« East Palace West Palace » : un huis-clos opératique dans
la nuit, signé Zhang Yuan
par Brigitte Duzan, 19 septembre 2021
Premier film de Chine continentale à traiter
explicitement d’un sujet homosexuel,
« East Palace West Palace » (《东宫西宫》)
est un film célèbre de
Zhang Yuan (张元)
qui fait date dans l’histoire du cinéma chinois, et
qui est à apprécier non seulement pour son sujet,
mais aussi pour la manière dont il est traité.
C’est en 1996 que
Zhang Yuan l’a
tourné, après trois films de fiction qui marquaient
les
débuts du cinéma indépendanten Chine, hors studios officiels. Ces films
traitaient de personnages marginalisés dans la
société, dans la Chine sombre de
l’après-Tian’anmen : la mère d’un enfant handicapé
pour le premier, « Mama » (《妈妈》),
en 1990, de jeunes artistes désorientés et
désargentés pour le deuxième, « Beijing Bastards » (《北京杂种》),
en 1993, et une famille d’alcooliques au chômage
dans le troisième, « Sons » (《儿子》),
tourné juste avant « East Palace West Palace ».
« East Palace West Palace » est dans
East Palace West
Palace
la
logique thématique de ces premiers films : Zhang Yuan a dit
s’être intéressé au sujet parce que les homosexuels étaient
eux aussi des marginaux sociaux, rejetés dans les limbes
d’un système qui les forçait à la clandestinité. Mais, par
ailleurs, les films précédents étaient réalisés, avec des
budgets de fortune, dans un style fortement documentaire,
avec des acteurs amateurs qui interprétaient leurs propres
rôles. En ce sens-là, « East Palace West Palace » se
démarque des premiers films de Zhang Yuan et marque un
tournant dans sa filmographie.
Un huis-clos adapté d’une œuvre littéraire
Une
nouvelle de Wang Xiaobo
Contrastant avec ses premiers films à teneur documentaire,
« East Palace West Palace » est une première adaptation
littéraire par Zhang Yuan. Le film est en effet adapté d’une
nouvelle du grand écrivain Wang
Xiaobo (王小波)
malheureusement disparu prématurément d’une crise cardiaque
en avril 1997, un mois avant la présentation du film au
festival de Cannes. En janvier 1980, il avait épousé Li
Yinhe (李银河),
rencontrée en 1977 et devenue par la suite sociologue
réputée, en grande partie pour ses recherches sur
l’homosexualité en Chine justement.
La nouvelle Si shui
rouqing,
dans le recueil
éponyme
C’est sous leur double signature qu’est publiée à
Hong Kong, en janvier 1992, une étude sur les
homosexuels chinois effectuée conjointement :
« Leur monde – perspectives sur la communauté des
homosexuels en Chine » (《他们的世界——中国男同性恋群落透视》).
C’est une étude novatrice à l’époque, qui sera
primée en 1994 par le journal taïwanais United Daily
News (聯合報).
C’est sur la base de ces recherches que Wang Xiaobo
commence à écrire, à la fin de 1992, la nouvelle
« Tendres sentiments » (Si shui rouqing《似水柔情》)
[1]
qui sera adaptée en scénario pour le film « East Palace West
Palace » ainsi que pour une pièce de théâtre éponyme
[2].
En fait, Zhang Yuan a contacté Wang Xiaobo sur les
conseils d’un ami car il avait lu dans un journal un
article sur un nouvel institut chinois de recherche
sur le Sida qui, manquant de données sur les modes
de vie des homosexuels, avait contacté la police
pour avoir le procès-verbal des interrogatoires des
homosexuels qu’ils arrêtaient. Le sujet
l’intéressait. Cependant, n’ayant lu que l’étude
« Leur
monde », Zhang Yuan croyait que Wang Xiaobo était un
sociologue comme Li Yinhe. C’est pendant la préparation du
film que Wang Xiaobo est arrivé un jour avec une copie du
recueil « Les aventures galantes de Wang Er » (《王二风流史》)
qui comportait entre autres « L’âge d’or » (《黄金时代》)
et c’est en le lisant que Zhang Yuan a réalisé, stupéfait, à
quel grand écrivain il avait affaire !
