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«The City of Life and Death » : relecture humaniste du massacre de Nankin par Lu Chuan

par Brigitte Duzan, 8 mai 2009, révisé 28 septembre 2011

 

Troisième film de Lu Chuan (陆川), sorti en Chine en avril 2009, «The City of Life and Death » a été couronné de la Concha de Oro au 57ème festival de San Sebastian en septembre, cette même année, ainsi que du prix de la meilleure photographie. Il a été présenté au festival du film asiatique de Deauville en mars 2010, puis est sorti en France en juillet, avec le même retentissement.

 

Le titre chinois se lit comme une déploration : (ah !)  Nankin ! Nankin ! (南京! 南京!》).Le film dépeint en effet les exactions commises en décembre 1937 dans l’ancienne capitale impériale par les troupes d’occupation japonaises qui ont mis la ville à feu et à sang après l’avoir investie. C’est ce qu’on appelle dans les livres d’histoire « le massacre de Nankin ».

 

Faisant partie des films réalisés dans le cadre de la commémoration du soixantième

 

Affiche française

anniversaire de la fondation de la République populaire (et même des dix films « recommandés » dans ce cadre), il a attiré les foules. Sorti dans plus d'un tiers des salles du pays, le film a engrangé quelque dix millions de dollars les cinq premiers jours. Sur ce seul critère statistique, il arrive en seconde position derrière le « Red Cliff » (《赤壁》) de John Woo (吴宇森) qui en a récolté près de 15 millions en quatre jours.

 

«The City of Life and Death » n’est cependant pas une peinture tirant à la caricature, ni une dénonciation des atrocités de la guerre. Il se veut une réflexion sur cet épisode tragique menée de différents points de vue, un film humaniste et introspectif marqué par une certaine relativisation des événements et des responsabilités en cause.

 

S’il a dans l’ensemble été bien accueilli, il a aussi déchaîné des controverses passionnées, en particulier sur internet, preuve que le sujet est toujours aussi sensible en Chine, mais aussi que le film va au delà des idées reçues (1).

 

Un film conçu d’abord pour le public chinois

 

Affiche chinoise

 

Lu Chuan a mis quatre ans à préparer son projet. Ce fut l’un de ceux sélectionnés lors du forum du financement de film de Hong Kong en 2005. Lu Chuan pensait d’abord sortir son film pour l’anniversaire du massacre lui-même, mais il eut beaucoup de mal à réunir le financement. Finalement, le tournage n’a démarré qu’en septembre 2007, et a duré neuf mois. Surtout, le réalisateur s’est battu pendant près d’un an pour obtenir le visa de censure car les relations sino-japonaises étaient alors dans une phase de détente, et les autorités chinoises voulaient éviter tout sujet de dispute.

 

Or, Lu Chuan voulait impérativement que le film sorte en Chine, l’objectif étant de proposer au public chinois une vision différente de celle habituellement proposée dans les films du continent traitant du même sujet : une vision plus humaine et moins manichéenne. Il a dû accepter pas mal de coupures et de compromis, mais finalement le

film, produit par le très officiel China Film Group (2), est sorti avec l’approbation des autorités de censure.

 

En effet, le film aurait perdu beaucoup de son sens s’il n’avait pu être diffusé qu’à l’étranger et dans quelques festivals, car ce que Lu Chuan a voulu montrer, c’est que les soldats japonais n’ont pas tous été les monstres sanguinaires et diaboliques uniformément présentés jusqu’ici, mais aussi que la guerre a des effets déviants sur les comportements. Pendant ses années d’études à Nankin, le futur réalisateur a visité le mémorial aux victimes du massacre, et ce qui l’a frappé, c’est la manière froide et didactique dont étaient présentés les faits. Il a donc désiré réaliser sa propre version de l’histoire, en la présentant vue par les différents protagonistes eux-mêmes, l’histoire vue de l’intérieur, en quelque sorte.

 

Il est parti d’un livre qui a modifié profondément la vision de cet épisode historique : le best-seller d’Iris Chang « Le Viol de Nankin », paru en 1997.

