« Rouge », de
Stanley Kwan : toute la nostalgie du « déjà disparu »…
par Brigitte Duzan, 12 février
2016
Troisième film de
Stanley Kwan (关锦鹏)
sorti en 1987, « Rouge »
(《胭脂扣》)
est un grand classique du cinéma de Hong Kong, sinon
un chef-d’œuvre. C’est celui qui a rendu
Stanley Kwan
célèbre : il a décroché pas moins de huit prix aux
8èmes Hong Kong Film Awards en avril 1989 (meilleur
film, meilleur réalisateur, meilleur scénario,
meilleure actrice, meilleur montage, et même
meilleure musique et meilleur thème musical), et il
a continué à ravir le public comme les critiques,
remportant entre autres le Grand Prix du Festival
des Trois Continents de Nantes en 1988
[1].
« Rouge » est adapté du roman éponyme de la
romancière Lilian Lee (李碧华)
[2],
mais le scénario n’en a pas retenu la construction
narrative ; Stanley Kwan a préféré miser sur ses
deux formidables interprètes :
Anita Mui (梅艳芳)
et
Leslie Cheung (张国荣).
Le film est en outre emblématique de la Hong Kong de
l’époque, dix ans avant la Rétrocession…
Rouge, 1987
« Rouge » : superbe roman de Lilian Lee
« Rouge » est d’abord un superbe roman de
Lilian Lee, romancière
hongkongaise très populaire, mais que sa popularité même a
desservi auprès des critiques, si bien qu’elle a longtemps
été considérée comme un écrivain de second ordre. Elle est
en fait représentative de la culture de Hong Kong, et
« Rouge », en particulier, montre bien la qualité de son
écriture, doublée en outre, dans ce cas, d’une subtile
construction narrative qui fait toute la profondeur du
roman.
Une histoire d’amour et de trahison
« Rouge » est le premier roman qu’elle a publié,
en 1985, mais, écrivain
précoce, elle écrivait depuis longtemps, et on ne peut pas
considérer « Rouge » comme une œuvre de débutante. C’est au
contraire le reflet d’un talent déjà bien affirmé.
Elle y raconte l’histoire d’une passion trahie, celle d’une
courtisane adulée, au début des années 1930, une de ces
« fleurs » de maisons closes célébrées à Shanghai par Han
Banqing (韩邦庆)
[3],
mais qui avaient leurs consœurs à Hong Kong, et d’ailleurs
elle s’appelle « Comme une fleur »
Ruhua
(如花).
Disons Fleur.
Fleur est tombée amoureuse de l’héritier d’une riche
famille, le « 12ème jeune maître » (十二少),
Chen Zhenbang (陈振邦).
C’est un amour partagé, mais, bien sûr, les parents refusent
d’accepter une courtisane comme bru. Dans un acte désespéré,
Fleur passe alors un pacte avec Zhenbang, qui est opiomane :
ils se promettent de se suicider ensemble en avalant des
boulettes d’opium.
Fleur se suicide, et se retrouve aux « Sources jaunes » où,
pendant cinquante ans, elle attend Zhenbang qui ne vient
pas. Au prix du sacrifice de sept années dans sa prochaine
existence, elle obtient la permission de redescendre sur
terre pendant sept jours pour voir ce qu’il est advenu du 12ème
jeune maître.
Il est toujours vivant, ayant finalement trouvé la vie plus
attrayante que la mort. Mais Ruhua retrouve un petit
vieillard égrotant, toujours opiomane, qui a vécu toutes ces
années torturé par sa conscience. Elle jette l’étui de fard
qu’il lui avait offert et s’en retourne, amère, mais
libérée.
Une construction subtile et un texte littéraire
La profondeur de
l’histoire, tellequ’écrite par Lilian Lee, tient en grande
partie au fait que ce n’est pas Fleur qui la conte, à la
première personne [4];
le narrateur est un journaliste nommé Yongding (永定),
auquel s’adresse la jeune fantôme en arrivant sur terre,
pour faire passer une petite annonce dans le journal, un
avis de recherche cryptique en ces termes :
“十二少:老地方等你。如花。”
12ème jeune maître, je t’attends à l’endroit
habituel. Fleur.”
