« Le
soleil se lève aussi » : un rêve enchanté de Jiang Wen
par Brigitte
Duzan, 16 juillet 2008,
révisé 26 février 2013
« Le
soleil se lève aussi » (《太阳照常升起》)
se présente comme un
conte surréaliste, un poème au lyrisme teinté de
fantastique dont on sort fasciné, comme au sortir
d’un rêve ensorcelant dont on garde en mémoire des
bribes colorées.
I. Un récit en quatre parties
Le charme
opère au bout d’un certain temps, et la vision de
Jiang Wen apparaît dans toute sa subtile beauté. Le
scénario est en effet tiré d’une nouvelle de la
romancière Ye Mi (叶弥)
intitulée « Velours » (天鹅绒)
(1),
mais, rompant la linéarité initiale, le récit a été
éclaté en quatre parties qui semblent au départ sans
lien les unes avec les autres ; on a donc
l’impression de contes de teneur et de style
totalement différents, jusqu’à ce que la dernière
partie vienne magistralement lier le tout, mais en
restant elliptique. Est ainsi préservée une part de
mystère, ou plutôt de merveilleux. Tels les rêves,
ce film est comme une expression du subconscient. Il
agit par l’image ; le sens est à décrypter ensuite.
Une affiche chinoise
Le soleil se lève
aussi
« Le
soleil se lève aussi »(太阳照常升起
tàiyáng
zhàocháng shēngqǐ,
littéralement le soleil se lève comme d’ordinaire)se
présente donc comme un puzzle savamment ordonné, ou
plutôt désordonné ; Jiang Wen et ses deux
scénaristes n’offrent guère qu’une clé de lecture
évidente : les dates, clairement indiquées. Les
trois premières parties se passent en 1976,
celle du milieu en été, les deux autres à l’automne.
La dernière partie, remontant à 1958, permet
de mieux comprendre les liens jusque là cachés des
personnages entre eux. Chaque partie semble en
rupture totale avec la précédente, donnant
l’impression d’un rêve absurde sans prise avec la
réalité, impression amplifiée par des images
flamboyantes, subtilement découpées et montées. Tout
est fait pour capter l’œil en déroutant l’esprit.
• La première partie -
【疯】- est placée sous le signe de la folie, et donne le ton
au reste.
Elle se situe dans un
village du sud de la Chine, dans un cadre luxuriant
qui a des couleurs de paradis terrestre, le vert de
la végétation tranchant sur le rouge de la terre
sous des ciels toujours changeants. Un adolescent
vit là seul avec sa mère. Celle-ci vient de
s’acheter une paire de chaussures brodées, qu’elle
parade triomphalement tout en continuant de marcher
pieds nus. Mais elle se les fait voler par un oiseau
étrange, aux couleurs bariolées, qui s’envole en
criant « Je sais, je sais »…
Sa folie empire de jour en jour. Son fils la
retrouve au sommet d’un arbre ou en train de creuser
un trou au pied d’un autre pour en extraire de gros
galets ronds qu’elle utilise pour se construire un
refuge mystérieux dans la forêt, décoré de débris
récupérés de sa vie passée ; dans ses moments
d’excitation, elle se met à casser tous les bols qui
lui tombent sous la main, ou à brûler la main de son
fils pour lui faire
La mère (1ère partie)
comprendre la différence entre
un mort et un vivant ; quand elle est calme, elle tourne en
rond sur la terrasse de la maison en récitant un poème.
Son fils essaie vainement de comprendre son passé et qui a
bien pu être son père ; mais sa mère ne lui en dit rien, et
brûle les lettres qu’elle conservait de lui. Il doit se
tourner vers un oncle pour avoir quelques indices : son père
était un soldat, volontaire parti se battre en Russie, où il
est mort ; sa mère a alors amené leur bébé au village pour
l’y élever.
Finalement, elle disparaît ; son fils est alerté par les
cris des gamins du village qui l’appellent au bord de la
rivière : au fil de l’eau dérivent les vêtements de sa mère,
arrangés miraculeusement comme sur un lit de mort, les deux
chaussures brodées flottant en avant… Scène surréaliste
d’une extrême beauté.
