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« The Grand Substitution » :
l’histoire de l’orphelin des Zhao superbement adaptée en opéra huangmei

par Brigitte Duzan, 28 janvier 2016

 

Sorti en avril 1965 à Hong Kong, « The Grand Substitution » (《万古流芳》) est l’un des nombreux films adaptés d’opéras huangmei produits par la Shaw Brothers dans les années 1960, après l’enthousiasme délirant provoqué à sa sortie, en 1963, par le modèle du genre, « Love Eterne » (《梁山伯与祝英台》) de Li Han-hsiang (李翰祥).

 

Une pièce de théâtre zaju revue et corrigée

 

Une pièce du 13ème siècle…

 

Le titre chinois reprend celui de la pièce de théâtre de l’époque yuan dont le scénario est inspiré : « L’Orphelin des Zhao » (《万古流芳》), seule pièce qui nous soit parvenue d’un dramaturge du treizième siècle, Ji Junxiang (紀君祥).


Comme « Love Eterne », le film repose en grande partie sur l’interprétation des deux

 

The Grand Substitution

actrices principales, deux des grandes stars de la Shaw Brothers à l’époque : Li Lihua et (Ivy) Ling Po, cette dernière dans un rôle travesti comme dans le film de Li Han-hsiang. Et si « Love Eterne » est une adaptation de l’histoire mythique des amants-papillons, « The Grand Substitution » met en scène, et en musique, l’une des grandes histoires du répertoire théâtral chinois, en l’occurrence celle de l’orphelin des Zhao.

 

Seule pièce, mais célèbre, car elle a été traduite en français et la traduction publiée dès 1735, par le sinologue jésuite mort à Macao l’année suivante, le père de Prémare. Traduction d’autant plus célèbre qu’elle a inspiré la pièce de Voltaire, « L’orphelin de la Chine », qui connut un succès phénoménal quand elle fut représentée à la Comédie française en août 1755.

 

Sa traduction, cependant, était incomplète, car ne comportant pas les parties chantées de la pièce. C’est un siècle plus tard que Stanislas Julien en donnera une traduction intégrale, en 1834 [1].

 

adaptée d’un épisode des Mémoires historiques de Sima Qian

 

L’histoire se passe à la fin de la période des Printemps et Automnes, dans l’Etat de Jin (晋国), et elle est contée en détails dans la treizième des « Maisons héréditaires » des « Mémoires historiques » de Sima Qian (司马迁) : « La Maison de Zhao » (《史记·赵世家》) [2].

 

Dans les « Mémoires historiques », les faits se déroulent sous le règne du duc Cheng (晋成公), successeur du duc Ling (晋灵公) en 606 avant Jésus-Christ. Ce dernier avait été intronisé à son corps défendant, à la mort de son père, par le régent Zhao Dun (). Mais, arrogant et cruel, il était devenu tellement despotique que le beau-frère de Zhao Dun avait fini par l’assassiner, et Zhao Dun avait alors mis sur le trône un frère du précédent souverain.

 

Or, un favori du duc Ling, le ministre de la Justice Tu Angu (屠岸贾), chercha alors à venger le duc. Il fit assassiner Zhao Dun, son beau-frère et les trois cents membres de la famille. Un seul réchappa du massacre : Zhao Shuo (赵朔), le fils de Zhao Dun, parce qu’il était l’époux de la sœur du duc Cheng, la princesse Zhuang Ji (庄姬公主). Mais il le força à se suicider.

 

Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que Zhuang Ji était enceinte. Elle donna naissance à un fils, qu’elle réussit à faire sortir du palais grâce au médecin Cheng Ying (程婴) : celui-ci le cacha dans sa mallette d’herbes médicinales et bénéficia de la loyauté du général chargé de surveiller les sorties du palais, Han Jue (韩厥), qui se trancha la gorge après l’avoir laissé passer. Quant à Zhuang Ji, elle se pendit avec sa ceinture pour ne rien révéler.

 

Furieux d’avoir perdu les traces du bébé, Tu Angu menaça d’exterminer tous les bébés du même âge si on ne le lui rapportait pas. Sur quoi Cheng Ying sacrifia son propre enfant, et son ami l’ex-ministre Gongsun Chujiu (公孙杵臼) se sacrifia lui-même en allant l’apporter à Tu Angu qui tua et le faux orphelin et le valeureux ministre. Tout le monde pensa que Cheng Ying avait trahi Zhao Dun et le méprisa.