C’est ainsi que commence le roman, sans préciser qui est
cette Fleur à l’allure un peu bizarre, comme d’une autre
époque, qui répond de manière évasive aux questions du
journaliste, et dont il tente de se débarrasser quand elle
lui dit qu’elle n’a ni argent ni papiers.
Il la chasse de son bureau, mais elle le retrouve dans la
rue un peu plus tard, et le suit, en lui demandant son aide
pour rechercher cet homme qu’elle a perdu de vue. Et, pour
tenter de savoir où il peut bien être, elle s’arrête devant
l’étal d’un vieil homme qui pratique la divination par les
huit caractères (测字摊的老人).
Le dialogue est un morceau d’anthologie.
D’abord il examine la paume de sa main, longuement, étonné
qu’elle n’ait pas de ligne de vie (没有生命线).
Puis il lui demande son année de naissance : de quelle année
êtes-vous ? (你属什么)
et elle lui répond : de l’année du chien (shǔquǎn
属犬).
Alors, dit le vieil homme :
Année du chien, donc année
wùxū, c’est-à-dire 1958.
Donc, conclut le vieil homme, nous sommes nés la même année,
1958 (原来与我同年,1958年出生。),
Non, répond Fleur, je ne suis pas de l’année wùxū,
mais de l’année gēngxū:
“是庚戌年……”
Sur quoi le vieux devin la regarde un moment sans rien dire,
sidéré. Puis, affolé, range ses affaires et s’enfuit
précipitamment. C’est que l’année du chien
gēngxū
correspond au cycle sexagésimal précédent, et à l’année
1898. Il comprend qu’il a devant lui un fantôme, d’où sa
panique soudaine.
Yongding découvre la réalité en même temps, avec un petit
décalage car il n’était pas présent lors du dialogue en
question, mais un peu plus loin, par discrétion : il voit
juste le devin partir très vite, et demande des explications
à Fleur. Qui aurait très bien pu lui répondre, comme Nie
Xiaoqian (《聂小倩》)
dans le conte de Pu Songling (蒲松龄) [6]:
"我不是人"…
et, n‘étant pas de l’ordre des vivants, elle est forcément
de celui des fantômes….
Lilian Lee replace donc subtilement son roman dans la lignée
du fantastique classique, et en particulier des contes du
Liaozhai. Son écriture en est imprégnée.
Par ailleurs, le choix d’un narrateur-observateur extérieur
a une autre conséquence qui enrichit la narration.
Le regard de Yongding est un regard extérieur, celui de
l’observateur intrigué et fasciné, qui nous relate sa
rencontre en nous dévoilant les ressorts de l’histoire au
fur et à mesure que lui-même les découvre et les observe.
Mais la rencontre, en même temps, a des répercussions sur sa
vie, et en particulier sa propre vie sentimentale, et ses
réflexions la concernant. Cette conséquence induite est très
nette dans le chapitre conclusif du roman qui fait en
quelque sorte le point sur ce que laisse, finalement, Fleur
dans son sillage alors qu’elle a disparu sans laisser de
traces. Ces réflexions conclusives sont amenées par une
chanson qu’il entend à la radio dans la voiture en rentrant
chez lui ; c’est « Carmen » (《卡门》),
et les paroles répondent à l’histoire de Fleur, comme en
contre-point :
“爱情不过是一件普通的玩意,
L’amour n’a rien d’extraordinaire, 一点也不稀奇。
ni même rien de rare.
男人不过是一件消遣的东西,
L’homme n’est qu’un jeu passager 有什么了不起?”
rien d’étonnant non plus.
…………
“什么叫情,什么叫意?
Qu’est-ce que l’amour ? et qu’est-ce que le désir?
还不是大家自己骗自己。
ce n’est peut-être que de l’auto-illusion. 什么叫痴,什么叫迷?
Qu’est-ce que la passion ? et qu’est-ce l’égarement ?
简直是男的女的在做戏。
c’est tout simplement un jeu, entre un homme et une femme….
Etc…
A ce moment-là, il trouve dans sa poche l’étui de fard que
lui a confié Fleur et qu’il avait oublié, et il le jette.