• La deuxième partie - 【恋】- a pour thème l’amour.
Joan Chen en Lin Dafu
(2ème partie)
Le cadre est celui
d’une université, pendant la Révolution culturelle.
Le professeur Liang (梁老师) a été affecté à la
cuisine, où il est en charge d’une équipe de cinq
jeunes filles qui reçoivent des coups de fil d’un
pervers anonyme. Liang finit par se couper, et va se
faire soigner à l’infirmerie. Il est alors la cible
involontaire des avances de la séduisante doctoresse
Lin (林大夫).
Lors d’une séance de cinéma en plein air où est
projeté le ballet « Le détachement féminin rouge »
(1), l’une des spectatrices ayant crié son
indignation parce qu’elle vient de se faire pincer
le derrière par un malfrat, c’est une véritable
chasse à l’homme qui s’ensuit, lampes de poche à la
main. Liang est le suspect. Il cherche refuge chez
son ami Tang (老唐) qui tente de l’aider à sortir de
ce mauvais pas. Mais il est durablement affecté par
cette atteinte à son intégrité : on le retrouve
pendu dans la cour de l’université.
• La troisième partie - 【枪】- retrouve le cadre du
village initial, mais le thème est ici celui de la violence.
Si l’on est attentif, on remarquera à la fin de la première
partie que la mère, avant de disparaître, rappelle à son
fils qu’il doit aller chercher le professeur. Effectivement,
on retrouve le fils, devenu chef de brigade, conduisant un
tracteur sur le même chemin de terre rouge en compagnie du
professeur Tang et de sa femme, au moment où il est appelé
pour découvrir les vêtements de sa mère dérivant sur la
rivière. Cette partie est donc le pendant de la première.
Tang a été envoyé au
village en rééducation. Mais que faire dans le
village quand on est professeur de chimie ? Tang
étant aussi fervent chasseur, il va passer ses jours
à chasser avec la horde bruyante des gamins du
village, qui retentit dès lors des rires des enfants,
de ses coups de fusil et des échos de son clairon.
C’est une chasse fantastique filmée comme un ballet
sauvage.
Pendant ce temps, la femme de Tang se console de sa
solitude en séduisant le
Tang et sa bande de
gamins (3ème partie)
jeune chef de brigade. Tang
apprend sa trahison en passant un jour devant la mystérieuse
cahute de pierres blanches construite par sa mère ; il
entend sa femme murmurer : « Mon mari dit que la peau de mon
ventre ressemble à du velours. » Blessé à vif, il décide de
tuer le jeune garçon, mais lui accorde cependant un sursis,
ébranlé par son innocence lorsque celui-ci lui demande ce
qu’est du velours. Mais ce n’est qu’un sursis et cette
troisième partie se termine par le coup de fusil fatal.
• La quatrième partie - 【梦】- nous ramène en 1958 et
donne les clés permettant de saisir les liens entre ces
destins croisés. Son thème est en même temps le thème
central du film : le rêve.
La première séquence nous emmène dans les sables du désert
de Gobi, où l’on retrouve la "mère folle" de la première
partie, alors enceinte, et la femme du professeur Tang
avançant côte à côte à dos de chameau. C’est en apparence
totalement incongru et surréaliste. Mais c’est tout
simplement le début de l’histoire.
La fête du mariage
(4ème partie)
La femme du professeur
Tang raconte à sa compagne de route qu’elle est une
Chinoise d’outre-mer et qu’elle a rencontré un
professeur dont elle est tombée amoureuse ; il a été
envoyé au Xinjiang et elle va le rejoindre pour
l’épouser. L’autre l’écoute sans rien dire. A un
moment, arrivées à un embranchement, elles se
séparent, chacune continuant de son côté.
La caméra suit la jeune femme enceinte jusqu’à un
village : son mari est mort, et elle vient récupérer
ce qu’il lui a laissé.