 

Le livre d’Iris Chang

 

Iris Chang (张纯如) était une journaliste sino-américaine, née en 1968 à Princeton. Le « Viol de Nankin » fut son second livre, sous-titré « L’holocauste oublié de la seconde guerre mondiale » et publié pour le 60ème anniversaire de l’événement. Il a contribué à éveiller l’intérêt pour un sujet qui était jusqu’ici traité avec la plus grande prudence par le gouvernement chinois, et peu familier du public

 

Ce sont les récits de ses grands-parents, survivants du massacre, qui l’ont incitée à écrire ce livre, qui comporte des témoignages directs de victimes survivantes ainsi que des descriptions des atrocités commises par les troupes japonaises. Il a été critiqué par divers historiens pour

 

Le viol de Nankin (traduction française)

contenir des erreurs factuelles, donnant ainsi des arguments aux conservateurs japonais pour dénoncer une conspiration sino-américaine.

 

Iris Chang

 

Le livre est resté sur la liste des best-sellers du New York Times pendant dix semaines. Iris Chang devint un personnage public médiatisé, qui se fit l’avocate passionnée des victimes en demandant au gouvernement japonais une reconnaissance des faits et des compensations adéquates. Il s’ensuivit un débat politisé qui déboucha sur la résolution du Congrès américain de 1997 qui allait jusqu’à demander des excuses du gouvernement japonais. Iris Chang fut même confrontée dans une émission télévisée à l’ambassadeur du Japon aux Etats-Unis qui regretta que « des actes de violence regrettables aient été commis par des membres de l’armée japonaise », à quoi elle répondit que c’était justement le flou de ce genre d’expression qui était inacceptable par le peuple chinois.

 

Dans un entretien avec le Straits Times de Singapour, en 1998, elle déclara avoir écrit le livre « poussée par la rage », ajoutant que l’important pour elle était « que le monde

sache ce qui s’était passé à Nankin en 1937. »

 

En août 2004, alors qu’elle faisait des recherches pour un nouveau livre, sur un autre épisode tragique de la guerre du Pacifique, celui des tortures infligées à des soldats américains capturés par l’armée japonaise dans la péninsule de Bataan, Iris Chang fut hospitalisée pour dépression, et se suicida quelques mois plus tard, à l’âge de 36 ans. Un reporter déclara alors : « Iris Chang a allumé une flambeau et nous l’a passé ; nous ne pouvons pas permettre qu’il s’éteigne. »

 

 

Iris Chang présentant son livre

Après 2005, les projets de films sur Nankin se sont multipliés (3). 2006, année du 75ème anniversaire du début de l’invasion de la Chine par le Japon (en septembre 1931), vit la sortie du très institutionnel « Procès de Tokyo » de Gao Qunshu, qui est un monument en soi.

 

La « fièvre » de l’année 2007

 

Mais c’est surtout l’année 2007 qui fut une année chargée et délicate : c’était à la fois le 70ème anniversaire du massacre de Nankin et le 35ème anniversaire de la reprise des relations diplomatiques sino-japonaises (le 29 septembre 1972).

 

Sur le plan cinématographique, cette année vit fleurir les projets sur Nankin, non seulement en Chine, mais aussi à l’étranger puisque les Américains et les Allemands s’intéressaient à l’histoire de la « zone de sécurité internationale » et au rôle que les étrangers vivant à Nankin y avaient joué. Chacun cherchait en fait à faire sa propre « Liste de Schindler ». Cela donna, côté américain, un documentaire intitulé « Nanking » (en transcription anglaise). Il était financé par le président adjoint d’AOL, Ted Leonsis, inspiré par le livre d’Iris Chang.

 

Le film japonais

 

Le film fut projeté au festival de Sundance, sur quoi les Japonais outrés réalisèrent leur propre version des événements, sortie aux Etats-Unis sous le titre « The Truth about Nanking » (南京の真実 ,Nankin no shinjitsu) ; le réalisateur Satoru Mizushima déclara à la sortie du film, un mois avant l’anniversaire du massacre, que « Nanking » était fondé sur les témoignages truqués d’Occidentaux et que  les criminels de guerre japonais étaient des bouc émissaires, morts en martyrs comme le Christ sur la croix pour racheter les fautes du Japon.

 

On comprend mieux dans ce contexte le caractère très novateur du film de Lu Chuan, qui tente pour la première fois de dépasser la polémique en essayant de voir quel a bien pu être le calvaire vécu par les soldats des deux camps. Il semble d’ailleurs que la force du film ait convaincu d’autres réalisateurs chinois qui avaient des projets analogues de les abandonner (4), laissant Zhang Yimou méditant sa revanche.

 

L’histoire (re)vue de l’intérieur

 

Le best-seller d’Iris Chang était basé sur des documents d’archives, ainsi que des récits et témoignages de survivants du massacre. Lu Chuan est allé plus loin. En effectuant des recherches documentaires lors de la préparation de son film, il a rencontré un collectionneur chinois qui possédait des carnets intimes de soldats japonais. La lecture de ces notes personnelles, complétées par des rencontres avec des témoins directs des événements, survivants du massacre et soldats japonais, a déterminé la structure du film et sa logique.