Fin de l’histoire, semble-t-il, mais le fantôme est toujours
là… Yongding lit les faits divers du journal et son œil est
attiré par un nom :
Chen Zhenbang, 76
ans, appréhendé au village de Matian, de la ville de
Yuenlong
[7],
accusé de fumer de l’opium, a reconnu sa culpabilité ;
tenant compte de son état de pauvreté, le juge l’a condamné
à une amende de cinquante yuans.
Alors Yongding repense à Fleur et songe que Zhenbang va
bientôt mourir, et qu’ils vont finalement peut-être se
retrouver aux Source jaunes (算算时日,也许刚好在黄泉相遇。)…
En même temps, il se dit que l’amour d’aujourd’hui n’est
peut-être qu’une manière de régler les comptes d’hier (今生的爱恋,莫不是前生的盘点清算?).
Et le cours de ses pensées le ramène à son amie à lui, A
Chor (阿楚),
dans un parallèle amusant, en jouant sur son nom, Ling
Chujuan (凌楚娟),
c’est-à-dire séduisante, enjôleuse – un nom de prostituée :
“楚娟”,哈,简直是妓女的名字!…
难道她不会是如花的“同事”?我失笑起来。
"Chu Juan", ah, mais c’est un nom de courtisane ! … se
pourrait-il qu’elle ait été une « collègue » de Fleur [dans
sa vie antérieure] ? Je n’ai pas pu m’empêcher de rire !...
Yongding avait une vie sentimentale en panne, le fantôme
vient lui apporter un nouvel élan. Le grand intérêt du roman
est là : dans cette vision décalée, comme en abîme, de
l’histoire de Ruhua, qui trouve son parallèle dans
l’histoire de Yongding. Comme la perpétuation d’une histoire
éternelle.
En même temps, il n’y a aucun romantisme dans le roman ; le
style, hyper réaliste, rappelle celui de Zhang Ailing (张爱玲)
qui est la grande référence de Lilian Lee : il est tout
aussi acerbe, incisif et froid. Si la femme est dégrisée,
libérée de sa passion après son passage sur terre, l’homme
est veule et traître, comme, typiquement, les hommes chez
Zhang Ailing.
Basé sur un scénario qui a supprimé le narrateur, le film
dégage une atmosphère différente.
« Rouge » : film nostalgique de Stanley Kwan
Le film a en fait été profondément influencé par sa genèse :
d’une part
Stanley Kwan a repris un
projet prévu pour être réalisé par quelqu’un d’autre et y a
insufflé son propre imaginaire, et d’autre part il a été
fortement orienté par la personnalité de ses interprètes.
Film de la nostalgie…
« Rouge » était au départ un projet de la compagnie Golden
Ways (威禾电影製作有限公司),
une filiale de la Golden Harvest fondée par Willie Chan (陈自强)
avec Jackie Chan. Le réalisateur devait être Terry Tong (唐基明),
réalisateur de la Nouvelle Vague de Hong Kong qui avait
tourné deux films jusqu’alors. Mais il n’arrivait pas à
trouver un scénario convenable, et, au bout de sept ou huit
moutures, il abandonna le projet.
C’est alors que la Golden Harvest fit appel à
Stanley Kwan. Après avoir
lu le roman, il trouva qu’il y avait quelque chose
d’intéressant à développer, mais que les scénarios étaient
effectivement très ennuyeux. Alors il fit appel au
scénariste avec lequel il avait travaillé pourses deux
premiers films : Qiu-Dai Anping (邱戴安平).
Il travailla avec Lilian Lee, mais l’écriture du scénario
fut aussi influencée par des souvenirs d’enfance de Stanley
Kwan : il a vécu enfant dans un petit appartement divisé par
des cloisons de fortune que sa grand-mère décorait, dans sa
chambre, de papiers découpés et de papiers peints de toutes
sortes. Il avait aussi une tante qui était habillée de
qipao élégants comme Maggie Cheung dans « In
the Mood for Love ». Ces souvenirs visuels
colorés se mêlaient à ceux de l’opéra cantonais qui leur
étaient associés. La lecture de la partie du livre de Lilian
Lee évoquant les années 1930 fit resurgir ces souvenirs, et
lui laissa une impression beaucoup plus forte que le reste
du livre.
