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« Conjugaison » : premier film d’Émily Tang,

subtilement inspiré des événements de Tian’anmen

par Brigitte Duzan, 6 septembre 2022

 

 

Conjugaison

 

 

« Conjugaison » (《动词变位》) est en grande partie autobiographique, produit par la propre société de la jeune réalisatrice Émilie Tang (Tan Xiobai 唐晓白), créée pour l’occasion et enregistrée à Hong Kong. Sorti en 2001 au festival de Locarno, le film y a été couronné du prix spécial du jury.

 

Pékin, l’hiver suivant les événements de Tian’anmen

 

L’histoire se déroule à Pékin pendant l’hiver 1989, quelques mois après les événements de juin. Tourné clandestinement sur les lieux mêmes, le film se passe en grande partie soit de nuit soit en intérieur, voire les deux, ce qui contribue à l’impression délétère qu’il dégage. Pour rapporter ce dont il est interdit de parler et qui, officiellement, n’est jamais arrivé, Emily Tang manie avec subtilité l’art immémorial en Chine de rendre l’invisible visible en utilisant allégorie et métaphore.

 

Le scénario d’Émily Tang décrit un groupe de jeunes désorientés, s’efforçant de surmonter leur dépression et de retrouver un sens à leur vie alors qu’ils sont soumis à une répression très dure et que règne la loi martiale décrétée au lendemain des « incidents ». Ils sont cinq anciens étudiants, dont deux – Guosong (郭松) et son amie Xiaoqing (晓青) - se sont rencontrés sur la place au moment des manifestations et vivent maintenant ensemble. Sur eux pèse l’absence d’un autre ami, un musicien qui a « disparu ».

 

Le film est tissé d’allusions symboliques, la première à décrypter étant celle du titre, sachant qu’il n’y a pas de conjugaisons en chinois, mais que la réalisatrice était étudiante de français à l’université de Pékin au moment des manifestations, comme Xiaoqing dans le film. L’explication est donnée au début, par une professeure de français interprétée par Emily Tang elle-même, qui fait un cours sur le plus-que-parfait – temps indiquant l’achèvement d’une action avant une action elle-même passée, une antériorité noyée dans les brumes du passé. 

 

Mais le présent est évoqué explicitement, même si c’est en termes voilés : du fait de l’interruption des cours, le semestre précédent, ils ont accumulé du retard dans le programme, il faut maintenant le rattraper, dit la professeure en conclusion. Le présent qui préoccupe Xiaoqing, cependant, est bien plus prosaïque :  ses notes ne concernent pas le plus-que-parfait, mais ce qu’elle doit acheter pour arranger la nouvelle chambre où elle va emménager avec Guosong.

 

Appel à la discipline et à l’esprit de corps

 

C’est bien le temps qui est au centre du film, ou plutôt sa perception très ambiguë, en cet hiver 1989 : au présent des autorités, dont le regard est fixé sur l’avenir pour mieux effacer le passé, s’oppose le retour vers le passé de la réalisatrice, vers un plus-que-parfait évanescent et inexprimable dont elle fait pourtant son sujet. L’accélération de la course en avant orchestrée par le pouvoir cet hiver-là est traduite visuellement à l’écran par les chiffres qui s’affichent dans une séquence ultérieure sur le mur de l’usine où travaille Guosong : il s’agit du compte à rebours avant les Jeux asiatiques de 1990 [1]  - une sorte de futur antérieur occultant l’autre compte à rebours qui n’a plus lieu d’être, remontant vers le 4 juin.