Elle apprend alors qu’en
réalité, il ne lui a pas été fidèle et ne lui laisse pour
tout souvenir qu’un manteau troué de trois balles, trois
nattes de femmes et une liasse de lettres. Elle décide alors
de revenir dans son village, au Yunnan, donner naissance à
leur enfant. Mais le choc affectif a déjà atteint son
équilibre mental.
Pendant ce temps, l’autre femme a retrouvé Tang, et les
locaux leur préparent, sous des tentes dans le désert,
devant un feu de camp, une fête de mariage à la Kusturica :
bruyante et colorée. Liang aussi est là, entouré de femmes
auxquelles il pince les fesses sans que cela entraîne
d‘autres conséquences que des cascades de rires… Alors que
la fête bat son plein, à la tombée du jour, passe un train.
L’une des tentes s’enflamme et, portée par le vent, le suit
en l’éclairant, dans une scène fantomatique. La « mère folle
» est à bord, en route pour le Yunnan, elle a déjà accouché,
et, dans sa folie naissante, a laissé tomber le bébé sur les
rails, au milieu de fleurs qui ont brusquement éclos dans le
désert. Le soleil est sur le point de se lever…
II. Une
histoire portée par l’image
Il ne faut
cependant pas attendre de cette partie des explications
claires pour esprits logiques. Le film est construit comme
un tissu de réminiscences oniriques qui agit par le pouvoir
quasiment hypnotique de l’image, et où sont gommés les liens
de cause à effet d’une narration classique. Il n’y a
d’ailleurs pas forcément de lien de causalité, comme dans la
vie : beaucoup de choses arrivent pas hasard, sans que l’on
sache vraiment pourquoi, comme les fleurs qui s’ouvrent le
matin ou le soleil qui se lève à l’Est. Il s’agit simplement
de suivre des personnages qui se croisent, en proie à des
passions diverses et victimes de la folie du temps.
Image travaillée
Le sens est à
déduire de l’image, et de ses symboles, et elle est d’une
richesse et d’une profusion inouïes. Rien d’étonnant : trois
des meilleurs chefs opérateurs chinois du moment ont
travaillé sur le film, chacun apportant sa touche
personnelle :
-Yang
Tao (杨涛)a travaillé avec
Wang Xiaoshuai
(« So close to paradise », 1999) et Zhang Yuan (« Les
petites fleurs rouges », 2006) ;
-Quant
à Mark Lee Ping-bin (李屏宾),
il a travaillé sur presque tous les films de
Hou Hsiao-hsien,
de « Un temps pour vivre et un temps pour mourir »
en 1985 à « Three times » en 2005, en passant par
« Les fleurs de Shanghai » en 1998 ; c’est aussi lui
qui a dirigé la photo de « Printemps dans une petite
ville » de
Tian Zhuangzhuang(2002) ; mais il est bien sûr surtout célèbre
pour avoir été le chef opérateur (avec
Affiche chinoise avec
les personnages
Christopher Doyle) du célébrissime « In the mood for love »
de
Wong Kar-wai.(2000).
Les décors
naturels ont bien sûr été soigneusement choisis : le
district de Shangri-la au Yunnan et le désert de Gobi
apportent leur part d’exotisme et de rêve. Mais ces décors
naturels ont été retravaillés pour donner en particulier la
richesse de couleurs désirée : ainsi, des tonnes de terre
rouge ont été transportées au Yunnan pour donner le
contraste visuel qui caractérise la première partie, celle
de la folie.
Messages véhiculés
Les chaussons brodés
Quant aux
symboles dont sont chargées les images, leur sens
n’est pas univoque, mais variable en fonction des
situations, les images se répondant d’une partie à
l’autre, comme en écho, mais un écho légèrement
faussé, comme le sont les souvenirs que l’on garde
en mémoire. Ainsi les sonneries répétées du clairon
de la troisième partie font écho à celles que joue
Tang dans la dernière partie : dans celle-ci, ce
sont des sonneries festives et triomphantes, elles
traduisent la joie effusive du nouveau marié ; dans
les séquences de chasse précédentes, ce sont les
ponctuations d’une chasse qui est aussi un jeu, mais
un jeu violent, un défoulement brutal, comme si Tang
se rappelait avec une sorte de rage le son de ce
clairon lors de son mariage.
