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« Crosscurrent » : poème cinématographique de Yang Chao et Mark Lee Ping-bin

par Brigitte Duzan, 30 mai 2017

 

Après plus de dix ans de travail, « Crosscurrent » (《长江图》) est sorti à la 66ème Berlinale, en février 2016. Mark Lee Ping-bin (李屏) y a obtenu l’Ours d’argent "pour contribution artistique exceptionnelle". Puis, en novembre, à l’issue du 53ème festival du Golden Horse, ce sont les directeurs du son - Fang Tao (房涛) et Hao Zhiyu (郝智禹) -qui ont été récompensés.

 

Ce n’est que justice : le film vaut effectivement en grande partie par l’éblouissante photographie du premier, et le formidable travail sur le son des seconds. Mais c’est oublier le concepteur et maître d’œuvre de l’ensemble : le scénariste et réalisateur Yang Chao (杨超), qui livre là un véritable « poème cinématographique » fondé sur une réflexion sur le fleuve et la culture qu’il véhicule et symbolise, et articulé par des poèmes qui structurent le parcours :

 

Affiche de la Berlinale

 

《长江图》始终是从我个人的视角出发,我看长江、我看中国文化。这里面涉及的民俗传说、故事细节,都是我编出来的。并不是我要寻找一些奇特的民俗,而是想告知世界中国有这个,也许现实中没有,但理想中是应该有的。这个电影的出发点是故事,虽然表面看起来它是一个“诗电影”,但其实我更愿意把这个词倒过来,叫它“电影诗”。因为它不是一个导演随意挥洒、自由抒发的结构,而是一个非常严谨的故事结构,是因为长江这条河流而生发出来的故事,如果换成黄河,就不能这么拍了。这也是我对故事、剧本的基本看法。

« Crosscurrent » est parti de ma réflexion personnelle, de mon observation du fleuve, et de la culture chinoise. Ce dont il est question, c’est de traditions populaires, de bribes d’histoire, le tout sorti de mon imagination. Je n’ai pas recherché des coutumes étranges, mais voulu rapporter ce qui est, en Chine, peut-être pas dans la réalité, mais ce qui doit être, idéalement. Ce film part d’une histoire, bien qu’il apparaisse surtout comme un « film poétique » ; en fait je préférerais dire « poème cinématographique ».  Ce ne sont pas des images nées de la fantaisie du réalisateur, exprimant surtout  sa liberté [créatrice]. Le film a une structure narrative rigoureuse, fondée sur les origines du cours du fleuve, qui lui sont propres ; on ne pourrait pas faire la même chose avec le fleuve Jaune. Tels sont les points fondamentaux du scénario, et de son histoire.

 

Qin Hao dans le rôle de Gao Chun

 

C’est peut-être à cause de cette structuration du regard par le poème que le film a été mal compris par beaucoup de critiques occidentaux, le sous-titrage ne pouvant rendre compte en totalité de la beauté du film et de la pensée qu’il exprime. On a donc récompensé ce qui était directement perceptible : l’image et le son.

 

 

Une quête spirituelle

  

Le reproche récurrent qui est fait au film est de ne pas avoir une histoire suffisamment claire pour être compréhensible. Effectivement, le propos n’est pas de raconter une histoire, mais de rendre compte d’une recherche, qui est quête spirituelle des origines, les sources mythiques du Yangtsé se confondant avec celles d’un homme, mais symboliques aussi bien d’une culture et de ses fondements.

 

Errance aux sources du Yangtsé 

 

Quête spirituelle, cette (non-) histoire se déroule au long de la remontée du Yangtsé, de Shanghai à sa source, ou ce qui est aujourd’hui reconnu comme telle, mais relève encore autant de la mythologie que de la géographie. Il est significatif que ce soit le cours du Yangtsé qui ait été choisi, et non le fleuve Jaune, traditionnellement considéré comme berceau symbolique de la culture chinoise. Mais c’est le Yangtsé qui est aujourd’hui au centre du discours national, c’est lui dont

 

An Lu

on a régulé le cours, lui dont on dérive les eaux, lui qui prête aujourd’hui à réflexion identitaire et symbolique, et controverse.

