« White Deer Plain » (《白鹿原》)
est le film écrit et réalisé par Wang
Quan’an (王全安)
après « Apart
Together » (《团圆》),
Ours d’argent du meilleur scénario à la Berlinale en 2010.
« White Deer Plain » a été terminé en novembre 2011 et a été
en
compétition officielle à la Berlinale
en février 2012 ; le directeur de la photographie Lutz
Reitemeier y a remporté l’Ours d’argent de la meilleure
contribution artistique. Le film n’est sorti en Chine qu’en
septembre 2012, après de sérieuses coupes.
Adaptation du roman de Chen Zhongshi
Adaptation
Le
film est adapté, ou inspiré, du roman de Chen
Zhongshi (陈忠实)
« La plaine du Cerf blanc » (Bailuyuan《白鹿原》),
achevé en 1992, mais publié en totalité seulement en juin
1993 et couronné du prix Mao Dun en 1997, après corrections
et amendements. Il s’agit d’une longue saga historique, une
épopée paysanne qui a la particularité d’être l’histoire,
sur plusieurs générations, de deux familles d’un village du
Shaanxi, les Bái (blanc
白)
et les Lù (cerf
鹿),
d’où le titre chinois : la plaine des Bai et des Lu, ou
plaine du Cerf blanc, animal légendaire qui a aussi sa part
dans l’histoire [1].
Chen Zhongshi et Wang
Quan’an
Chacun
des deux clans l’emporte à tour de rôle ; les femmes
s’émancipent peu à peu, mais, comme dans l’histoire
traditionnelle des beautés diaboliques qui faisaient tomber
jusqu’aux empereurs, une concubine en fuite déclenche en
arrivant au village une chaîne tumultueuse d’événements
tragiques, tout en restant dans le roman un drame parmi
d’autres. L’histoire se déroule en effet au long des
turbulentes années de la première moitié du 20e
siècle (de 1911 à 1949), au gré des exactions de bandits et
de factions armées, des épisodes de sécheresse, de famine et
d’épidémies, sur fond d’essor progressif du communisme.
Scénario
Le
village des Bai et des Lu se situe dans le Shaanxi, sur le
plateau de lœss au sud-est de Xi’an. Le film, comme le
roman, commence en 1911 : la nouvelle parvient au village
que l’empereur a été renversé et qu’une République a été
instaurée. C’est un choc. Et le début d’un chaos qui ne fait
qu’empirer de jour en jour.
La stèle du « village
de la justice et de la droiture »
Un an
plus tard, les villageois se révoltent contre une nouvelle
taxe sur le blé imposée par le gouvernement révolutionnaire.
Plusieurs sont arrêtés. Bai Xiaowen (白孝文),
fils du chef du clan des Bai, Bai Jiaxuan (白嘉轩),
devient frère juré de Heiwa (黑娃),
fils aîné de Lu San (鹿三),
le loyal serviteur de Bai Jiaxuan. Dix ans plus tard, le
mariage de Bai Xiaowen est arrangé en même temps que celui
de Lu Zhaopeng (鹿兆鹏),
fils aîné de Lu Zilin (鹿子霖),
chef du clan des Lu, pour resserrer les liens entre les deux
clans rivaux. Mais Lu Zhaopeng se rebelle et s’enfuit.
Par
ailleurs, Heiwa quitte lui aussi le village pour aller
s’embaucher comme saisonnier pour faire la moisson dans une
grande propriété un peu plus loin. Tian Xiao’e (田小娥),
la concubine du riche propriétaire, jette son dévolu sur
Heiwa et le séduit. Mais ils sont découverts une nuit et
expulsés. Revenu au village avec Xiao’e, Heiwa demandent à
Bai Jiaxuan l’autorisation de se marier au temple familial
et d’avoir ainsi leurs noms inscrits dans les registres.
