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« Yan Ruisheng » : un film qui fait date, signé Ren Pengnian

par Brigitte Duzan, 29 juin 2013

 

« Yan Ruisheng » (《阎瑞生) est l’un des films les plus célèbres des débuts du cinéma de Shanghai. Sorti en 1921, il était inspiré d’un meurtre qui avait fait la une de la presse à sensation, et de la presse tout court, à Shanghai pendant toute l’année 1920.

 

Rondement mené comme une affaire commerciale par le réalisateur, Ren Pengnian (任彭年), et un groupe d’investisseurs soucieux de capitaliser sur la popularité du fait divers, et le succès de ses adaptations dans la littérature et au théâtre ; c’est en même temps un film qui fait date dans l’histoire du cinéma chinois : c’est le premier long métrage de fiction – et même de docu-fiction - réalisé en Chine.

 

La rumeur de la ville

 

Si le meurtre en question avait fait sensation, c’est que le meurtrier comme sa victime n’étaient pas des personnages anodins et que le mobile n’avait rien d’anodin non plus.

 

Meurtre d’une courtisane

 

L’affaire fut dévoilée peu à peu au public par les  tabloïdes (小报) de Shanghai, et en premier lieu par le Jingbao ou Crystal (晶报), dont l’une des rubriques concernait la vie des maisons closes de la ville. Le 12 juin 1920, le journal annonça qu’une célèbre courtisane du nom de Wang Lianying (王莲英) avait disparu depuis quatre jours. Elle était célèbre pour avoir été élue en 1917 « premier ministre du Pays des Fleurs » (花国总理).

 

Le journaliste en profitait pour ajouter qu’elle avait accumulé beaucoup de dettes et qu’elle s’était probablement enfuie pour échapper à ses créanciers. Mais, le 18 juin, il s’avéra qu’il s’agissait bien du corps de Wang Lianying, et toute la presse s’empara de l’affaire, pour donner des détails sur sa vie, sur celle de son meurtrier, qui était en cavale, puis suivre les développements au jour le jour.

 

Lianying était originaire de Hangzhou, mais vivait à Shanghai avec sa petite fille et ses parents, fumeurs d’opium, qu’elle entretenait. Sa mort était donc un désastre pour eux.

 

Le meurtrier était un dénommé Yan Ruisheng (阎瑞生) qui avait travaillé pour des firmes étrangères mais s’était retrouvé au chômage, à la suite de malversations, ajoutait-on, ce qui ne l’avait pas empêché de continuer à mener la vie fastueuse dont il était coutumier, et en particulier de courir les femmes. S’étant retrouvé sans argent et endetté, il avait emprunté une bague en diamant à l’une des amies de Lianying, Xiao Lin Daiyu (小林黛玉) et l’avait mise en gage ; il avait ensuite misé l’argent ainsi obtenu sur un cheval et avait tout perdu.

 

Sachant que Lianying avait elle aussi de précieux bijoux, il était allé lui en demander, mais elle avait refusé. Il avait alors monté un enlèvement pour la tuer et récupérer ses bijoux : un ami lui avait prêté sa voiture et il s’était fait aider de deux comparses.

 

Procès et exécution du meurtrier

 

Ce n’est que le 9 août que Ruisheng fut capturé, dans une gare de chemins de fer à Xuzhou, dans le nord du Jiangsu, où il était venu chercher du travail. Mais sa photo avait été diffusée partout. Une semaine plus tard, son complice Wu Chunfang (吴春芳) fut arrêté à son tour.

 

Débuta alors un procès qui fut couvert au jour le jour par la presse. Ruisheng plaidait non coupable : un paysan étant passé par là au moment où ils entraînaient Lianying dans un champ de blé, il lui aurait proposé un tour en voiture pour le distraire, et aurait laissé les deux autres tuer la jeune femme. Mais Chunfeng se disait aussi innocent.

 

Le 13 septembre, l’affaire fut portée devant les tribunaux militaires, le cas relevant de la « suppression du banditisme ». Ceci entraîna un nouveau procès qui se termina un mois plus tard : les deux comparses furent condamnés à mort, et l’exécution fixée au 23 novembre.