  

 

Le Yangze en début de parcours

 

 

Les films qui l’ont pris pour thème ces vingt dernières années sont nombreux : de « Rain Clouds over Wushan » (《巫山云雨》) de Zhang Ming (章明), en 1995, à « Still Life » (《三峡好人》) de Jia Zhangke (贾樟柯) en 2006, et tout récemment, en 2017, au documentaire de Xu Xin (徐辛) « A Yangtze Landscape » (《长江》). Les deux premiers sont des commentaires critiques sur la construction du barrage des Trois-Gorges (celui de Zhang Ming ayant été l’un des premiers à le faire), le documentaire de Xu Xin se rapproche beaucoup plus de la vision de Yang Chao ; mais, là où Xu Xin a filmé un fleuve livré à l’absurde, et, sur ses bords, une humanité devenue folle, le tout lié par un propos accusateur, Yang Chao livre une réflexion poétique et surréaliste sur les racines de l’individu, ses sources dans la Chine actuelle, sources identitaires et culturelles où la symbolique du fleuve est centrale.

 

Quête d’une femme, en remontant et le fleuve et le temps

 

Le vieux manuscrit, avec le titre, comme celui du film

 

Si elle est ténue et fragmentaire, il existe bien une ligne narrative. C’est même le point de départ du film. Gao Chun (高淳) vient de perdre son père, mais, comme le reste, cette mort n’est rapportée qu’à travers un fait, perceptible : Gao Chun va pêcher un poisson noir car, selon la légende, quand le poisson mourra de sa mort naturelle, l’âme de son père sera libérée.

 

En attendant, il reprend le vieux bateau que son père lui a laissé pour seul héritage, pour continuer son commerce, apparemment plutôt louche, le « poisson » livré étant de toute évidence un nom de code. Mais le vieux rafiot lui permet surtout de remonter le fleuve, à la recherche d’une femme qu’il ne cesse d’y rencontrer, et dont l’identité est aussi incertaine que l’origine du manuscrit jauni trouvé dans une boîte en fer rouillé à fond de cale : un recueil de poèmes qui porte le même titre que le film, et semble avoir été

 

Gao Chun lisant le vieux manuscrit dans la cale du bateau

écrit par un précédent matelot ayant travaillé pour son père.

 

La femme s’appelle An Lu (安陆). Elle apparaît aux différentes haltes sur le bord du fleuve, toujours différente : prostituée, nonne ou étudiante. C’est la femme rêvée de Verlaine :

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / D’une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime

Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même ni tout à fait une autre…

 

 

Le vieux bateau comme un monstre marin

 

 

En même temps, le bateau semble remonter le cours du temps au fur et à mesure qu’il remonte le cours du fleuve : An Lu est de plus en plus jeune, jusqu’à devenir étudiante, lisant sur un bateau tout neuf, d’un blanc pimpant, les poèmes du même recueil qu’elle passe ensuite à Gao Chun. Autre origine possible du mystérieux manuscrit.

 

Parcours scandé par les poèmes

 

Les poèmes scandent littéralement le parcours du bateau remontant le fleuve, annonçant les différents lieux où Gao Chun va s’arrêter, comme mu par une force intérieure autant qu’attiré par l’espoir de rencontrer de nouveau An Lu, rencontres qui ne sont peut-être, finalement, que le fruit de son imagination. Mais chaque endroit a aussi son histoire, qui se fond dans celle du fleuve.

  

 

Les maisons inondées

 

 

Le poème initial, à Shanghai, annonce la couleur [1] :

 

Je n’ai jamais ressenti de joie aussi vraie que dans les bras de ma mère.

Mais aspire à pleurer toutes les larmes de mon corps pour me libérer de la souffrance en moi…

Je déteste que l’on vénère la vie,

La douleur est plus grande que le bonheur,

Et la pureté plus grande que la vie au quotidien.       

 

Il s’agit d’un parcours intérieur, marqué par une forte spiritualité bouddhiste. En même temps, l’une des premières pages du manuscrit indique la date : 1989. Année qui n’est évidemment pas anodine.