 

Les événements sont présentés du double point de vue d’un soldat chinois et d’un soldat japonais, auxquels s’ajoutent les principaux personnages qui font partie de la « zone de sécurité internationale » créée par John Rabe, un Allemand qui vivait alors à Nankin et qui, grâce à ses liens avec les Nazis, réussit à convaincre les Japonais qu’il était de leur bord et à organiser cette zone protégée où trouvèrent refuge bon nombre d’habitants de Nankin qui furent ainsi sauvés du

 

Photo du tournage de

 The City of Life and Death

massacre ; cela lui vaut d’être comparé à Oscar Schindler et il vient d’ailleurs de faire l’objet d’un film allemand éponyme coproduit par la Huayi Brothers, également sorti en Chine.

 

Outre une institutrice revenue de l’étranger, Jiang Shuyun (云), interprétée par Gao Yuanyuan ()(5), il est entouré de son secrétaire, monsieur Tang (唐先生), interprété par Fan Wei(范伟), que l’on connaissait plutôt jusque là dans le registre comique, mais qui nous donne ici une composition toute humaine d’un personnage simple, brave père de famille entraîné malgré lui dans le flux des combats.

 

Liu Ye dans le film

 

Mais le film tourne surtout autour des deux protagonistes essentiels de l’histoire : les deux soldats. L’un est chinois, il s’appelle Lu Jianxiong (), et il est interprété par Liu Ye () (5). C’est un soldat du Guomingdang. On oublie trop souvent que, en 1937, Nankin

était la capitale de la Chine de Chang Kai-chek ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’histoire du massacre a été si longtemps occultée par l’histoire officielle, avant d’être bassement utilisée par le pouvoir à des fins nationalistes pour lutter contre le « révisionnisme » japonais.

 

Son alter ego est le soldat japonais Kadokawa ((角川 en chinois), interprété par Hideo Nakaizumi. Kadokawa est un type simple et sensible qui est tombé amoureux d’une des « filles de réconfort » que le pouvoir japonais leur a procurées, ce qui provoque les moqueries de ses camarades autour de lui. Il n’est pas non plus insensible au charme de l’institutrice Jiang Shuyun. Il apparaît comme un simple instrument du militarisme nippon. Au milieu du carnage ambiant, l’écœurement croissant qu’il ressent le conduit à une remise en question de la guerre, de ses objectifs et surtout de ses moyens.

 

Il est symbolique que les deux meurent : Kadokawa en se suicidant, accablé par sa conscience et comme pour racheter ses fautes, mais aussi Lu Jianxiong qui disparaît en silence, dans l’anonymat. Ce n’était pas prévu au départ dans le scénario, mais Lu Chuan a changé d’opinion : s’il n’y a pas vraiment de méchant dans cette histoire, il n’y a pas non plus de héros. Il y a juste des hommes entraînés dans la guerre, malgré eux. Leur mort reflète leur défaite personnelle, qui

 

Gao Yuanyuan

est celle, en même temps, de la nature humaine dans ces conditions.

 

Le côté esthétique n’est pas en reste. Le film a été tourné en noir et blanc, ce qui est d’autant plus impressionnant, et suggère de façon liminale la qualité d’un film d’archive. La photo a valu au film d’être primé à San Sebastian. Quant aux acteurs, ils sont excellents et très bien dirigés, Liu Jie en particulier dans un rôle très intériorisé. La qualité artistique de l’œuvre contribue à accroître l’impact du contenu lui-même qui a déclenché une vive controverse dès la sortie du film.

 

La controverse

 

C’est le personnage de Kadokawa qui a suscité les controverses les plus acerbes. C’est la première fois qu’un soldat japonais est dépeint dans un film chinois sous un jour aussi sympathique. Du coup, le nationalisme toujours latent en Chine s’est exacerbé, certains sont allés jusqu’à menacer le réalisateur de mort sur son blog, d’autres ont demandé s’il était chinois ou japonais…

 

Cependant, Lu Chuan a parcouru les grandes villes de Chine, depuis la sortie de son film, pour expliquer sa démarche et sa logique, soulignant qu’il voulait avant tout susciter une réflexion pour aller au-delà des idées reçues (6).

