« Single Man » ou les célibataires au village, vus par Hao
Jie
par Brigitte
Duzan, 31 mars 2012
« Single
Man » (《光棍儿》)
a été l’heureuse surprise de bien des festivals, à
commencer par le Filmex de Tokyo où il a obtenu le
prix spécial du jury (Kodak Vision award) en
novembre 2010 et le festival de Jeonju, en Corée, où
il a été couronné du prix Netpac-Easter Jet award.
Il faut
dire que c’est un film très original tant par le
sujet choisi que par la manière de le traiter.
Il était
une fois quatre vieux célibataires…
« Single
Man » se présente comme une comédie de mœurs, un pan
de comédie humaine dans un petit village du Hebei,
avec tout le côté satirique que comporte ce genre
d’exercice.
Le titre
devrait être en fait au pluriel : le film dresse le
portrait de quatre célibataires qui ont maintenant
dans les soixante-dix ans. Les séquences initiales
nous les présentent assis
Single man, affiche
en rangs d’oignons,
en train de discuter de la pluie et du beau temps, puis
esquissent brièvement l’histoire de chacun, expliquant au
passage pourquoi ils se retrouvent sans foyer à leur âge.
Hao Jie
En 1966,
Liang Datou (Liang la Grosse Tête :
梁大头)
s’est fait prendre la main dans l’engrenage d’une
machine parce qu’il était plus occupé à flirter qu’à
regarder où il mettait les doigts. En 1945, Gulin (顾林),
lui, a été abandonné par sa femme pour avoir tenté
de caresser sa belle-sœur, une nuit, dans le lit
qu’ils partageaient (1). Dans les années 1940, le
vieux Liuruan (六软),
a été marié alors qu’il n’avait que douze ans, mais
le mariage ne fut jamais consommé, le gamin pleurant
sa mère.
Quant au
personnage central, le vieux Yang (老杨),
il était jeune berger, en 1975, quand il tomba
amoureux de Er Yatou (二丫头)
et que celle-ci se retrouva enceinte ; Er Yatou
s’est ensuite mariée, son mari est le chef du
village, mais elle continue à accorder ses faveurs
en cachette au vieux Yang, contre monnaie sonnante
et trébuchante qui permet de payer les frais d’étude
du fils.
Un jour, le
vieux Yang décide de s’acheter une femme : il la
paie cinq mille yuans, toutes ses économies, à des
trafiquants qui
Hao Jie sur le
tournage de Single Man
(2ème à partir de la
gauche)
viennent du
Sichuan, mais la jeune fille, Yelan (叶兰),
se rebelle, refuse de coucher avec lui, tente de s’enfuir,
puis jette son dévolu sur Qiaosan, le fils de la femme que
courtisait Liang quand il a eu l’accident. Très amoureux,
celui-ci tente de convaincre ses parents de la racheter à
Yang pour qu’il puisse l’épouser…
Une comédie
originale et déjantée
Yang Zhenjun en Vieux
Yang
Hao Jie (郝杰)
a tourné son film dans son village natal, Gujiagou (顾家沟), dans le Hebei. Il a obtenu la collaboration de tout le village, seul
le rôle principal du vieux Yang est interprété par
un acteur professionnel, excellent au demeurant,
Yang Zhenjun (楊振君).
Les membres de l’équipe du tournage ont aussi
participé au casting : Yelan est interprétée par une
monteuse, l’un des trafiquants de femmes est joué
par le chef opérateur Du Pu (杜溥)
et
Hao Jie lui-même interprète le fils de vieux Yang
et d’Er Yatou.
Le film a
ainsi un côté naturel, rabelaisien par moments,
faisant penser à Mo Yan à d’autres, le tout
agrémenté de chansons paillardes très drôles et
tourné en dialecte local. Le village est pauvre, le
célibat forcé de nos quatre compères n’est qu’une
conséquence de la pauvreté, de même que les
tendances homosexuelles de l’un d’entre eux ne
semblent qu’une manière comme une autre d’échapper à
ses frustrations. Il ne semble pas y avoir de tabous
ni de
Les quatre vieux
célibataires
prohibitions : on fait trafic des corps sans gêne,
pour le plus grand profit des âmes, et le bien être
général.
On est ici
au plus près de la vie telle qu’elle est, hors de
toute glose officielle, et surtout hors statistiques
et courbes démographiques. D’ailleurs, Hao Jie a
composé un petit poème en guise de note d’intention,
pour son film, où il souligne bien qu’il s’agit là
d’un sujet immémorial, qui n’est ni nouveau ni
beaucoup plus dramatique aujourd’hui qu’hier ; ce
qui était dramatique, c’est que personne n’osait en
parlait, ce n’était pas un sujet noble, mais
aujourd’hui le cinéma a franchi le pas :
Hao Jie avec Gu
Changwei lors de la présentation
de Single Man au
festival de Hong Kong, mars 2011
五千年
Depuis cinq mille ans
从来没有人过问
jamais personne ne s’est préoccupé
从来没有人关注
du sort
des innombrables vieux garçons
那山沟沟圪梁梁里
des villages perdus dans les montagnes,
成千上万的老光棍儿
jamais personne n’a accordé la moindre attention
鲜活的生命、铿锵的生活
à ces existences colorées, ces vies tapageuses
娓娓道来才发现
il faut écouter ces vieux garçons pour réaliser
光棍儿原来这般性感
leurs désirs et frustrations
电影史到了今天
et aujourd’hui le cinéma enfin
光棍儿们的故事终于浮出水面
fait émerger des bas-fonds leurs histoires
原生态的心跳和情趣
pleines d’un charme primordial et de sentiments palpitants …
Photos de Single Man,
au festival de San Sebastian
Signe des
temps, un certain nombre de films - et même d’œuvres
littéraires - traitant du même sujet ou de sujets
similaires, sont sortis récemment. Parmi les films,
citons
« Bachelor
Mountain » (光棍)de
Yu
Guangyi (于广义),
qui porte même pratiquement le même titre (chinois).
Il est possible que ce soit l’aggravation du
phénomène sous la pression démographique actuelle
qui entraîne une prise de conscience soudaine, et la
volonté d’en parler. Mais la
beauté de ces œuvres
tient en fait à leur qualité humaine.
Bande annonce
Bande annonce du
festival de San Sebastian
(1) Les situations
rappellent les récits qui composent le roman de Cao Naiqian
(曹乃谦)
récemment traduit en français : « La nuit quand je pense à
toi, j’sais pas quoi faire » (《到黑夜想你没办法》)