 

Wang Hongwei, comme

un fantôme du passé

 

Le vieux manuscrit comporte aussi des cartes permettant de se repérer dans l’espace, sinon dans le temps : après Nankin, du Jiangsu à l’Anhui, Jiangyin (江阴), Wuhu (芜湖)/ Fanchang (繁昌)/Digang (荻港镇), Tongling (铜陵)… Lors d’une visite à une pagode où la voix d’An Lu se réverbère en écho, la réponse d’un moine apporte de paisibles réponses : la foi ne nécessite aucune preuve extérieure, aucun miracle, juste une profonde conviction intérieure ; la foi est l’acceptation sans peur de l’incertitude, le péché est indifférence…

 

 A Tongling, autre poème, comme lu par un enfant, à bord d’un ferry : je chéris la pureté de mon âme, et lui reste fidèle. C’est le sens du nom de Gao Chun : haute pureté… Il retrouve An Lu dans des maisons à moitié en ruines, à cause d’inondations répétées. C’est de plus en plus beau, dit-elle, et il y a de moins en moins de gens. L’endroit revient à la nature. En même temps, il est habité de légendes, comme

celle de Heyuezhou (和悦洲), quand le lieu était un centre de commerce très actif au début de la République, appelé alors Petite Shanghai (on retrouve ici, au passage, l’aspect documentaire du film de Xu Xin).

 

La légende est l’histoire d’un marchand du Sichuan qui, un jour, y fit halte et passa la nuit dans une mansarde, avec une fille. Au réveil, il réalisa qu’il était devenu cette fille ; elle avait pris possession de son corps et repartit pour Shanghai sans qu’il puisse la retenir. Il en fut réduit à attendre dans la mansarde, le prochain voyageur. Et cet homme est interprété par Wang Hongwei (王宏伟), véritable fantôme comme sorti de chez Jia Zhangke…

 

Parcours spirituel et religieux

  

 

Les poèmes inscrits sur fond de paysage bleuté, comme un tableau traditionnel

 

 

Les références religieusessont multiples, bouddhisme ou religion populaire, comme ce pavillon de Guanyin, au milieu du fleuve à Ezhou (鄂州观音阁), ou, à Yunyang (云阳), le temple de Zhang Fei (张飞庙), ou encore la ville-fantôme de Fengdu (丰都鬼城), un complexe de temples et de monastères datant des Han de l’Est, à environ 170 km de Chongqing ; dédiés à la vie future, ils semble paraphraser les villes fantômes menacées ou englouties par la montée des eaux du barrage des Trois-Gorges. Toutes ces villes tentent de survivre sous la menace des eaux du barrage.

  

 

Autre exemple : poème comme une méditation

 

 

La traversée de la gigantesque écluse du barrage, près de Yichang (宜昌), marque un tournant dans le film. C’est une symphonie de dessins mouvants sur les murs en bordure de l’écluse et de grincements de portes et de chaînes, puis, une fois la porte passée, c’est le silence devant l’immense étendue de la retenue d’eau qui se dévoile à l’avant, comme un lac intérieur.

 

Restent 35minutes. Une carte fait le point du chemin parcouru: jour 26 Wushan (巫山), jour 28 Yunyang (云阳)… Les bords du fleuve se font de plus en plus abrupts et sauvages, les traces de l’homme disparaissent peu à peu… 

  

 

L’écluse des Trois-Gorges

 

 

A Fuling (涪陵区), le fanal du bateau, dans la nuit, dessine une sorte de diaporama sur les rives. Et, comme écrits dans la pierre, apparaissent les vers : tu es l’étendard de la clarté, un rempart contre les ténèbres. Plus de ville, le fleuve coule entre deux rives à pic, une falaise couverte de végétation où l’on distingue An Lu grimpant au milieu des arbres, comme un fantôme, ou une illusion des sens.

 

Le temps du recueillement

  

 

An Lu lisant les poèmes sur le bateau blanc

 

 

Mais elle semble appeler une vision onirique, celle d’un bateau que suit celui de Gao Chun, tout blanc, pimpant, avec An Lu à la poupe lisant le même cahier de poésies, reprenant les vers du début et continuant, tous deux lisant en même temps, se répondant : je suis à la fois fin et commencement, haine et amour, la preuve du destin, je ne suis pas élément du karma, je ne peux plus rien transmettre, et ne peux que souhaiter à mon cœur la paix finale…. Et elle passe le cahier à Gao Chun. Qui le déchire.

