« Sur La
Sungari » de Jin Shan : un film étonnant qui garde sa part
de mystère
par Brigitte Duzan, 10 novembre 2018
« Sur la Sungari » (《松花江上》)
est un film réalisé en 1947 par
Jin Shan (金山)
dans ce qui était alors la Compagnie
cinématographique de Changchun. Etonnant en termes
esthétiques, il ne cesse d’intriguer par ses
conditions mêmes de production et réalisation.
Un film d’une grande beauté formelle
Un scénario original
Ecrit par Jin Shan, le scénario est un exemple de
scénario littérairequi reflète l’expérience et le talent de Jin
Shan comme acteur et metteur en scène de théâtre.
L’histoire
commence à la veille du 18 septembre 1931, jour de
l’invasion de la Mandchourie par les troupes
japonaises. La première partie du film se passe à la
fin de l’été dans un petit village sur les bords de
la Sungari
[1]
et reflète un bonheur paisible ; mais c’est
Sur la Sungari,
affiche d’origine
une partie
introductive, cette vie calme dans une nature encore sauvage
étant bouleversée par l’arrivée d’une escouade de soldats
japonais qui brutalisent la population et recrutent les
hommes pour participer à l’effort de guerre du Japon. Les
parents de la jolie Sunnü (孙女)
sont tués ; elle s’enfuit avec son cousin Qingnian (青年)
[2]
qui, lui-même été réquisitionné pour un convoi de transport
d’explosifs, l’a sauvée in extremis des mains du chef de
l’escouade qui tentait de la violer.
Zhang Ruifang et Wang
Renlu
Ils errent longtemps dans la forêt avant que
Qingnian trouve à s’embaucher, dans une mine aux
mains des Japonais. Les conditions de travail sont
épouvantables, les cadences infernales ; les hommes
qui faiblissent meurent sous les coups du janissaire
japonais. Un jour, la mine est inondée, presque tous
les mineurs qui étaient au fond périssent dans
l’accident. Lorsque les Japonais offrent une maigre
compensation de dix yuans par mort, c’est l’émeute.
Les Japonais tirent sur la foule désarmée. Sunnü et
Qingnian réussissent à s’enfuir, mais sont
poursuivis. Ils semblent perdus lorsqu’ils sont
sauvés par l’arrivée providentielle
d’un groupe de partisans qui se révèlent être des anciens du
village. Ils se joignent à eux.
Des innovations stylistiques
D’une
grande beauté, le film frappe par son esthétique en
noir et blanc qui rappelle celle des premiers films
muets soviétiques. Il évoque tout particulièrement,
dès les séquences d’ouverture, le réalisme empreint
de poésie de Dovjenko
[3] :
on retrouve dans le film des images qui semblent
directement inspirées de chefs d’œuvre de ce grand
réalisateur, comme La terre (Зeмля
1930) ou Zvenigora (Звенигора
1928) :
on retrouve les images de la nature, des animaux,
l’attitude comme méditative des personnages, les
scènes de foule, et même de personnages défilant sur
Le grand-père et sa
petite-fille
une pente ou vus à travers l’écartement des jambes bottées
d’un janissaire.
Le convoi de céréales
Cette référence implicite tranche sur les références
habituelles des films chinois de la fin des années
1940, qui renvoient en général à l’âge d’or du
cinéma de Shanghai des années 1930. C’est là l’une
des grandes originalités de ce film.
Certaines prises de vue sont nouvelles dans le
cinéma chinois de l’époque, comme les longues
séquences en extérieur suivant les personnages de
loin. Mais Jin Shan fait aussi preuve d’une grande
maîtrise de l’ellipse dans la narration. L’image est
là pour se substituer à de longs développements.
Quant aux séquences de la révolte contre les
Japonais dans la mine de charbon, elles fourniront
un modèle pour les scènes de lutte des masses
populaires dans les films chinois ultérieurs. La
représentation des partisans luttant dans l’ombre
contre les Japonais, en saisissant contraste avec
leur passé de villageois paisibles, amène à
considérer l’envahisseur et ses exactions comme un
facteur d’éveil de la conscience populaire à la
nécessité de la lutte pour conquérir sa liberté.
Une interprétation magistrale
La mort du père
Interrogés par les
Japonais :
le grand-père, sa
petite-fille et son cousin
Les interprètes sont des acteurs de théâtre, et leur
jeu, très intériorisé, est parfaitement adapté à la
conception même du film. Les scènes d’intérieur,
alternant avec les ouvertures sur une campagne
glacée, sont des scènes de théâtre qui déroulent le
fil narratif, sans forcément de longs dialogues. La
caméra se pose en gros plan sur les visages, dont le
regard même suffit à exprimer ce qui reste
elliptique dans la narration.