Il suggéra donc de faire débuter le film directement par
l’histoire d’amour des deux personnages dans les années
1930. Il en résulte un fort sentiment de nostalgie,
nostalgie de
Stanley Kwan que l’on
retrouve d’ailleurs dans « Center Stage » (《阮玲玉》)
en 1991 et
« Rose
rouge, Rose blanche » (《红玫瑰白玫瑰》),
en 1994, films qui, avec « Rouge », forment dans son œuvre
comme une trilogie de la nostalgie, nourrie du regret du
passé enfui. Mais c’est dans « Rouge » qu’elle est le plus
palpable.
Par conséquent, également, la narration est moins logique
que celle du roman. Elle commence en 1934, dans la maison
close de Fleur, puis s’interrompt brusquement pour passer au
vingtième siècle, c’est-à-dire ce qui devient le présent, et
reprendre la scène du début du roman, mais sans ses détails
très réalistes ; la scène du devin est conservée, mais
privée de ses subtilités. Le scénario oscille ensuite par
flashbacks récurrents entre présent et passé.
Une narration classique avec flashbacks
Les séquences introductives présentent les deux personnages
dans leur environnement, en 1934 : Fleur, courtisane d’une
maison close réputée, et le « 12ème jeune
maître », playboy opiomane, qui tombent amoureux l’un de
l’autre. Amour sans espoir car la famille est opposée à leur
union. Ils décident donc de se suicider ensemble, le 8 mars
à 11 heures du soir.
Après avoir attendu Zhenbang en vain pendant cinquante ans,
Fleur revient sur terre pour le chercher. Mais elle ne
reconnaît pas Hong Kong. Pour l’aider dans sa quête, elle
fait passer un avis de rechercher dans un journal, en
utilisant comme code 3811 qui est la date et l’heure de leur
suicide. Elle se lie en même temps d’amitié avec
lejournaliste du journal en charge des petites annonces,
Yuen, et son amie Ah Chor. On retrouve les deux personnages
du roman, dans un rôle d’observateurs.
Si une grande partie du Hong Kong de son temps a disparu,
Zhenbang, lui, a survécu. Mais il est devenu un vieil homme
pitoyable de près de 80 ans, réduit à la pauvreté, faisant
de la figuration à l’opéra et vivant dans les locaux mêmes
du théâtre. Reconnaissant Fleur, toujours torturé par le
remords, il implore son pardon, mais elle reste de glace et
repart après lui avoir rendu la petite boîte de fard qu’il
lui avait offerte cinquante ans auparavant.
A la nostalgie se joint donc l’émotion, d’autant plus
sensible qu’elle est magnifiée par le jeu des deux
interprètes principaux.
Un wenyipian aux émotions subtiles grâce à Anita Mui
Anita Mui
Le film a été fortement influencé, dans sa
conception même, par les deux interprètes qui
avaient été choisis dès le début du projet :
Anita Mui (梅艳芳)
et
Leslie Cheung (张国荣).
Stanley Kwan a
lui-même souligné que le film n’a été réussi que
grâce à la profonde entente qu’il a entretenue avec
les acteurs, et en particulier
Anita Mui.
C’est grâce aux résonances que le roman a provoquées
en Stanley Kwan qu’il a pu reprendre à son compte le
projet déjà en
cours, et c’est grâce à son entente avec les acteurs que le
film est la réussite qu’il est. Mais c’est surtout grâce à
la formidable présence et expressivité de l’actrice, souvent
réduite à un rôle muet, que « Rouge » dégage autant
d’émotion. C’est d’ailleurs à elle que sont allés les prix
d’interprétation décernés par divers festivals où le film
est passé, à commencer par celui de Hong Kong et celui du
Golden Horse.
Stanley Kwan a par
ailleurs utilisé les talents de chanteurs de ses
deux interprètes pour canaliser encore plus
l’émotion grâce à la musique. On en a un parfait
exemple au début du film, lorsque Zhenbang rencontre
Fleur pour la première fois. Elle est dans la maison
close, en train de chanter. Il la regarde de loin,
puis s’approche, et, quand elle le voit, elle
s’arrête de chanter : c’est lui qui termine la
phrase musicale laissée pendante. Et c’est en lui
chantant ce même air qu’elle se fera reconnaître
lors de leur dernière rencontre.