[3]
Un
huis-clos étouffant dans la nuit
Le
scénario se déroule le temps d’une nuit, dans l’espace
claustrophobique d’un commissariat, comme un huis-clos
quasiment sartrien. Un policier a arrêté un jeune homosexuel
dans l’un des deux parcs autour de la colline Jingshan (Jingshan
Gongyuan
景山公园),
derrière la Cité interdite, auxquels fait allusion le titre
du film : c'est ainsi que les homosexuels pékinois
désignaient avec humour les toilettes publiques de ces deux
parcs, de part et d'autre de l'ancien palais impérial, qui
leur servaient de lieux de rendez-vous et de rencontres ;
comme on est à la fois près de l’ancien palais impérial et
de la place Tiananmen, le lieu même revêt une valeur
symbolique. Par ce biais détourné et non sans humour,
l’homosexualité est en quelques sorte inscrite dans
l’histoire.
Si le
jeune A Lan (阿兰)
est arrêté, cependant, ce n’est pas par représailles contre
la communauté homosexuelle, mais parce que le gouvernement
chinois a émis des instructions spéciales dans le cadre de
la lutte contre le Sida. Faute de mieux, il est arrêté pour
« hooliganisme » et emmené au poste pour y être interrogé.
Wang Xiaobo s’est inspiré de faits réels.
L’interrogatoire va se prolonger toute la nuit. Bien plus
qu’un interrogatoire, cependant, c’est bien vite une
confrontation à fleur de peau entre les deux protagonistes :
le jeune homosexuel qui se dit écrivain et raconte sa vie en
flashback au policier tout en cherchant à le séduire, et le
policier qui se trouve peu à peu, à son corps défendant,
attiré par lui, révélant l’ambivalence de ses sentiments, et
de sa personnalité.
On est
proche ici des personnages ambigus des romans et des films
de Cui
Zi’en (崔子恩)
dont, soit dit en passant, le roman qui l’a fait connaître,
« Lèvres pêche » (《桃色嘴唇》),
a été publié en 1997 à Hong Kong [4].
C’est une période importante pour les droits des homosexuels
en Chine : l’homosexualité est officiellement dépénalisée,
justement, en 1997.
Un film inscrit dans l’histoire
« East Palace West Palace » est devenu un grand
classique dont la valeur tient d’abord à celle de
son scénario, mais aussi à ses qualités esthétiques
et techniques, et en particulier à son
interprétation.
Réalité théâtralisée
Zhang Yuan avait jusqu’ici réalisé des films
extrêmement réalistes, ou néoréalistes. Il change
ici pour emprunter un style plus proche de l’opéra,
qui transforme le commissariat en espace scénique où
se déroule un drame dont le cœur n’est plus
l’interrogatoire en soi : les bribes de récit d’A
Lan racontant sa vie se muent peu à peu en narration
perverse de souvenirs sadomasochistes, le jeune
garçon trahissant de plus en plus l’attraction
fétichiste qu’il ressent pour les symboles de
l’autorité que représente le policier, veste de cuir
et menottes.
La scène est dressée pour une sorte de
Affiche pour le
festival de Tokyo
chorégraphie du désir refoulé dont le caractère opératique
est souligné par les séquences fantomatiques qui scandent
les rêves d’A Lan. Zhang Yuan en revient à la tradition de
l’opéra chinois d’interprétation des rôles féminins par des
interprètes masculins : A Lan va jusqu’à se travestir, se
farder et se passer du rouge à lèvres. L’homosexualité n’est
pas importation perverse de l’Occident comme le rock, comme
a voulu le faire accroire le gouvernement pour discréditer
les gays, suggère Zhang Yuan, c’est une tradition qui a ses
lettres de noblesse dans l’opéra chinois.
A Lan en travesti
d’opéra
Finalement, ce dont il est question, au-delà de
l’homosexualité elle-même, c’est du rapport profond
entre le sexe et le pouvoir. L’homosexualité agit
ici comme un filtre pour illustrer cette idée. On
pense à Lacan (le désir de l’homme étant le désir de
l’Autre, vous devenez désirant), mais aussi à
Foucault, sur le rapport
entre
sur-jouissance du pouvoir et plaisir libéré par la
subversion de cette sur-jouissance. Si le film de Zhang Yuan
est parfois dérangeant, c’est pour les sentiments
ambivalents qui n’affleurent qu’à peine sous le discours de
surface.
Remarquable interprétation
Aucun
des acteurs n’est homosexuel. Aucun même n’était alors connu
ni n’avait beaucoup d’expérience. L’acteur qui interprète le
policier,
Hu Jun (胡军), était un
acteur de théâtre, formé à l’Institut d’art dramatique de
Pékin ; c’était son premier rôle au cinéma, mais dans une
mise en scène, justement, très théâtrale. Il a fini par
représenter une image tellement symbolique que, quelques
années plus tard , quand
Stanley Kwan (关锦鹏)
a cherché un acteur pour interpréter le personnage de Chen
Handong (陈捍东)
dans
Lan Yu (《蓝宇》),
c’est à lui qu’il a fait appel.