 

Cheng Ying éleva ensuite l’orphelin comme son propre fils dans un village reculé de montagne. Puis, lorsque le duc Jing (晋景公) succéda à son père en 600 avant JC, Cheng Ying bénéficia de sa protection et put rentrer au palais avec l’enfant ; Tu Angu, qui n’avait pas de fils, l’adopta.

 

Quand il eut vingt ans, Cheng Ying lui révéla ses origines et le sort de sa famille, mais c’est le duc Jing, dans un esprit de justice, qui fit exécuter Tu Angu, par les mêmes soldats qui avaient exterminé la famille sous ses ordres. Ainsi étaient vengés tous ceux qui s’étaient sacrifiés pour sauver l’orphelin. Il prit le nom de Zhao Wu (赵武), Zhao le martial, et recouvra les titres et honneurs de sa famille.

 

Quant à Cheng Ying, il se suicida pour que son âme puisse aller rapporter à son ami Gongsun Chujiu le succès de leur mission.

 

Les différences avec la pièce …

 

Dans sa pièce, Ji Junxiang a resserré l’intrigue en supprimant les références aux trois souverains successifs, et en situant l’histoire sous le règne du seul duc Ling. Par conséquent, la motivation de Tu Angu pour éliminer Zhao Dun n’est plus de venger son maître, mais simplement de supprimer un rival trop intègre, ce qui reste dans une logique historique. Mais cette seule motivation semble faible pour expliquer qu’il soit allé jusqu’à exterminer les trois cents membres de la famille, événement suffisamment frappant, même dans le contexte de l’époque, pour avoir justifié tout un développement dans les « Mémoires historiques ».

 

Comme il n’est plus question que du duc Ling dans la pièce, l’épouse de Zhao Shuo devient sa sœur, et non plus celle de son fils, le duc Cheng, conformément à la chronologie historique. Mais ceci est un détail. Ce qui est plus important c’est que, dans la pièce, c’est l’orphelin qui tue Tu Angu, et le drame se termine sur l’apothéose du jeune homme ayant vengé sa famille, en supprimant l’épisode du suicide de Cheng Ying. Le dénouement justifie le titre complet de la pièce : « La grande vengeance de l’orphelin de la famille Zhao » (《赵氏孤儿大报仇》).

 

… et le scénario du film

 

Quant au scénario du film, signé Chen Yixin (陈一新), il est fidèle à la pièce, mais avec deux différences essentielles. D’une part, il invente un général Wei Jiang (魏绛) dont il fait le deus ex machina à la fin [3]. Ce général est envoyé calmer les troubles aux frontières au début du film ; et à la fin, quand il est rappelé à la capitale et qu’il apprend la prétendue traîtrise de Zhao Dun, il est indigné. Il le fait venir et le fouette. Sa réaction montre à Zhao Dun qu’il est resté loyal à la famille et qu’il peut compter sur lui pour aider l’orphelin à se venger. Et effectivement, Wei Jiang est déterminant dans le dénouement final.

 

Ce dénouement est bien plus théâtral que celui de la pièce, et pour deux raisons :

- d’une part, dans le film, Zhuang Ji ne s’est pas suicidée, mais est devenue la gardienne du Mausolée impérial. Et c’est là que la rencontre par hasard le jeune Zhao Wu lors d’une partie de chasse, alors qu’un couple d’oies qu’il a atteint d’une de ses flèches est tombé, justement, dans l’enceinte du Mausolée ; le dialogue est un peu tiré par les cheveux, mais Zhuang Ji le chasse quand il lui dit être le fils adoptif de Tu Angu et le fils de Zhao Dun.

- d’autre part, ce n’est pas dans la rue que l’orphelin élimine le ministre félon, mais lors d’un dîner auquel l’ont convié Cheng Ying et Wei Jiang, en apparaissant soudain comme un fantôme vengeur devant les yeux terrifiés de Tu Angu, et en présence de sa mère.

 

Mais on en revient, indirectement, au propos de Sima Qian : ce n’est pas vraiment l’orphelin qui est mis en exergue, mais le valeureux et modeste médecin qui a sacrifié son propre fils pour le sauver et s’est sacrifié pour l’élever jusqu’à ce qu’il puisse se venger.

 

C’est bien de Cheng Ying dont il est question dans le titre chinois : wàngǔliúfāng 《万古流芳》. Il s’agit d’un chengyu (une expression consacrée) qui signifie « laisser un souvenir impérissable à travers les siècles », en parlant de héros effacés. C’est l’inscription gravéeà la porte de sa maison, dans le village de montagne où Cheng Ying se retire dans la pièce, une fois sa mission accomplie.