 

L’entraînement auquel doit se soumettre Guosong au sein du groupe de danse créé dans l’usine en vue de participer à la cérémonie d’ouverture de ces Jeux est l’occasion de souligner la militarisation de la société, l’accent mis sur la discipline et l’allégeance au pouvoir et au Parti, dans un grand élan d’unité nationale. Très subtilement, les termes dans lesquels est exprimé cet appel à la « discipline » et à « l’esprit de corps » sont ceux d’un grand classique « rouge » de 1956 coréalisé par Lin Shan (林杉) et Sha Meng (沙蒙) : « La bataille de Shangganling » (《上甘岭》), épisode célèbre de la guerre de Corée et symbole de la résistance héroïque face à un ennemi supérieur en nombre. Or, dans le film, alors que le commandant Zhang Zhongfa (张忠发) a quitté sa position retranchée pour se lancer à l’assaut de l’ennemi sans autorisation, il se fait rabrouer au téléphone par son supérieur hiérarchique : dans des circonstances aussi graves, tempête celui-ci, il faut faire preuve d’encore plus de discipline et d’esprit de corps.

 

 

La bataille de Shangganling

 

 

Et pour le cas où le spectateur n’aurait pas vu l’allusion, quelques séquences plus loin, tandis que Guo Song est un soir chez son ami Tianyu (田雨) et discute avec lui en buvant une bière, un film passe à la télévision, allumée derrière eux : c’est « La bataille de Shangganling », et on entend le chant « Ma patrie » (《我的祖国》) que le film a rendu célèbre.

 

Ma patrie (extrait du film) : https://en.wikipedia.org/wiki/My_Motherland

 

Un peu plus tard, tandis que Guo Song s’est endormi, son ami regarde la fin du film, un acte de bravoure aveugle inspiré d’un fait réel qui a, dans « Conjugaison », une portée symbolique dédoublée : faisant suite à l’entraînement du groupe de danse de l’usine, il souligne encore la nécessité d’obéissance aux ordres et de sacrifice à la patrie.

 

Crise nationale et amis disparus

 

Par ailleurs, lorsque Guosong et son amie arrivent dans le couloir menant à la nouvelle chambre où ils vont habiter, on entend des bribes de nouvelles diffusées à la radio, où il est question de troupes stationnées dans la capitale et de réductions de dépenses, affirmant ainsi la présence physique de l’Etat, que l’on sent cependant fragile : la voix a des ratés, le son faiblit et finit par disparaître lorsque le couple est entré dans la chambre.

 

Ce qui est ainsi évoqué, c’est une atmosphère de crise nationale justifiant la loi martiale décrétée au lendemain de l’intervention des chars sur la place et toujours en vigueur cet hiver-là. Il ne reste plus déjà que des fantômes du passé, comme les bus du dépôt, en introduction, avant le titre du film - pendant les événements du printemps, ils servaient de dortoirs, de cantines, de dispensaires, de quartier général lors de la grève de la faim ; par la suite, ils sont devenus des substituts de chambre d’hôtel pour étreintes fugitives.

 

Et sur ces fantômes du passé plane l’absence de l’ami « disparu », dont tout le charisme venait de la musique qu’il jouait et pour laquelle on se souvient de lui. Mais le mélodrame est éludé, il n’est pas dépeint, pas représenté, il n’y a pas de corps de victimes, après Tian’anmen, tout a été soigneusement nettoyé, en une nuit ; il ne reste que des disparus, dont la mémoire bannie est elle aussi promise à disparaître. Disparu avec sa musique, l’ami disparu incarne le silence après le drame.

 

Mais il n’est pas seul, il y a un autre disparu dont l’absence pèse sur les esprits : le poète Haizi (海子) qui, lui, s’est suicidé à l’âge de vingt-cinq ans en mars 1989, un mois avant le début des manifestations. Il a laissé un paquet de poèmes dont Guosong a hérité et dont il lit de temps en temps des extraits, comme un legs venu « d’avant », un souvenir au plus-que-parfait.