On a ainsi
une double histoire d’amour trahi sur fond
historique lui-même tragique puisque 1958 est
l’année du lancement du "Grand Bond en avant", qui
se traduira trois ans plus tard par une terrible
crise économique et une famine
qui fera
quelque trente millions de
victimes selon les estimations les plus conservatrices,
tandis que
1976 est
l’année de la mort de
Mao Zedong et celle de la fin officielle de la
Révolution culturelle. Il y a donc une corrélation
étroite entre les soubresauts de l’histoire et les
destinées des personnages, mais l’histoire n’est
qu’une toile de fond.
Si les
excès et absurdités de la Révolution culturelle sont
clairement suggérés, dans la deuxième partie en
particulier, l’histoire fait l’objet d’un traitement
symbolique, comme le reste. Les quatre thèmes
principaux qui régissent les destins personnels des
personnages peuvent être étendus à l’histoire même
de l’époque. Si l’on part du début, le lancement du
"Grand Bond en avant" peut être considéré comme un
immense rêve de développement accéléré, entraînant
une période fébrile de constitution des communes
populaires, la création des mini-hauts fourneaux
dans les villages, tout cela souvent présenté comme
résultant d’une immense ferveur populaire, en
corrélation directe avec l’humeur festive de la
dernière partie : c’est un rêve, mais un rêve
joyeux, une grande fête populaire.
Pure beauté de l’image
Jaycee Chan dans le
rôle du fils
Malheureusement, l’illusion fut de courte durée et
les lendemains furent ceux des fêtes trop arrosées :
une bonne gueule de bois, et la réalisation brutale
que c’était là une foliecomme était
folie, également, la Révolution culturelle. Cette
ferveur, qui a caractérisé l’immense élan conduisant
à l’avènement de la République populaire, s’est
trouvée trahie par les faits, trahie comme s’est
trouvé trahi l’amour des deux principaux
personnages, la mère et Tang, trahison dégénérant
soit en violence, soit en folie. Mais la vision
finale est celle, fantastique, d’un train roulant au
bout de la nuit, emportant avec lui un bébé qui
vient de naître…
Mais
rien de tout ceci n’est clairement dit : cela reste
de l’ordre du rêve, ou ce qu’il en reste une fois
éveillé. « Le soleil se lève aussi » est déjà devenu
un classique du cinéma chinois, résultat de sept
longues années de silence imposé : il
apparaît ainsi
comme une explosion créatrice après un passage forcé dans le
désert…
Note sur les
principaux acteurs :
Il y a un
mélange de stars de Hong Kong et du continent.
Jiang Wen (姜文)
interprète le rôle du professeur Tang Yulin (唐雨林),
son épouse
Zhou Yun (周韵)
celui de la mère folle. Son fils est interprété par
Jaycee Chan (房祖名),
fils de
Jackie Chan, Liang (梁老师)
par Anthony Wong (黄秋生)
et la doctoresse Lin (林大夫)
par
Joan Chen
(陈冲).
Clin d’œil
:
Interviewé, chacun des acteurs a donné du film sa
vision particulière qui souligne le caractère
kaléidoscopique de l’œuvre : Jaycee Chan a dit
qu’il avait un rôle proche de celui d’un film d’art
martial ; Anthony Wong a répondu que c’était un film
érotique où il avait une chance de chanter ; Joan
Chen a déclaré que, pour elle, c’était comme
« Vacances à Rome » [film de William Wyler avec
Audrey Hepburn et Gregory Peck, dans lequel une
jeune princesse en visite à Rome décide de fuguer et
tombe amoureuse d’un reporter] et
Jiang Wen et Anthony
Wong
en Tang et Liang
Zhou Yun que
c’était une histoire d’amour fantastique et tragique.