 

Quelles que soient les faiblesses du scénario, cependant, elles ne sont pas importantes, car, comme tout livret d’opéra, l’histoire n’est qu’un prétexte pour valoriser la représentation, qui passe d’abord par la musique et les interprètes, mais aussi par les somptueux décors et costumes typiques de la Shaw Brothers.

 

Un somptueux drame en musique

 

L’un des principaux attraits du film tient à sa musique, et à son interprétation. C’est en effet l’un des grands films de la série des huangmeidiao (黃梅调) produits à Hong Kong dans les années 1960. « The Grand Substitution » reprend la formule qui a fait l’immense succès de « Love Eterne » : musique d’opéra huangmei, excellent interprétation et rôle travesti interprété par Ivy Ling Po (凌波), outre des prestations typiques des grands films historiques « en costumes »

 

Affiche promotionnelle de 1965 mettant l’accent sur les deux rôles féminins

de l’âge d’or de la Shaw Brothers.

 
Musique d’opéra huangmei
 

L’opéra huangmei, appelé huángméixì (黄梅戏) ou huángméidiào (黄梅调), est une forme régionale d’opéra chinois traditionnel née dans le district de Huangmei, dans le Hubei, d’où son nom. Et elle est née d’une tradition bien particulière : de chants entonnés par les femmes au moment de la récolte du thé, donc appelés « chants de la cueillette du thé » (黄梅采茶歌).

 

Lors de son évolution ultérieure, il a conservé une forte empreinte populaire, et il a en particulier pour caractéristique d’être chanté dans une voix naturelle, sans la gestuelle ni le maquillage habituels de l’opéra chinois. C’est l’un des facteurs qui a fait son succès quand il a été adapté au cinéma, d’abord à Shanghai en 1955, puis à Hong Kong à partir de 1958.

 

Les deux actrices, Li Lihua à g. (la princesse Zhuang Ji)

et Ivy Ling Po à dr. (Zhao Wu)

 

A Hong Kong, il avait un public, car l’opéra y était connu auprès d’une grande partie de la population. Il y avait eu une forte immigration de Chine continentale au début de la décennie, et beaucoup des immigrants venaient du Guangdong proche où l’opéra s’était diffusé au moment des troubles et mouvements de population liés à la révolte des Taiping.

 

L’idée d’adapter cet opéra est venue au réalisateur Li Han-hsiang alors qu’il était allé voir le film réalisé par Shi Hui (石挥) à Shanghai en 1955, en adaptant l’une des pièces les plus célèbres du répertoire moderne : « Le mariage d’une fée » (《天仙配》), interprétée par les stars de la troupe de l’opéra huangmei de l’Anhui. Li Han-hsiang s’est rendu compte que les spectateurs fredonnaient les airs dans la salle.

 

Les premiers films huangmei ont eu un succès honorable, mais la grande réussite est venue en 1963, avec « Love Eterne » (《梁山伯与祝英台》) quand Li Han-hsiang eut l’idée de faire interpréter le rôle (masculin) de Liang Shanbo par l’actrice Ivy Ling Po (凌波). Il y avait eu des précédents : la même pièce adaptée en opéra cantonais en 1958, avec déjà un Liang Shanbo interprété par une actrice, et, en 1962, à la Shaw Brothers, un Jia Baoyu interprété par l’actrice Ren Jie (任洁) dans une adaptation en opéra huangmei du « Rêve dans le pavillon rouge » réalisée par

 

Le titre au générique (en couleurs)

Yuen Chau-fung (袁秋枫), rôle qu’avait doublé Ling Po [4].

 

C’est le succès phénoménal de « Love Eterne » qui a entraîné un vague de films huangmeixi produits par la Shaw Brothers dans le reste de la décennie, vague qui s’essoufflera après 1965, mais sera surtout enrayée par une autre vogue encore plus folle, celle du wuxia.

 

Une superbe interprétation

 

 

Les différents rôles

 

 

On peut considérer « The Grand Substitution » comme l’apogée du genre : il reprend la formule qui a déjà fait ses preuves, basée sur la musique et l’actrice dans un rôle travesti, mais Yan Jun y ajoute le piment de l’histoire de l’orphelin des Zhao qui donne à Ling Po non un rôle de son âge, mais un rôle original d’adolescent d’une quinzaine d’années, celui de Zhao Wu (赵武).
 