 

 

Le poète Haizi

 

 

Lendemains amers

 

C’en est fini des idéaux, fini de la représentation, le rideau est retombé. Désormais, il faut bien tenter de vivre, et pour cela s’adapter à une Chine en pleine mutation, où la réussite économique est devenue primordiale, sauf à parvenir à partir à l’étranger. C’est ce que fait l’un des cinq amis, tandis qu’un second quitte la capitale pour rentrer chez lui. Les autres sont réduits à l’improvisation et à la débrouillardise : Tianyu ouvre un café en allant chiper des chaises dans son ancienne université, Xiaoqing va travailler avec lui. Quant à Guosong, il démissionne et se jette à la mer, comme on dit de ceux qui abandonnent le « bol en fer » des entreprises publiques : mais les lendemains ne sont guère glorieux, il est passé de la place à la rue, où il vend des écharpes.

 

Dans ce contexte, tout est aussi précaire que le son de la radio au début du film.  Guosong et Xiaoqing doivent fuir la police qui vient déloger les « éléments irréguliers » c’est-à-dire ceux sans papiers ni certificat de mariage en règle. Il ne leur reste plus qu’à quitter leur chambre et à se replier sur le bus.

 

Enceinte, Xiaoqing s’est fait avorter, et, dans le taxi qui les ramène de la clinique, ils passent par la place Tian’anmen, dans le plus profond silence. Xiaoqing a les yeux fermés, Guosong regarde ailleurs. C’est là qu’est né leur amour, mais il vient d’être « avorté ». Et les voix de Tian’anmen se sont tues.

 

Quand tous deux déménagent de leur petite chambre, on entend la radio, comme au début ; mais cette fois, le son est parfaitement clair (la voisine a envoyé son fils acheter des piles…) : ce qui est annoncé, c’est la levée imminente de la loi martiale dans la capitale, le 11 janvier 1990, en raison de la « grande victoire » remportée sur les forces contrerévolutionnaires à Pékin. Il est fait allusion à la vague de révolutions qui ont secoué le bloc soviétique, mais la Chine reste un bastion solide : « Quels que soient les troubles affectant le reste du monde, nous poursuivrons sans faillir sur la voie du socialisme. » Le son ne flanche plus, la présence de l’Etat s’est faite omniprésente, l’avenir est tout tracé : les barres à l’arrière du camion qui emmène le couple suggèrent une prison.

 

Une histoire de Zhang Yihe…

 

À la fin, devenue serveuse, Xiaoqing raconte des histoires à ses clients, ou plutôt les épisodes d’une histoire - celle d’une femme qui a tué son mari dont elle ne supportait plus les crises d’épilepsie : elle l’a coupé en morceaux qu’elle a mis dans une jarre comme de la viande salée, puis a glissé la jarre sous son lit ; au bout de quelques années, tout le monde s’est habitué à la « disparition » du mari et personne n’en parle plus. Mais sa belle-sœur vient rendre visite à la femme et, au cours du dîner, l’enfant qui avait assisté à la scène alors qu’il était encore bébé demande soudain quand la viande de son père va être bonne à manger… les faits éclatent alors au grand jour.

 

Cette histoire est celle de « Madame Liu » (《刘氏女》), un roman de Zhang Yihe (章诒和) fondé sur des faits réels, publié seulement en 2011 [2]. En fait, Emily Tang est la fille de Zhang Yihe, elle-même fille de Zhang Bojun (章伯钧), défenseur de la démocratie condamné comme droitier en 1957. Mère et fille constituent donc des symboles en elles-mêmes. Zhang Yihe a publié en 2002 un témoignage sur son père et ses amis intitulé « Un passé qui ne part pas en fumée » (《往事并不如烟》) …

 

De même que l’enfant de l’histoire, Emily Tang est restée muette pendant des années, douze ans dans son cas. Elle a rompu son silence alors que l’on croyait les « disparus » oubliés et le passé démembré. « Conjugaison » est l’évocation d’une infinie subtilité de ce passé douloureux qui, ainsi, ne partira pas en fumée.

 

Conjugaison, le film (sous-titres anglais)

 


 

[1] 11èmes Jeux asiatiques qui se sont tenus à Pékin du 22 septembre au 7 octobre 1990.

[2] Et traduit en français : Madame Liu, traduit du chinois par François Sastourné, Ming Books, mai 2013

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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