Mais Bai Jiaxuan refuse car Tian Xiao’e est une étrangère et
qui plus est une concubine en fuite. Bai Xiaowen aide son
frère juré Heiwa à s’installer avec Tian Xiao’e dans un
yaodong [2]
abandonné, à l’extérieur du village.
Les deux chefs de
clan, Bai Jiaxuan à g.
Pendant ce temps, Lu Zhaopeng a rejoint le Parti
communiste ; il revient au village et fonde la première
école primaire de la plaine en essayant de faire l’éducation
politique de Heiwa. Quand arrivent des soldats d’un seigneur
de la guerre pour réquisitionner le blé, les deux compères
entraînent les villageois à résister et à le brûler. C’est
leur première action d’éclat.
En
1926, Lu Zhaopeng contribue à la création de l’Union des
paysans dans le village, avec Heiwa à sa tête. Il mène
l’assaut contre le temple ancestral qui est détruit. La
violence se déchaîne. Les communistes sont pourchassés. Lu
Zhaopeng et Heiwa prennent la fuite. Comme Heiwa semble ne
jamais devoir revenir, Tian Xiao’e se tourne vers Bai
Xiaowen devenu chef de clan à la suite de son père et le
séduit, au grand dam de son père quand il le découvre. Les
rivalités s’exacerbent. La situation du village empire
d’année en année.
Difficultés d’adaptation
Le roman
n’a cessé d’être source de controverses. Les juges du prix
Mao Dun ont demandé à l’écrivain de réviser le roman en
plusieurs endroits pour qu’il puisse être sélectionné car
ils trouvaient qu’il donnait une image faussée de la
révolution chinoise et qu’il comportait des descriptions
sexuelles trop explicites. Ce n’est que qu’en 2015, peu
avant la mort de l’auteur, que le manuscrit initial a été
publié.
Bai Jiaoxuan refusant
que Heiwa et Xiao’e se marient dans le temple des
ancêtres
Après
l’attribution du prix, le roman a été adapté en roman
illustré en 2002, au théâtre en 2005 et en ballet en 2011.
Plusieurs grands réalisateurs, dont Zhang
Yimou (张艺谋),
Chen
Kaige (陈凯歌)
et Wu
Tianming (吴天明),
ont projeté de l’adapter au cinéma, mais ont renoncé devant
l’ampleur des problèmes que posait l’adaptation d’un récit
extrêmement complexe, sur des sujets sensibles dont le
traitement subtil mais peu orthodoxe ont valu au roman de
multiples critiques et controverses.
Outre
les scènes de sexe qui sont finalement secondaires, les
critiques des censeurs portaient sur deux points
essentiels : la manière dont sont dépeints les communistes
dans l’histoire, de manière guère plus valeureuse que les
nationalistes, et l’accent mis sur l’importance des valeurs
confucéennes comme principe fondamental garantissant
l’harmonie dans les relations humaines en permettant
d’éviter les conflits. L’un des personnages principaux du
roman, Bai Jiaxuan, est un confucianiste à l’ancienne qui
défend les valeurs ancestrales, et c’est justement quand
celles-ci sont balayées par les révolutionnaires que la voie
est ouverte au chaos, à la violence et à la misère,
culminant avec l’invasion japonaise.
Les deux familles
devant le temple des ancêtres
Wang
Quan’an l’a finalement emporté et a réussi à faire passer
les divers obstacles de la censure à son scénario, mais
c’est au prix de simplifications et de coupes drastiques
dans l’histoire qui lui enlèvent une grande partie de son
intérêt.
Un
film exsangue
Dans ces
conditions, le film souffre des défauts fondamentaux du
scénario, que les acteurs ne font qu’accentuer.
Révisions et coupes
1. Le
défaut essentiel du film vient du fait que, pour satisfaire
la censure, Wang Quan’an a dû « rectifier » des éléments du
roman, et en particulier la peinture initiale des jeunes
communistes comme des fauteurs de trouble semant la pagaille
dans le village. Dans l’ensemble, jusqu’à la période de la
guerre civile suivant la défaite japonaise, les communistes
n’ont pas une image plus reluisante que leurs rivaux
nationalistes.
