何建军). Cependant, né en 1960, sorti diplômé de l’Institut du cinéma de Pékin en 1990, He Jianjun était encore étudiant quand il a participé au scénario du « Roi des enfants » ; il n’avait pas l’expérience des jeunes instruits pendant la Révolution culturelle ; sa participation est donc minime sur le fond.

(3) Sur Shen Congwen et « La jeune fille Xiaoxiao », voir :

www.chinese-shortstories.com/Adaptations%20cinematographiques_ShenCongwen_Xiaoxiao.htm

Xie Fei était professeur à l’Institut du cinéma à sa réouverture en 1978. Son influence se manifeste nettement dans ce film.

(4) Autobiographie parue en 1989 en Chine, et traduite en français :

Une jeunesse chinoise, traduit du chinois par Christine Corniot, Philippe Picquier, 1995

(5) Interprété par Xie Yuan (谢园) : né en 1959, lui aussi sorti de l’Institut du cinéma de Pékin en 1982, mais dans la section interprétation. Il a commencé en 1983 avec un rôle de traître dans « One and Eight » ;  le rôle de Lao Gan est son premier grand rôle, ce sera aussi le plus important de sa carrière, poursuivie l’année suivante dans « Le roi des échecs » (《棋王》) de Teng Wenji (滕文骥).

 

 

Analyse réalisée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, le 12 décembre 2013, dans le cadre du cycle Littérature et Cinéma.

 

 

 

 

 
 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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