Anita Mui/Leslie
Cheung
Le thème musical du film, chanté par
Anita
Mui, a été primé aux 8èmes Hong Kong
Film Awards.
Thème musical du film
Les rôles secondaires, en revanche, ne sont pas à la hauteur
des deux principaux, c’est l’une des principales raisons qui
empêchent le film d’accéder au rang de chef d’œuvre. Il faut
dire que, dans le projet initial, les rôles des deux
journalistes devaient être interprétés par deux autres
stars : Andy Lau et Cherie Chung ! Cela aurait équilibré le
film. Mais, en raison du retard pris par le projet, ils
n’étaient plus libres quand
Stanley Kwan l’a repris.
Détail de la
tapisserie, souvenir de la grand-mère de Stanley
Kwan
Il y en
outre certaines séquences d’un style de film
d’épouvante qui n’ont rien à voir avec le style
général du film et qui sont dues à des compromis
avec les producteurs
[8],
mais surtout, la confrontation finale des deux
anciens amants est la partie la plus contestable du
film ; la déchéance du personnage de
Leslie Cheung,
enlaidi et vieilli par un maquillage peu réussi, est
dépeinte avec un excès qui tranche trop avec la
noblesse du fantôme.
Dans cette séquence, les deux journalistes qui observent la
scène comme en coulisse sont un écho de la construction du
roman, avec le journaliste comme narrateur, mais leur
présence, dans une interprétation sans éclat et avec des
gros plans sur leurs visages, apporte une certaine lourdeur
à la scène qui aurait pu au contraire être éthérée si la
caméra s’était fixée sur
Anita Mui. On préfère
garder en mémoire son visage impassible se penchant sur le
vieil homme décrépit qu’est devenu Zhenbang pour lui chanter
la chanson qui les a réunis dans le passé, et lui rendre sa
boîte de fard, puis suivre sa silhouette s’éloignant dans le
couloir et disparaître comme le fantôme qu’on avait presque
oublié qu’elle était.
Acteurs emblématiques
C’est grâce à ses deux acteurs
principaux que, vu avec le recul du temps,
« Rouge » apparaît particulièrement poignant.
Fantômes dans le film, fantômes dans la vie : on ne
peut s’empêcher de penser, en voyant le film, à
leurs fins tragiques, à quelques mois
d’intervalles -
Leslie Cheungs’est suicidé en se jetant du 24ème
étage de l’hôtel Mandarin Oriental le 1er
avril 2003, et
Anita Muia
soudain succombé à un cancer le 30 décembre de la
même année, à quarante ans.
Les jours heureux
L’émotion suscitée
par le film est encore avivée par le souvenir de leur
disparition. Ils restent dans les mémoires comme des
fantômes emblématiques d’une Hong Kong qui n’est plus, et
qui était déjà de l’ordre du « déjà disparu » quand le film
a été tourné, ce qui ajoute une note supplémentaire de
nostalgie
[9].
Le film du « déjà disparu »
Le journaliste Yuen et
son amie A Chor
Ce « déjà
disparu », selon l’expression célèbre d’Ackbar Abbas
[10],
est l’image de Hong Kong dans les esprits, à quelque
temps de la Rétrocession, qui a été réaffirmée et
précisée par la Déclaration conjointe signée par la
Grande Bretagne et la Chine en décembre 1984, en en
fixant la date au 1er juillet 1997. La
littérature et le cinéma hongkongais des années 1980
et 1990 reflètent les incertitudes et les angoisses
nées de cette perspective, angoisses encore avivées
ensuite par les
événements de Tian’anmen, en
juin 1989, qui vont entraîner une gigantesque vague
d’émigration.
Dans « Rouge », la nostalgie du passé est l’un des thèmes
développés par
Stanley Kwan, comme dans
beaucoup d’autres films de l’époque, et en particulier ceux
de
Wong Kar-wai, et cette nostalgie est
teintée de l’angoisse générée par la perspective de la
Rétrocession. En même temps, face à la nostalgie du passé,
au centre de la thématique du film est la problématique du
changement, de l’inéluctabilité du changement, qu’il faut
accepter.