 

Un sujet en or pour l’édition et le théâtre

 

Après les journalistes, ce sont les écrivains qui s’emparèrent du sujet, ou plutôt en même temps qu’eux, car les deux premiers livres furent publiés avant même l’arrestation de Yan Ruisheng.

 

Succès dans l’édition

 

Les deux premiers livres, publiés en juillet et au début d’août, décrivaient la vie de Lianying, en commençant par son enfance.

 

1. Le premier s’intitulait « Chronique du meurtre de Lianying, premier ministre du Pays des Fleurs » (《花国总理莲英被害记). Selon l’auteur, Lianying avait reçu une bonne éducation à Hangzhou où son père avait une boutique de tissu. Mais l’affaire avait périclité car il était opiomane, et Lianying avait été obligée de se prostituer pour subvenir aux besoins de la famille. L’un de ses clients, Yang Sheng (杨生) était tombé amoureux d’elle, mais il était parti aux Etats-Unis continuer ses études.

 

Puis, au milieu des années 1910, le Zhejiang passa une loi interdisant de fumer de l’opium. Toute la famille partit alors vivre à Shanghai. Mais Lianying se heurta à une concurrence très vive et eut du mal à retrouver la notoriété qu’elle avait à Hanghzou. Pour se distinguer, elle apprit l’opéra de Pékin. C’est sa réussite dans ce domaine, en particulier, que récompensa son prix en 1917.

 

C’est alors que son ami de Hangzhou revint de Washington. Ils reprirent leur liaison, Lianying tomba enceinte, mais ses parents affolés lui demandèrent de ne pas se marier tout de suite. C’est alors qu’eut lieu la tragédie…  le livre s’arrêtait là, car en juillet on n’en savait encore guère plus.

 

2. Le second livre sur le sujet, « La triste histoire de Lianying » (《莲英痛史), suivait la même trame, mais avec quelques divergences. Lianying était bien née à Hangzhou, mais dans une famille mandchoue, et ses parents tenaient une maison de thé. Son père était mort brusquement, la maison de thé avait périclité et Lianying était partie à Shanghai avec sa mère où elle s’était prostituée pour vivre. C’est là qu’elle avait rencontré ledit Yang Sheng, après son élection en 1917, et qu’elle était tombée enceinte, revenant à Hangzhou pour accoucher.

 

Dans ce livre-ci, Yan Ruisheng apparaît à la fin du premier tiers : originaire du Hubei, fils unique et gâté par sa mère, malgré de bonnes études, il était devenu oisif et séducteur. L’auteur enclenche ensuite sur le reste de l’histoire, mais ajoute deux rêves pour la dramatiser : l’un fait par Lianying avant de partir en voiture avec Ruisheng, l’autre par son amie Xiao Lin Daiyu à laquelle elle apparaît en rêve pour lui annoncer son meurtre.

 

A la fin, l’auteur promettait d’écrire la suite dès qu’elle serait connue. Il tint parole et la publia après l’exécution de Ruisheng, sous le titre « La sombre histoire de Yan Ruisheng » (《阎瑞生最恶史). Il y racontait comment le meurtrier s’était caché un temps chez un parent près de Shanghai, puis, sur le point d’être pris, s’était enfui en se jetant à l’eau, et était allé jusqu’à Tianjin et Qingdao. Le reste raconte sa capture à Xuzhou, puis le procès, avec de longs extraits des rapports publiés dans les journaux.

 

3. D’autres livres vinrent encore broder sur le sujet, comme « L’exécution de Yan Ruisheng » (《枪毙阎瑞生》), publié pendant l’hiver 1920, qui rappelait qu’il y avait trois complices, Wu Shangfang et Fang Rishan (吴春芳和方日珊) outre Yan Ruisheng, et que les responsabilités étaient partagées.

 

Mais, avant son exécution, Yan Ruisheng lui-même écrivit sa propre version des faits qui fut publiée en août 1923 par la World Press (上海世界书局) : « Le propre récit de Yan Ruisheng » (《阎瑞生自述), où il continuait d’affirmer que ce n’était pas lui qui avait tué Lianying.