 

S’il est attaqué, il est aussi défendu par de nombreux intellectuels et historiens, comme Jing Shenghong, professeur d’histoire à l’université normale de Nankin, spécialiste du massacre de Nankin, qui a publié sur internet une critique, reprise sur divers sites, très favorable au film : « Le réalisateur a eu raison de raconter aussi cette histoire à travers l'œil d'un soldat japonais. Il ne s'agit pas de redorer l'image des Japonais, mais de donner à voir une autre réalité sur ces événements. Une partie de l'armée japonaise a eu honte pendant les massacres et a éprouvé de la compassion pour les Chinois... Le journal de John Rabe ainsi que d'autres témoignages d'Occidentaux le prouvent... »

 

Un tel film ne représente pas seulement un grand pas en avant dans la réflexion sur la guerre. Sorti avec l’aval des autorités chinoises, il peut être considéré aussi comme une avancée politique et une ouverture idéologique en Chine. Après tout, c’est grâce à un tel travail de réflexion que la France et l’Allemagne ont réussi à surmonter les traumatismes de leur passé.

 

Mais c’est aussi, tout simplement, un très beau film.

 

 

Bande annonce

 

 

Notes

(1) Il faut quand même signaler un autre film, très peu connu, qui aborde le sujet sous un angle original, c’est « Qixia Temple 1937 » (《栖霞寺1937) , dont une copie est à la médiathèque du Centre culturel de Chine à Paris.

(2) Le plus important groupe de production d’Etat à l’heure actuelle, China Film Group s’est associé, pour produire le film, au groupe de Hong Kong Media Asia, dont le PDG, Peter Lam, est un ami de Lu Chuan, ainsi qu’au groupe pékinois Stella Megamedia et à Jiangsu Broadcasting. Le budget initial était de 12 millions de dollars, près de 15 si l’on inclut les frais de publicité.

(3) Mais il y avait eu un film précurseur, en 1995 : « Don’t cry Nanjing » de Wu Ziniu.

(4) Citons deux projets de réalisateurs de Hong Kong qui avaient annoncé en 2007 qu’ils avaient obtenu le feu vert des autorités chinoises de censure pour leur scénario. Le premier est Stanley Tong (唐季), un ancien cascadeur de la Shaw Brothers né en 1960, passé à la réalisation en 1989 après avoir fondé sa propre société de production. C’est l’auteur de films d’action typiques du cinéma de Hong Kong, avec vedettes mythiques pour assurer le succès au box office et suites multiples pour capitaliser sur ledit succès. Après son dernier film, « The myth », en 2005, il a annoncé qu’il préparait un projet « ambitieux » sur le massacre de Nankin ; le film devait s’appeler « The diary » (日记) et envisager les événements du point de vue des Occidentaux, d’où le titre qui renvoie au journal tenu par John Rabe. Les vedettes présumées devaient être Chow Yun-Fat, Maggie Cheung et Andy Lau…

Le deuxième film annoncé côté Hong Kong était de Yim Ho (严浩), l’un des réalisateurs de la « nouvelle vague » de Hong Kong, dans les années 80. Le site sina.com a annoncé en mars 2007 que le scénario, après révisions, avait été approuvé par le Bureau du cinéma et que le film devait s’appeler « Nanking Xmas 1937 »  《南京圣诞1937. Le sujet était identique et le budget itou, autour de 35 millions de dollars.

(5) Note sur les acteurs :

- Gao Yuanyuan (), née en 1979, a commencé sa carrière cinématographique par un petit rôle dans « Spicy Love Soup » (《爱情麻辣烫》) de Zhang Yang (张扬)en 1997. C’est cependant en 2005, avec le rôle de Qing Hong (青红)dans le film de Wang Xiaoshuai (王小帅) « Shanghai Dreams » (《青红》) qu’elle a véritablement affirmé son talent.

- Liu Ye (), né en 1978, a commencé à faire parler de lui en 2001 pour son rôle d’homosexuel dans le film de Stanley Kwan « Lan Yu » (蓝宇) ; en 2002, il a gagné une reconnaissance internationale avec son interprétation de Ma Jianling, le violoniste du film de Dai Sijie (戴思杰) « Balzac et la petite tailleuse chinoise » (《巴尔扎克与小裁缝》).

(6) Voir ses déclarations à l’une de ses conférences de presse lors de la sortie du film :

 

 

 

En complément :

Video de la conférence de presse à San Sebastian :

http://www.sansebastianfestival.com/in/tv_video.php?v=1186&d=2009-09-21

 

 

 

 

 

 
 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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