Au début du film, dans son qipao d’un autre âge,
désespérément attachée à un passé révolu, Fleur apparaît
comme un anachronisme fantomatique dans la Hong Kong de
1987. Le passé a la couleur sépia des souvenirs, mais la
maison close où elle travaillait est devenue un jardin
d’enfants…
La réalité du présent souligne le caractère
illusoire et factice de ses souvenirs comme est
fallacieuse l’image qu’elle a conservée du « 12ème
jeune maître », mais qu’elle s’acharne à préserver
parce qu’elle représente la pureté d’une passion
idéale, ou idéalisée. L’illusion est encore
soulignée par la fuite de Zhenbang dans le monde de
l’opéra, comme un refuge, lui aussi illusoire,
contre la réalité.
L’illusion permet de masquer la douleur, mais la
scène finale, en détruisant cette
Dans le tram avec le
journaliste
illusion, libère la jeune femme, qui peut dès lors repartir
préparer sa prochaine existence. Car l’acceptation de la
réalité permet d’aller de l’avant.
« Rouge » est donc moins pessimiste que la plupart des
autres films de l’époque, en soulignant combien sont
paralysantes l’angoisse du lendemain et la peur de l’avenir.
Mais, derrière la beauté des images et l’émotion distillée,
il contient aussi en filigrane un élément qui renvoie au
réalisme du roman : l’idéalisme basé sur une mentalité
passéiste n’a pas de place dans la Hong Kong moderne.
En fait, depuis lors, Hong Kong a développé une réflexion
approfondie sur le passé, comme précondition du
développement de la culture de la ville. « Rouge » est le
témoin d’une époque, il reste un classique, une référence.
Avec toutes ses imperfections, c’est un superbe
wenyipian
(文艺片)
dans une tradition qui remonte aux débuts du cinéma chinois.
Le film, avec sous-titres anglais
A voir en complément
Un entretien de
Stanley Kwan avec Willie Chan
[11] :
Traduction du cantonais et notes explicatives de Paul
Van-Thuan Ly pour chineseshortstories :
Stanley Kwan : Je venais de signer un contrat de réalisateur
avec la société Golden Way de Jackie Chan [financée alors
par la Golden Harvest]. Je n'étais pas à l'origine de Rouge.
Le réalisateur de Rouge, au départ, devait être Terry Tong
唐基明
[réalisateur qui fit partie de la Nouvelle vague de HK,
connu pour son polar Coolie Killer, 1982, aujourd'hui
réalisateur-producteur à la TVB]. Le projet traînait depuis
longtemps, la plupart des comédiens pressentis n'étaient
plus disponibles. Au début,
Anita Mui devait faire face
à Adam Cheng
鄭少秋
[The Sword, Zu les guerriers de la montagne magique, Gunmen
…], et Andy Lau et Cherie Chung devaient jouer le jeune
couple contemporain. Terry Tong a fini par abandonner
l'affaire. C'est à ce moment-là que Willie Chan, que voici
[alors puissant manager de stars à HK, un des artisans du
succès de Jackie Chan à cette époque] m'a demandé si je
serais intéressé de reprendre le projet. Quant au tournage,
il s'est plutôt bien passé de mémoire...
Willie Chan : Je me souviens qu'au départ, l'histoire était
plutôt focalisée sur le jeune couple d'aujourd'hui [Alex Man
et Emily Chu]. Mais, un jour, je suis tombé sur
Leslie Cheung. Normalement, une star comme Leslie
n'allait pas jouer un second rôle dans un film. Je lui ai
quand même parlé du rôle du « 12e jeune maître Chan » et,
surprise, il a adoré ce personnage. C'est alors que j’ai
recontacté
Anita Mui.
SK :
Leslie Cheung n'était pas
du tout gêné à l'idée de jouer un « second rôle » face à
Anita
Mui. Elle aussi tenait à son rôle dans ce film.
Mais il faut savoir qu'à cette époque le cinéma de HK était
gangrené par des triades. Une façon pour les grandes
vedettes de se protéger était de s'adosser à un grand
studio : untel était sous contrat avec Golden Harvest,
unetelle avec Cinema City, un autre avec D&B, etc. Ainsi,
les comédiens pouvaient se sentir à l'abri des triades et de
leurs tournages forcés.