 

Il terminait ainsi:

“我是一个独子,从小到大,没有一天不受到慈母的溺爱。当我从巡捕房里出来时,只看见母亲泪流满面,我知道她是在为我痛心万分。”

« Je suis fils unique ; depuis tout petit, je n’ai pas manqué un seul jour de l’amour de ma mère. Quand je suis sorti du bureau de police, je n’ai vu que les larmes inondant son visage. Je sais que je lui ai causé un tourment infini. »

 

Comme les autres livres, celui-ci eut un succès retentissant. Ce sont en grande partie les bénéfices réalisés sur sa publication qui permirent au fondateur de la World Press, Shen Zhifang (沈知方), qui n’avait établi son affaire que depuis 1917, d’en faire l’une des trois plus importantes maisons d’édition de Shanghai.

 

Devenu célèbre, comme « premier assassinat dans le monde des Fleurs » (花界第一谋杀案), le sujet fut aussi adapté au théâtre, avec le même succès.

 

Succès au théâtre 

 

1. Le cas le plus intéressant est celui de Zheng Zhengqiu (郑正秋) que l’on connaît surtout comme réalisateur, fondateur de la Minxing en 1922, mais qui avait alors une troupe de théâtre et fut le premier à s’intéresser au sujet ….

 

Il avait commencé sa carrière cinématographique avec un premier court métrage de fiction en 1913, en collaboration avec Zhang Shichuan (张石川). Mais la Première Guerre mondiale ayant bloqué les importations de pellicules et de matériel, Zheng Zhengqiu s’était retrouvé avec un groupe d’acteurs qu’il ne pouvait faire tourner.

 

Publicité pour la pièce de théâtre jouée au Théâtre du Rire

 

Au lieu de les laisser se disperser, il en fit une troupe de théâtre parlé, et monta des pièces dans un petit théâtre de la concession internationale, le Théâtre du Rire (笑舞台), qui était dédié à ce genre encore balbutiant (1). Le problème était de trouver des sujets ; les pièces étaient donc souvent adaptées de nouvelles, et de traductions d’œuvres étrangères, mais aussi de faits divers. Le meurtre de Lianying était idéal.

 

Zheng Zhengqiu

 

Zheng Zhengqiu en conçut l’idée dès le début de l’affaire, fin juin/début juillet 1920, mais les autorités de la Concession internationale firent pression sur lui pour qu’il attende que le meurtrier ait été jugé avant de la mettre en scène. Le projet ne put donc voir le jour que le 25 novembre. Zheng Zhengqiu n’était plus le seul sur le terrain, mais le délai avait permis à son équipe d’assister au procès, et de faire des recherches sur les personnages et les ressorts cachés du crime.

 

Toute la publicité de la pièce fut axée sur le réalisme du livret et de la mise en scène, l’histoire étant « à 80 % fondée sur les faits réels », donc à l’opposé des romans qui ne faisaient que « diffuser des rumeurs » (造谣小说).

 

Ce réalisme commençait par les acteurs eux-mêmes, qui parlaient les dialectes des différents endroits dont étaient

originaires les personnages, dont le dialecte de Hangzhou. Les acteurs interprétant Lianying et Ruisheng étaient très ressemblants, mais, cerise sur le gâteau, c’était Yang Sheng lui-même qui interprétait son rôle, avec une publicité supplémentaire annonçant qu’il allait raconter la véritable histoire de sa liaison avec Lianying.  

 

2. D’autres pièces accentuèrent encore ce côté réaliste, en allant à des extrêmes pour attirer un public qui connaissait déjà l’affaire dans ses moindres détails. Ce fut le cas pour la pièce mise en scène au « Nouveau théâtre », à la mi février 1921 : la publicité annonçait un vrai bateau et une vraie voiture sur la scène. Il y avait autant de monde dans la rue que dans la salle lors des représentations, pour voir passer les acteurs et les éléments du décor, dont la fameuse voiture…

 

 

Un livret du Théâtre du Rire

 

 

Bref, le meurtre de Wang Lianying était un sujet en or qui attirait les foules à Shanghai dont il était même devenu emblématique. Un observateur a pu dire qu’on ne pouvait se dire shanghaïen si l’on n’avait pas vu une pièce sur le meurtre (2).