 

On ne sait plus trop s’il est encore vivant et rêve, ou s’il est mort, tué par le mafieux du début, et si c’est son âme qui poursuit le voyage.

 

Et puis, au jour 98, après avoir continué après Yibin (宜宾), Gao Chun arrive à la source du Yangtze, dans une zone humide à plus de cinq mille mètres d’altitude, dans un endroit sauvage battu par les vents. Yang Chao conclut sur une dernière allégorie, en terminant sur une image apaisée [2] : celle de têtes de

 

En remontant le fleuve après Yibin (jeu d’ombre et de lumière)

Bodhisattvas veillant sur le fleuve du haut d’un promontoire.

 

Harmonie texte, image et son

 

Le film doit certainement beaucoup à l’interprétation des acteurs, et en particulier celle de Qin Hao (秦昊) dans le rôle principal.

 

Qin Hao 秦昊               Gao Chun 船长高淳

Xin Zhilei 辛芷蕾           An Lu 安陆

Wu Lipeng 邬立朋         Wusheng 武胜 le jeune aide de Qin Hao

Jiang Hualin 江化霖       Zhong Xiang 钟祥 “oncle” Xiang 祥叔

Tan Kai 谭凯                Luo Ding 罗定

Wang Hongwei 王宏伟   Hong Wei 宏伟

  

 

Aux sources du Yangtze

 

 

Cependant, ce qui fait de « Crosscurrent » un film unique, c’est l’extraordinaire beauté de la photographie qui renforce le côté onirique du film, joint au travail parallèle sur le son, qui a été enregistré live et retravaillé en studio. Photo et son semblant littéralement émaner des poèmes.

 

Il faut tout particulièrement souligner le véritable tour de force de Mark Lee Ping-bin qui a filmé en 35 mm, en embarquant le lourd matériel nécessaire à bord d’un bateau, et filmant sur le bateau en mouvement pendant plusieurs mois.

 

Séance de travail préparatoire

 

Le résultat est époustouflant : un jeu constant sur l’espace, la composition, le bleu, la nuit et la lumière. Dans la dernière demi-heure, quand le fleuve devient de plus en plus sauvage, c’est quasiment sur la seule photo que repose le film. De poème cinématographique on passe à un poème visuel.

 

Même la séance de préparation du tournage qu’il a photographiée apparaît comme un petit chef-d’œuvre de composition et de clair-obscur à la manière de Madeleine à la veilleuse.

  

Postface

 

Il aura fallu à Yang Chao plus de dix ans pour parvenir à achever son film, à partir du passage du projet à la Cinéfondation du festival de Cannes en 2005, et de festival en festival jusqu’à son achèvement en 2016 :

         2005 Cinéfondation, 58ème festival de Cannes

         2006 Aide au scénario du festival de Rotterdam

         2009 Aide du Fonds Sud cinéma (France)

         2011 Aide à la postproduction du festival du Golden Horse

                  Et aide du Asia Film Financing Forum (HAF) du festival de Hong Kong.

 

Le tournage a débuté le 3 janvier 2012, après sept ans de préparation.

 

Le film nécessite d’être vu en salle, pour apprécier pleinement la beauté des images et du son, mais il faut le revoir, séquence par séquence, pour mieux comprendre comment il est conçu [3]. Il reste néanmoins toujours une part irréductible à la raison pure; Yang Chao a défini son film comme « une histoire d’amour de style magico-réaliste » (魔幻现实主义爱情片). En ce sens, d’ailleurs, il est à rapprocher de la littérature chinoise actuelle, voire du mythoréalisme de Yan Lianke (阎连科) [4].

 


 


[1] J’ai traduit à partir des vers en chinois inscrits sur le film, mais difficiles à lire…

[2] Contrairement à Xu Xin, qui termine son documentaire par des images tibétaines folkloriques et une dernière imprécation qui affaiblissent son film.

[3] On peut le voir sur youtube, avec des images imparfaites et surtout un son défectueux, mais des sous-titres chinois et anglais plus discrets que les sous-titres français :

 

 

[4] Voir le mythoréalisme expliqué par l’auteur lui-même :

http://www.chinese-shortstories.com/Actualites_148.htm

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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