La révolte paysanne
menée par Heiwa
Le
personnage de Bai Ling (白灵),
la fille de Bai Jiaxuan, passée dans les rangs communistes
après avoir un temps penché pour les nationalistes, était
particulièrement sensible, surtout que son engagement,
patriotique autant que politique, est dans le roman
fortement conditionné par ses sentiments à l’égard de son
amour d’enfance devenu ennemi. En outre, elle meurt au cours
d’une campagne de lutte par une frange extrémiste du Parti
contre des espions supposés, et elle est exécutée dans des
conditions particulièrement atroces. La solution pour éviter
ce personnage complexe et gênant a été de le supprimer, en
totalité.
2. Plus
essentielle encore est l’importance donnée au confucianisme
dans le roman, qui était inacceptable par les censeurs. Wang
Quan’an a tranché là encore en supprimant carrément le
superbe personnage de maître Zhu qui est central dans le
roman. C’est lui le modèle et le pilier moral de tout le
village, à commencer par Bai Jiaxuan. La description de sa
mort et des hommages spontanés qui lui sont alors rendus
sont l’un des grands moments de la fin du roman.
La destruction du
temple des ancêtres
3. A
disparu également dans le film tout ce qui concerne les
légendes et croyances ancestrales nourries de superstitions
qui forment la base de la culture du village et qui
déterminent les mentalités tout autant que le respect des
ancêtres prôné par le confucianisme.
4.
Enfin, pour éviter les problèmes posés par la fin du roman,
le film – dans sa version finale – s’arrête en 1938, avec
l’attaque du village par des avions japonais, ce qui,
justement, n’arrive pas dans le roman car la guerre est
« ailleurs ».
Heiwa et Xiao’e
Le
montage initial faisait 220 minutes. Pour le présenter à la
Berlinale, Wang Quan’an l’a réduit à 188 minutes, en coupant
essentiellement des séquences après 1938. Le montage qui est
sorti sur les écrans chinois a été réduit à 154 minutes: le
film s’arrête en 1938 et la plupart des « scènes de sexe »
ont été supprimées (celles qui restent étant réduites à peau
de chagrin, dans l’obscurité propice du yaodong).
Dans ces conditions, le film ainsi sabré donne une
importance démesurée au personnage de Tian Xiao’e qui occupe
le centre de l’action dans toute la dernière heure, au
détriment des autres personnages.
Ces
défauts sont en outre accentués par les acteurs, à
l’exception du principal, et ne peuvent malheureusement être
compensés par la beauté des images et des séquences
musicales.
Acteurs
Le film
repose presque entièrement sur l’autorité naturelle de
Zhang Fengyi (张丰毅),
dans le rôle de Bai Jiaxuan, l’acteur qui interprétait Duan
Xiaolou (段小楼)
en 1993 dans « Adieu
ma concubine » (《霸王别姬》)
de Chen Kaige,
ou encore Cao Cao (曹操)
dans « Red
Cliff » (《赤壁》)
de John
Woo (吴宇森)
– grand film épique dont la première partie est sortie en
Chine en 2008 et qui est apparemment le genre de film que
Wang Quan’an avait en tête.
Xiao’e avec Bai
Xiaowen dans la cour du yaodong
Le reste des acteurs est
sans éclat particulier, dans des rôles peu différenciés :
- Duan Yihong (段奕宏)
dans le rôle de Heiwa,
- Wu Gang (吴刚) dans celui de Lu Zilin,
- Liu Wei (刘威) dans celui de Lu San.
À contre-emploi dans le rôle
de Lu Zhaopeng, Guo Tao (郭涛) ne peut donner toute la mesure de son talent [3],
et, dans le rôle de Bai Xiaowen, on ne reconnaît guère
l’acteur Cheng Taisheng (成太生)
qui sera l’excellent interprète du rôle de Liu Qing dans le
biopic
de Tian Bo (田波)
en 2021.