Note sur la
musique :
La
bande son est signée Joe Hisaishi, qui a réalisé les
bandes originales des films d’animation de Miyasaki et
celles de « Dolls » et « Hana-Bi » de Takeshi Kitano. Elle a
les mêmes couleurs brillantes, les mêmes tonalités lyriques
que l’image elle-même, ce qui a fait dire à un critique
chinois que le film était un festin pour
l’œil et pour l’oreille
(“视听盛宴、声色大餐”).
III. La
symbolique du film : deux exemples
1. Un exemple du
symbolisme subtil de la musique
L’exemple choisi
est un extrait musical : la chanson interprétée par Anthony
Wong au début de la deuxième partie. Il chante, en
s’accompagnant à la guitare, un air connu intitulé « Belle
rivière Solo »
(《美丽的梭罗河》) ;
non seulement la mélodie est envoûtante, mais elle a en
outre toute une histoire dont la symbolique est multiple et
reflète bien la complexité de lecture du film, au moins pour
le public occidental (et les jeunes Chinois d’aujourd’hui).
« Belle
rivière Solo »
vient d’un chant indonésien, Bengawan Solo, composé
par Gesang Martohartono en 1940, pendant la seconde guerre
mondiale, alors que le pays était sous occupation japonaise.
Version originale
:
Le chant fait référence à la
rivière qui coule dans le centre de Java et en fait un
symbole national :
« Bengawan Solo, c’est le chant de notre
histoire.
Cette grande rivière a fasciné depuis les
temps les plus anciens,
Sa source est entourée de milliers de montagnes et
elle coule jusqu’à la mer.
Elle est toujours sillonnée de bateaux de
marchands,
Qui portent aussi la marque de notre histoire. »
Gesang n’avait aucune formation musicale. Son père possédait
une usine qui produisait du batik, mais il fit faillite
avant que son fils ait terminé ses études élémentaires. Le
jeune Gesang eut donc une jeunesse difficile, et devint
chanteur de "kerongcong",
musique populaire indonésienne influencée par les chansons
portugaises. Il composa
Bengawan Solo
à l’âge de 23 ans, sans savoir lire ni écrire une partition.
Au début, il chanta sa composition dans les fêtes de
mariage. Puis deux stations de radio locales diffusèrent la
chanson et ce fut le départ d’une vague de popularité
nationale. En 1947, elle fut transcrite en japonais et
devint immédiatement célèbre dans le pays. De là elle gagna
la Chine où la mélodie atteint des sommets de popularité
après l’enregistrement historique, en mandarin, par Ms Poon
Sow Keng pour Hongkong Pathé en 1957.
En 1960, une version anglaise de la chanson fut enregistrée
et diffusée à Hong Kong, avec des paroles différentes,
décrivant une soirée romantique sous un ciel scintillant
d’étoiles et des palmiers frissonnant sous une brise légère,
« au bord de la rivière de l’amour ». C’est cet
enregistrement historique par Rebecca Pan (潘迪华)qui figure
dans la bande son du film de
Wong Kar-wai « In the mood for love » où
Rebecca Pan elle-même interprète le rôle de Mrs. Suen :
Jiang Wen a repris la chanson en jouant sur la double
interprétation possible de Solo, ou
梭罗
Suoluo en transcription chinoise. La rivière Suoluo est en
effet aussi une rivière du Yunnan, affluent du fleuve
Lancang, le plus long des trois fleuves nord-sud du Yunnan,
celui qui devient le Mékong en passant la frontière.
Il faut revoir l’extrait du film en gardant ces histoires en
tête :
Les paroles sont
les suivantes :
美丽的梭罗河 我为你歌唱 Belle
rivière Suoluo, je chante pour toi.
你的光荣历史 我永远记在心上 Ton
histoire glorieuse, je la garde éternellement dans mon cœur.