 

En haut à g. la cour du roi Ling, - à dr. Yan Jun dans le rôle de Cheng Ying
En bas à g. Zhao Wu - à dr. les suivantes de Zhuang Ji

 


Face à elle, c’est l’autre grande star de l’époque, Li Lihua (李丽华), qui interprète le rôle de sa mère, la princesse Zhuang Ji (庄姬公主), dans le style des grands films historiques réalisés par Li Han-hsiang (sa Zhuang Ji, à la fin du film, ressemble à son interprétation de Wu Zetian). Quant au héros de l’histoire, Cheng Ying, il est incarné par Yan Jun lui-même, qui se réservait toujours le rôle principal masculin quand il tournait un film.

 

 

En haut : Li Ying dans le rôle de Tu Angu
En bas à g. Zhao Wu au Mausolée - à dr. Cheng Ying

 

 

Les rôles secondaires sont interprétés par des acteurs récurrents, très populaires, des films de la Shaw Brothers de l’époque, dont Chen Yanyan (陈燕燕) dans un de ses rôles classiques d’épouse et de mère, ici épouse de Cheng Ying. 
 

Ivy Ling Po               Zhao Wu 赵武

Li Lihua 李丽华                la princesse Zhuang Ji 庄姬公主

Yan Jun 严俊                  Cheng Ying 程婴

Chen Yanyan 陈燕燕        l’épouse de Cheng Ying 程婴妻

Jing Miao 井淼                Zhao Dun 赵盾

Li Ying 李影                    Zhao Shuo 赵朔

Li Ying 李英                    Tu Angu 屠岸贾

Tang Di 唐迪                  le général Wei Jiang 魏绛

Li Ting 李婷                    la servante Pu Feng 卜凤

Tien Feng 田丰               le spadassin Chu Ni 鉏麑

 

 

En haut à dr. Zhuang Ji et son époux Zhao Shuo
En bas : Cheng Ying dans sa maison

 

 

 

En haut à dr. Tien Feng dans le rôle du meurtrier
En bas : Li Ting dans le rôle de la servante Pu Feng

 

 

Il est à noter que les principaux interprètes, sauf Ling Po, sont doublés, ce qui était une pratique courante à la Shaw Brothers à l’époque. C’est le cas de Yan Jun, c’est aussi le cas de Li Lihua qui est doublée par une chanteuse qui avait une très belle voix mais qui, elle, est restée méconnue bien qu’ayant été célèbre pour ses interprétations de chansons de Zhou Xuan : Liu Yun (刘韵). Elle a doublé beaucoup de films, mais elle a aussi enregistré des albums, en particulier avec EMI.

 

Liu Yun dans un enregistrement de 1966 : « Espérer du matin au soir »  (早盼望晚盼望)

 

En couleur et en shawscope

 

L’autre facteur important du succès des films huangmeixi de la Shaw Brothers tient à l’attention portée aux qualités artistiques et techniques des films. La compagnie a investi énormément d’argent, au départ, pour avoir des installations modernes permettant des productions de première qualité, au prix de budgets énormes pour l’époque, que ne pouvaient pas se permettre les studios cantonais rivaux. C’est ce qui a contribué à causer la ruine du cinéma cantonais à partir de la fin des années 1950.

 
« The Grand Substitution » a bénéficié des excellentes conditions fournies par le studio pour les décors et les costumes. En outre il est en couleurs Eastmancolor, et en « Shawscope ». Tout cela en faisait un produit exceptionnel comparé aux productions rivales à Hong Kong.
 
Le film a été élu meilleur film de l’année au 12ème Asian Film Festival, en 1965 [5].
 

Trailer (sous-titres chinois et anglais)
 


 


[3] En fait il n’est pas inventé : il existe bien un général Wei Jiang dans « La Maison de Zhao » de Sima Qian, mais plus tard : il est un ministre du duc Dao (晋悼公) [586-558] auquel il conseille de faire la paix avec les tribus Rong () et Di (), aux frontières ouest et nord. Ces « barbares » ont été les perpétuels ennemis de l’Etat de Jin depuis sa fondation, et c’est certainement l’idée qui a inspiré le début du scénario, quand Wei Jiang est envoyé pacifier les frontières où se sont produits des troubles. 

[5] L’accueil aux Etats-Unis a été plus mitigé, comme le montre cette critique du New York Times, du 25 novembre 1965 :

http://www.nytimes.com/movie/review?res=9A03E0DD143EE03ABC4D51DFB767838E679EDE

Mais les mêmes critiques avaient détesté « Love Eterne ».

 

 

 

Recherches réalisées pour le CDCC pour la présentation du film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, le 28 janvier 2016.

 

 

 

 

 
 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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