 

Il régnait une ambiance d’affairisme autour de cette affaire. Le formidable succès des pièces de théâtre attira l’intérêt d’un cinéaste, mais ce ne fut pas Zheng Zhengqiu, ce fut Ren Pengnian (任彭年).

 

Un film mené comme une opération commerciale

 

L’initiative vint en fait d’un groupe d’investisseurs qui avaient été proches de la victime et de son assassin, et qui proposèrent à la Commercial Press d’en faire un film. Ce fut Ren Pengnian qui fut désigné pour le réaliser, et ce sont les investisseurs qui interprétèrent les principaux rôles, qu’ils

 

Publicité pour le film Yan Ruisheng

connaissaient bien. En ce sens, le film était véritablement un docu-fiction.

 

Un vrai docu-fiction

 

Le scénario fut rédigé par Yang Xiaozhong (杨小仲), l’un des premiers scénaristes chinois qui venait d’être embauché par la division cinématographique de la Commercial Press, et dont la carrière de cinéaste fut justement lancée par ce film. Il reprit les éléments de l’affaire qui avaient fait la une

 

Yan Ruisheng, l’une des rares photos du film

 

des journaux et la base des livrets des différentes pièces, mais en y ajoutant les témoignages personnels des investisseurs/acteurs, avec anecdotes et détails pittoresques.

 

Le rôle principal était interprété par Chen Shouzhi (陈寿芝), qui était en même temps celui qui avait lancé le projet et en était l’investisseur principal. Il était lui-même employé dans une firme étrangère, comme l’avait été Yan Ruisheng, qu’il avait d’ailleurs bien connu et dont il était capable d’imiter les attitudes.

 

Le rôle de Wang Lianying était joué par Wang Caiyun (王彩云),  elle-même ancienne courtisane, devenue la concubine du riche fils de famille qui avait prêté sa voiture à Yan Ruisheng le jour du crime, et qui était également investisseur. 

 

C’est l’un des plus célèbres joueurs de football de Shanghai, Shao Peng (邵鹏), qui fut choisi pour interpréter le rôle de Wu Chunfa, tandis que Ren Pengnian jouait celui du deuxième complice, Fang Rishan (方日珊). Enfin, c’est un autre investisseur, Gu Kenfu (顾肯夫), qui devait d’ailleurs plus tard devenir lui-même réalisateur, qui prit le rôle de la mère de Lianying, faute d’actrice pour le faire.

 

La mise en scène insistait sur le caractère réaliste de l’action, comme les pièces de théâtre, mais les moyens propres au cinéma permirent d’aller plus loin, en tournant en extérieur.

 

Une opération commerciale

 

Les investisseurs créèrent pour produire le film une société dont ce fut le seul objet et qui fut liquidée ensuite :

 

Yan Ruisheng : la scène du meurtre

« La société de recherche sur le cinéma »  (中国影戏研究社).

 

Ils menèrent l’opération à grand renfort de publicité, dépensant 200$ par jour pour louer pendant huit jours  le cinéma le plus luxueux de Shanghai, l’Olympic Cinema. Ils firent salle comble pendant la semaine de projections, et firent au total un bénéfice de plus de quatre mille dollars.

 

On ne peut que regretter qu’il ne reste que quelques photos du film…

 

 

Notes

(1) Théâtre créé en 1915 sous le nom de « Petite scène » ou « Petit théâtre » (小舞台) pour donner des pièces de « nouveau théâtre » (新剧), c’est-à-dire les premières formes de théâtre parlé en Chine (早期话剧). Repris et transformé en 1920, par Zheng Zhengqiu, Zhang Shichuan et quelques autres, il sera en fait la matrice originelle de la Mingxing.

(2) Paraphrase de la fameuse phrase : on n’est pas vraiment chinois tant qu’on n’a pas vu la Grande Muraille (不到长城非好汉).

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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