Leslie Cheung était sous
contrat avec Cinema City et
Anita Mui avec la Golden
Harvest. Pour que le film puisse voir le jour avec Leslie,
Anita a alors proposé d'aller jouer dans un film produit par
Cinema City ! Cette idée d'échange a plu à tout le monde ;
c'est ainsi que le film a pu être tourné dans de bonnes
conditions. La réussite du film est due en grande partie au
couple que formaient Leslie et Anita, à leurs soutien et
implication dans le projet.
Des difficultés, il y en eu bien sûr. La plus grande épreuve
pour moi, sur ce film, a eu lieu après le tournage. Je
venais de finir le film, la post-production était effectuée.
Le montage aussi. C'est alors que j'ai découvert que la
production... avait remonté le film à mon insu ! Des
séquences, des bobines, avaient disparu ! D'autres sont
apparues ! Ce n'était plus « mon » film. J'ai alors appelé
Willie, qui était directeur de production sur ce film. Je
lui ai dit ce que j'ai découvert et lui ai ajouté ceci :
« si vous enlevez une seule bobine du film, ou si vous
ajoutez d'autres scènes, alors je refused’être crédité comme
réalisateur de ce film ! » Willie raconte-nous ta réaction à
l'époque...
WC : Il faut se souvenir que notre société faisait des films
d'action. Elle n'était pas spécialisée dans des
« romances ». Donc ils se focalisaient sur des scènes
d'action dans leurs productions. Quand ils ont vu le
résultat de Rouge, ils ont trouvé qu'il ne correspondait pas
à leurs critères habituels. On peut dire qu'ils ne savaient
pas apprécier le drame dans un film. Ils ont trouvé que ça
manquait d'action, c'est pourquoi ils ont fait ajouter des
séquences [tournées donc à l'insu de Stanley Kwan]
d'apparition du fantôme d'Anita
Mui dans le présent (celles où elle apparaît à
Alex Man dans son bureau, dans le bus...) pour mettre un peu
plus d’animationdans le récit. J'étais bien embarrassé à
l'époque. J'étais entré à la Golden Harvest avec Jackie
Chan. Pour nous donner plus de travail, la Golden Harvest a
financé la création de la Golden Way. On ne tournait que des
films d'action. Rouge était notre premier film
« dramatique ». Je ne savais absolument pas comment
rapporter tout cela à mes patrons ! Heureusement, entre
temps, le film de Stanley a été présenté aux jurés du
festival du Golden Horse : il a immédiatement décroché 12
nominations ! A l'époque, le marché de la République
populaire n'existait pas, c'était Taiwan, puis Singapour, la
Malaisie et d'autres pays asiatiques qui importaient pour
les films de Hong Kong. Donc panique à bord : dans quel
pétrin se trouverait-on avec ces histoires de director'scut
si le film remportait des prix au Golden Horse [qui avaient
une certaine valeur commerciale à l'époque] ! Du coup, ils
n'ont plus osé toucher au film de Stanley [ce qui est un peu
inexact : des séquences de « fantômes » d'Anita dans le
monde contemporain sont restées...]. Pour te dire la vérité,
je n'avais pas du tout rapporté tes propos aux patrons de la
boite ! Ce sont les nominations du film aux Golden Horse qui
m'ont sauvé de cette situation difficile !
SK : Il y a toujours des hauts et des bas dans la carrière
d'un réalisateur. Sur Rouge, j'ai fini par accepter quelques
concessions. Je ne cherchais pas à entrer en conflit,
c'était mon premier film avec le studio après tout. Alors on
s'est parlé, et on est arrivé à une version acceptable pour
toutes les parties... Jusqu'à aujourd'hui, Rouge est resté
celui de mes films qui a eu le plus de succès commercial. Il
a aussi gagné une foule de prix.
Anita
Mui a été élue meilleure actrice pour ce film aux
Golden Horses, etc.
WC : et c'est le seul film produit par la Golden Way à
n'avoir pas perdu d'argent !