Le plus étonnant reste l’interprète du rôle d’A Lan,
Si Han (司汗) :
il était un membre de l’équipe de production du
film, non un acteur mais un comptable. Son
interprétation est d’autant plus remarquable que
Zhang Yuan n’est pas le genre de réalisateur qui
donne beaucoup d’instructions ou d’indications à ses
acteurs, il leur demande surtout de bien lire le
scénario et de comprendre le rôle qu’ils ont à
jouer.
Zhao
Wei
赵薇
la camarade de classe au chemisier blanc
Le
travail de la caméra est aussi très subtil, avec des
mouvements tournants qui soulignent le caractère fuyant de
la relation entre les deux hommes, et leurs mouvements
trahissant désir et répulsion.
La
musique, de Xiang Min (向民),
mérite enfin d’être signalée. Il avait eu un premier diplôme
du Conservatoire central de musique en 1991, puis avait
continué à étudier la composition. La musique du film est
l’une de ses premières compositions.
Postproduction en France, sortie à Cannes
Le nom
du monteur qui apparaît au générique est Vincent Lévy. En
fait le film a été sorti de Chine en catimini pour être
monté et terminé en France. Il a été produit par Christophe
Ménager et Christophe Jung en collaboration avec Zhang Yuan.
C’est ainsi que le film a pu sortir au festival de Mar del
Plata, puis au festival de Cannes, dans la section Un
certain regard, en mai 1997. Furieux, le gouvernement
chinois a retiré de la compétition où il avait été
sélectionné le film qu’il présentait officiellement : « Keep
Cool » (《有话好好说》)
de
Zhang Yimou. Zhang Yuan, lui, s’était vu
retirer son passeport et n’avait pu faire le voyage. De
Cannes le film a ensuite fait le tour des grands festivals,
de Busan à Toronto, Rotterdam et autres. Il n’est jamais
sorti en Chine continentale.
Image surréelle du
commissariat dans le parc
Zhang Yuan est
rentré en grâce par la suite. Mais, en 1996, il
était encore sous le coup de l’interdiction
prononcée contre lui, et d’autres, en 1994.
L’interviewant à la sortie d’« East Palace West
Palace », Chris Berry lui demanda pourquoi les
autorités chinoises le détestaient tellement. « Ah,
répondit Zhang Yuan avec son humour habituel, j’aime
mon pays, j’aime le Parti, comme A Lan, dans mon
film, aime le policier. »
[5]
Ce
qu’il a voulu montrer dans son film, c’est la situation
toujours précaire des homosexuels en Chine, sans véritable
possibilité de développer une sous-culture gay qui puisse
s’exprimer publiquement. Ce problème de visibilité est aussi
l’un des thèmes abordés dans le
Lan Yu (《蓝宇》)
de
Stanley Kwan.
Trailer
[1]
Littéralement aussi tendres et fluides que l’eau –
l’eau étant élément yin, féminin.
La nouvelle a été publiée en 2012 dans un recueil
portant son titre, dûment révisé et approuvé par Li
Yinhe, dans le cadre de la publication des œuvres
complètes de Wang Xiaobo aux éditions Yilin (译林出版社),
une division de Phoenix Publishing à Nankin. Le
recueil comporte en même temps le scénario
littéraire du film et le livret de la pièce de
théâtre qui en ont été adaptés.
[2]
La version théâtrale a été créée au
festival d’automne, à Paris, en 1996, avec, dans le
rôle du policier, le même acteur que dans le film et
avec la collaboration du pionnier de l’avant-garde
théâtrale chinoise (mais également réalisateur
d’avant-garde, auteur de
« Chicken
Poets »
《象鸡毛一样飞》)
Meng Jinghui (孟京辉).
Voir le site du festival (où le nom de Zhang Yuan a
été inversé) :
[3]
Selon l’interview réalisée par
Michael Berry le 9 janvier 2003 et consignée dans
son ouvrage « Speaking in Images », p. 154. (voir
Bibliographie)
[4]
Traduit en français par Sylvie Gentil et publié chez
Gallimard/Bleu de Chine en 2010.
Un vieil homme qui a été jeté en prison pour avoir
châtré son fils, violoniste homosexuel, est près de
mourir ; sur son lit de mort, il raconte sa vie à
son médecin, en un long monologue tourmenté évoquant
sa propre homosexualité… On a là une caractéristique
propre à Cui Zi’en dont les personnages ont pour la
plupart une homosexualité refoulée.
[5]
East Palace, West Palace, Staging gay life in China,
by Chris Berry,
Jump Cut,
no. 42, December 1998, pp. 84-89.
À lire en ligne :