Guo Tao dans le rôle
de Lu Zhaopeng
Cependant, le plus gros
problème vient du choix de Zhang Yuqi (张雨绮)pour
interpréter le rôle de Tian Xiao’e, sans qu’on sache trop,
bien sûr, si la faute vient de l’actrice, du scénario ou du
réalisateur, ou des trois et à quel degré. Il faut dire que
Wang Quan’an s’était heurté à plusieurs refus pour un rôle
qui s’annonçait sulfureux selon les critères chinois, et que
quelqu’un comme Tang Wei (汤唯),
par exemple, pressentie pour le rôle, n’avait guère envie de
renouveler l’expérience cuisante de « Lust.
Caution » (《色,戒》).
Wang Quan’an s’est donc « rabattu », en quelque sorte, sur
Zhang Yuqi qui venait d’interpréter le rôle de madame Mei au
début du film « The Butcher, the Chef and the Swordsman » (《刀见笑》)
de Wu
Ershan (乌尔善),
en 2010. Il se trouve que Wang Quan’an l’a épousée en 2011
(avant de divorcer en 2015). On a parlé d’erreur de
casting, ce qui est peut-être injuste. Mais c’est une
« erreur » qui plombe la dernière heure du film où le
personnage est devenu central.
Bai Jiaxuan à la fin
du film
Photo
et musique
Ce qu’il
faut louer, c’est le travail sur la photo et la musique, la
première signée du collaborateur de Wang Quan’an depuis
quasiment ses débuts, Lutz Reitemeier, dont la
« contribution artistique » a été primée à juste titre à la
Berlinale.
Photographie : la
moisson
Mais ce
sont les séquences musicales qui sont encore le plus réussi
du film. Filmées sur la scène (reconstituée) du vieux
théâtre du village, elles incarnent à elles seules l’esprit
du roman en ressuscitant la tradition musicale du plateau de
lœss. Les traditions ancestrales dépeintes par Chen Zhongshi
dans son roman, que le film a gommées, sont en quelque sorte
synthétisées dans la musique. Elle est signée du grand
compositeur Zhao
Jiping (赵季平)
qui représente lui-même toute une tradition puisque c’est
lui qui a composé la musique des grands films de la 5ème
génération, à commencer par « La
Terre jaune » (《黄土地》)
puis « Le
Sorgho rouge » (《红高粱》).
Autre paysage
La
musique est peut-être ce qui reste du projet initial de Wang
Quan’an et qui fait regretter que l’on ne puisse en avoir
qu’une idée aussi partielle.
Séquence musicale sur
la scène du vieux théâtre du village
White
Deer Plain, le film avec sous-titres chinois
[4]
Note :
en avril 2017 est sortie une série télévisée en 77 épisodes
de 40 minutes adaptée du roman. Si l’on excepte la
conformité de la série avec l’esthétique télévisuelle, les
personnages sont dans l’ensemble mieux campés que dans le
film de Wang Quan’an. Ainsi, face à un Bai Jiaxuan incarné
par Zhang Jiayi (张嘉益),
autre natif de Xi’an, le personnage de Xiancao (仙草),
la septième épouse de Bai Jiaxuan, est très bien interprété
par l’actrice Qin Hailu (秦海璐).
白鹿原|
White Deer 01【TV版】2017,
1er episode (sous-titres chinois)
[2]
Habitation troglodyte typique du plateau de lœss.
[3]
D’après les réactions sur douban, les
spectateurs ont eu tendance à rire en le voyant car
il est surtout un acteur comique. Mais il est né à
Xi’an… et il jouait déjà dans le film de 2009 de
Wang Quan’an « La
tisseuse » (《纺织姑娘》).
[4]
Dans une version encore réduite, à 137 minutes. On a
une idée de l’ampleur des coupes en parcourant les
photos sur douban.