Le film est construit autour des deux personnages
principaux et de leur entourage, et les interprètes,
dans leur hiératisme théâtral, atteignent une
dimension symbolique :
Zhang Ruifang (张瑞芳)
dans le rôle de Sunnü ; c’est l’un des sommets de sa
carrière,
Wang Renlu (王人路)
dans le rôle de Qingnian,
Pu Ke (浦克)
dans le rôle du grand-père,
Zhou Diao (周凋)
dans celui du chef de la brigade des partisans.
Notons aussi que, des deux chefs opérateurs, l’un,
Yang Jiming (杨霁明),
avait commencé par des photographies de mises en
scène de théâtre, puis, en 1932, était parti comme
photographe de guerre sur le front ; l’autre, Chen
Minhun (陈民魂),
continuera sa carrière après 1949 comme directeur de
la photographie des grands films des années 1950
(surtout 1956-58), et encore du début des années
1960.
Une soirée de
réjouissance (jour de paye à la mine)
Une
zone d’ombre
Composition entre
ombre et lumière
Le film conserve cependant ce que Marie-Claire
Quiquemelle appelle une « zone d’ombre » et que l’on
ne pourra peut-être jamais élucider.
Il a été
tourné à Changchun dans un studio qui était alors
sous obédience nationaliste. En effet, après la
prise de Changchun par l’armée soviétique
[4],
les studios Manying, créés par les Japonais au
Manchukuo, et très bien équipés, furent remis aux
communistes chinois venus de Yan’an qui les
rebaptisèrent Studio cinématographique du Nord-Est.
Mais, pendant l’été 1946, les Nationalistes
lancèrent une grande offensive dans la région et
prirent le contrôle de la ville, faisant refluer les
communistes vers le nord. Ils établirent très vite
la Compagnie de production de Changchun, la
réalisation du premier film étant confiée à Jin
Shan, connu pour ses activités antijaponaises.
Cependant, il était aussi membre (clandestin) du
Parti communiste, depuis 1932. Comment a-t-il pu
être choisi dans ces conditions ? C’est cela, cette
« zone d’ombre » de l’histoire du film.
L’inspiration de
Dobjenko : l’homme et la nature
Zvenigora
Il fut
terminé à l’automne 1947 et projeté en novembre à
Shanghai où il eut beaucoup de succès auprès du
public et reçut de bonnes critiques
[5].
Il faisait partie, à l’origine, de la « collection
de Wu Zingzai » et c’est ainsi qu’il est parvenu
dans la collection du CDCC
[6].
Le film (non sous-titré)
Bibliographie
Souvenirs de Jin Shan et Zhang Ruifang :
Chinese Film: The State of the Art in the People's Republic,
George Stephen Semsel p. 23
[1]
La Songhua (松花江),
ou Sunggari en mandchou, est le plus grand
tributaire du fleuve Amour. Elle descend des monts
Changbai, à la frontière entre la province de Jilin
et la Corée du Nord. Après Harbin, elle se jette
dans l’Amour à Tongjiang (同江),
au Heilongjiang, l’Amour marquant la frontière entre
la Chine et la Russie.
[2]
Ils n’ont pas véritablement de nom :
elle s’appelle « la petite-fille » (elle reste seule
avec son grand-père) et lui « le jeune ». Ce simple
détail leur donne une portée symbolique.
[3]
Alexandre Dovjenko (1894-1956), l’un
des plus importants cinéastes soviétiques aux côtés
d’Eisenstein, Vertov et Pudovkin.
[4]Les
troupes soviétiques ont profité de la défaite du
Japon pour envahir le Manchuluo en août 1945
et ont dissous l’Etat. La ville de
Changchun tomba ensuite aux mains des Nationalistes,
et a été reprise par l’Armée populaire de libération
après un siège de cinq mois, de mai à octobre 1949,
blocus sanglant qui n’a laissé que 40 000
survivants, 150 000 habitants étant morts de faim.
[5]
D’après la note sur le film de
Marie-Claire Kuo-Quiquemelle/Kuo Kwan Leung pour le
catalogue du festival de Bologne, en juin 2018,
« Along the Sungari » faisant partie du programme
spécial de films chinois du festival.
[6]
Wu Xingzai (吴性栽),
créateur de la Wenhua (文华影片公司),
en 1946,
dans le but de réaliser des films artistiques à
petit budget traitant de problèmes sociaux
contemporains. Marie-Claire Kuo-Quiquemelle a fait
sa connaissance dans les années 1970, et il lui a
confié divers films tournés à la fin des années
1940.