旱季来临 你轻轻流淌 Quand
la saison sèche approche, tu coules tout doucement. ;
雨季时波涛滚滚 你流向远方 A
la saison des pluies, tes flots roulent vers des contrées
lointaines ;
你的源泉是来自梭罗 Ta
source vient de Suoluo,
万重山送你一路前往
Des milliers de montagnes accompagnent la course
滚滚的波涛流向远方
effrénée de tes flots vers ces contrées lointaines.
一直流入海洋 你的历史
Tu te déverses tout droit dans l’océan ; ton histoire
就像一只船 商人们乘船远航
ressemble donc à celle d’un bateau que les marchands
empruntent pour
un voyage au long cours
在美丽的河面上
un voyage sur la belle rivière.
Les premières
images sont celles des vêtements de la mère disparue
dérivant au fil de l’eau : la chanson suggère le caractère
symbolique de la rivière emportant l’âme de la mère dans un
voyage au long cours, un voyage vers « des contrées
lointaines ». La chanson est cependant, en même temps, un
symbole d’amour (dans sa version de Hong Kong), amour trahi
de la mère, et cause de sa folie.
Mais c’est
aussi une mélodie qui véhicule toute la nostalgie des années
soixante : même si ce furent des années officiellement
qualifiées de « difficiles » en Chine, pour les deux
professeurs du film qui avaient à cette époque l’âge où l’on
tombe amoureux et où l’on se marie, elles évoquent des
souvenirs d’émotions juvéniles nimbées de douceur et de
joie.
Quant aux
images suivantes des cinq jeunes filles pétrissant la pâte
auxquelles s’adresse directement la chanson, chargées d’un
érotisme légèrement ironique, elles renvoient à une séquence
du ballet « Le détachement féminin rouge » et constituent un
contre-point satirique à l’émoi suggéré par la chanson,
donnant le ton du reste de la deuxième partie
…
2. La symbolique
du « Détachement féminin rouge »
Le pastiche du
Détachement féminin rouge
La
deuxième partie du film de Jiang Wen « Le soleil se
lève aussi » comporte une référence directe au grand
classique de la période maoïste : « Le détachement
féminin rouge » (《红色娘子军》),
dans sa version ballet. En effet, la scène qui
montre les cinq jeunes filles pétrissant de la pâte,
présentée comme une sorte de ballet musical avec un
accent particulier porté sur les mouvements de
jambes, est calquée sur une scène de ce ballet.
Cette œuvre a eu en effet une importance
particulière pour toute une
génération de
Chinois et elle véhicule encore aujourd’hui tout un substrat
symbolique qu’il faut connaître pour bien comprendre ce que
suggèrent les images du film de Jiang Wen.
« Le
détachement féminin rouge » est d’abord, chronologiquement,
un superbe film de Xie Jin (谢晋),
réalisé en 1960 aux Studios de Shanghai. Relatant l’histoire
d’une jeune femme exploitée par un cruel propriétaire
terrien qui réussit à s’évader pour rejoindre le
« détachement féminin rouge » créé dans les années trente
par les communistes dans l’île de Hainan pour lutter contre
les forces locales du Guomingdang, le film est une sorte de
poème épique dont la force est toujours intacte.
« Le
détachement féminin rouge » a ensuite été choisi dès 1964
par la femme de Mao, Jiang Qin, pour devenir, après
adaptation en ballet, l’une des huit œuvres phares de la
Révolution culturelle, les fameux yàngbǎnxì
(« 样板戏 »),
généralement traduits par « opéras modèles » mais qui
comportent en réalité deux ballets : « Le détachement
féminin rouge » et « La fille aux cheveux blancs ». Des
deux, c’est le premier qui est devenu le plus symbolique,
c’est sans doute aussi le plus réussi et celui dont le
succès a été le plus durable : il a été représenté
lors de sa visite historique en Chine du président américain
Richard Nixon en 1972, et même, récemment, choisi pour
l’inauguration officielle de l’opéra de Pékin, en octobre
2007.