SK : Je pense qu'un réalisateur ne peut pas se contenter de
sa « création », de son esprit créatif. Il doit s'attendre à
affronter bien d'autres problèmes imprévus au départ...
C'est ce qu'a dit aussi
Ang Lee dans une interview
récente. Un réalisateur de cinéma n'est pas seulement un
artiste qui crée tout seul dans son coin, il a plein de
problèmes à résoudre avec les autres pour que son projet
puisse aboutir. Il faut savoir discuter, négocier, faire des
concessions... Les réalisateurs des années 1980 comme moi
ont eu de la chance. Certains comme moi ont commencé comme
assistants réalisateurs, d'autres comme
Wong Kar-Wai comme scénaristes, d'autres encore
comme directeurs de photo ou directeurs artistiques. On a eu
la chance de pouvoir évoluer dans le milieu. On a appris à
faire des compromis. Le talent seul ne suffit pas à
concrétiser un projet. On doit savoir prendre des décisions,
et quand celles-ci sont mauvaises, elles peuvent non
seulement nuire au film que vous êtes en train de faire,
mais aussi à votre carrière...
[résumé de la fin de l’entretien, concernant les acteurs]
SK : Rouge a légitimé le statut de grands acteurs pour Anita
et Leslie. Ils formaient un couple parfait dans ce film. Et
leur interprétation était exceptionnelle. On garde le
souvenir des scènes avec Anita dans la maison close, ou
encore de la fin du film, quand elle décide enfin de quitter
son ancien amant pour toujours. Je pense que ce résultat
exceptionnel était dû aussi au fait que nous nous sommes
entendus à merveille sur le tournage. Comme réalisateur,
j’ai réussi à trouver chez Anita ce quelque chose, cette
personnalité qu’on ne voyait pas alors chez elle, et à le
révéler à l’écran. Un comédien a beau être bon, s’il est mal
dirigé, son talent sera gâché. Comme réalisateur je dois
diriger, canaliser ce talent que l’acteur a en lui. Nous
sommes devenus de vrais amis après ce film. C’était la
première fois que je travaillais avec elle, et nous nous
sommes très bien entendus. Je connaissais déjà Leslie bien
avant de la connaître. Il y avait une confiance, une estime
mutuelles entre nous trois. Après ce film, Anita et moi
sommes devenus intimes, des confidents dans la vie…
Recherches effectuées pour le CDCC, pour la présentation du
film à l’Institut Confucius de Paris Diderot, dans le cadre
du cycle De l’écrit à l’écran, le 11 février 2016.
[1]
Festival où le film a été présenté sous le titre
« Rouge, le fantôme de Hong Kong »… enlevant toute
ambiguïté dès le départ.
[5]
Les années sont définies par la combinaison, au sein
d’un cycle sexagésimal (gānzhī
干支),
d’une tige céleste (tiāngān
天干)
et d’une branche terrestre (dìzhī
地支).
Ici wù désigne la 5ème des dix
tiges célestes, et xū la 11ème des
douze branches terrestres. Donc pour le cycle
sexagésimal en cours : 1958.
[8]
Voir les explications données par Willie Chan et
Stanley Kwan dans
la vidéo d’un entretien donnée en complément à la
fin de cet article.
[9]
En ce sens, le rôle d’Anita
Mui dans ce film peut être considéré
comme un prélude à ce qu’aurait été celui de
Ruan Lingyu dans
« Center Stage »
(《阮玲玉》),
qu’elle devait interpréter mais qui a finalement été
octroyé à Maggie Cheung.
Cf China on Screen, Chris Berry & Mary Farquhar,
Columbia University Press 2006, chap.
How Should a Chinese Woman Look, pp.
132-133.
[10]
Pendant longtemps professeur de
littérature comparée à l’université de Hong Kong,
Ackbar Abbas a énormément écrit sur Hong Kong, la
ville et sa culture. Son ouvrage sans doute le plus
célèbre est
Hong Kong: Culture and the Politics of
Disappearance,
publié en 1997, où il propose le
concept de « déjà disparu » comme caractérisant la
ville dans l’optique de la Rétrocession.
[11]
Seconde partie,consacrée à « Rouge », d’une
interview de 55’.