Ces « œuvres
modèles » vont être, pendant dix ans, les seules autorisées
en Chine, et non seulement autorisées, mais obligatoires et
omniprésentes. Elles sont diffusées partout, grâce au
cinéma et à la télévision, mais aussi par le biais de
disques, livres, affiches ; tout le monde les connaît, et en
connaît la musique par cœur. Un film à partir du ballet « Le
détachement féminin rouge », en particulier, est tourné en
1970, par Cheng Yin (成荫),
et a attiré les foules. Même aujourd’hui, il reste une œuvre
étonnante qui ne manque pas de souffle. On peut imaginer
l’impact qu’il eut à l’époque en Chine, ce fut comme une
bombe.
Aujourd’hui encore, les Chinois qui étaient alors
enfants ou adolescents en parlent avec nostalgie.
Tout cela représente un moment important de leur
existence ; les yangbanxi furent pour eux
l’équivalent des « musicals » américains des années
soixante, « The sound of music », « My fair lady »…
Récemment, les yangbanxi ont été mis au
programme des classes de musique des écoles
primaires et élémentaires chinoises, et beaucoup de
parents s’en sont déclarés ravis, disant qu’ils
pourraient ainsi entonner les chants avec leurs
Punition de la
trahison
enfants. Il y
a même un nouvel engouement pour leur musique chez les
jeunes ; celle du « Détachement féminin rouge » a même été
utilisée pour inspirer du « break dancing »…
La nostalgie,
cependant, va plus loin. Les jambes nues des combattantes
sur pointe sont alors devenues, pour la génération des
adolescents de la période (comme Jiang Wen), l’une des
seules images pouvant alors suggérer la sensualité.
Aujourd’hui, bien des adultes parlant de cette époque
évoquent leur émoi en découvrant sur l’écran les
combattantes en short très court, dévoilant des jambes
rendues encore plus attirantes par les exercices sur
pointes. C’était une époque où toute manifestation de
sexualité était totalement interdite.
Séquence finale du
train
Le duo
des deux protagonistes du ballet, Qinghua/Changqing,
par exemple, était alors l’une des images les plus
populaires : elle apparaissait sur des affiches mais
aussi sur toutes sortes d’objets domestiques.
L’image de Qinghua dans une pose légère et un
costume de soie rouge révélant les formes de son
corps, appuyée délicatement sur le bras de son
fringant partenaire, suffisait à enflammer
l’imagination romantique des adolescents d’alors,
réduisant à néant le discours idéologique du Parti
prônant l’ascétisme.
Dans ces
conditions, les jambes nues des jeunes filles pétrissant
leur pain (autre symbole), dans le film de Jiang Wen,
renvoient directement à celles des soldates sur pointes du
ballet. Leur attitude légèrement théâtrale est un clin d’œil
au film de Cheng Yin, les jambes levées comme dans un ballet
et les gros plans sur leurs mollets ne laissent aucun doute.
Elles deviennent un symbole de la période de la Révolution
culturelle qui sert de cadre historique à cette partie du
film.Mais
c’est un symbole léger et plein d’ironie qui donne le ton à
toute la deuxième partie.
La nostalgie
est là surtout dans la musique (et en particulier dans la
chanson « Belle rivière Suoluo »), les images viennent la
diluer. Jiang Wen avait déjà montré la Révolution culturelle
vue par des jeunes de l’époque dans son premier film,
centrant son discours sur l’éveil de la sensualité chez ces
jeunes en cette période généralement présentée sous ses
aspects les plus dramatiques. Cela lui avait valu un énorme
succès lors de sa sortie en Chine. La seconde partie du
« Soleil se lève aussi » est ainsi comme un pendant ironique
de ce premier film.
En ce sens,
cette deuxième partie du « Soleil se lève aussi », qui
semble au départ totalement incongrue et sans rapport, au
moins stylistique, avec le reste du film, apparaît en fait
comme une autre déclinaison du thème de la folie : la folie
générale de l’époque, avec tout l’absurde qu’elle a pu
comporter, mais traitée dans un registre de comédie, et de
comédie musicale.
Note
(1) On peut
comparer le texte de la nouvelle au film de Jiang Wen :