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« L’histoire secrète de la cour des Qing » : un sommet de l’art de Zhu Shilin

par Brigitte Duzan, 16 novembre 2013, actualisé 29 janvier 2016 

 

Réalisé en 1948 à Hong Kong, par le grand scénariste et réalisateur Zhu Shilin (朱石麟), « L’histoire secrète de la cour des Qing » (《清宫秘史》) est l’un des grands classiques du cinéma chinois.

 

S’il continue à être connu surtout pour la campagne politique dont il a été l’objet en Chine populaire dans les années 1950, puis en 1967, c’est pourtant un film intéressant à bien d’autres égards. Il témoigne non seulement de la maîtrise de l’art du scénario de Zhu Shilin, mais marque aussi l’aboutissement des recherches stylistiques qu’il a menées dans les années 1930 à Shanghai. Magistralement interprété par des acteurs venus de Shanghai comme lui, et adapté d’une pièce de théâtre des années de guerre, c’est aussi un film emblématique de la renaissance du cinéma de Shanghai à Hong Kong à partir de 1946.

 

Chacun de ses éléments constitue un fil directeur pour comprendre le film, en

 

Affiche avec Zhou Xuan

commençant par la pièce et son auteur, Yao Ke (姚克).

  

I. La pièce de Yao Ke

 

« L’histoire secrète de la cour des Qing » est indissociable de la pièce de théâtre dont le scénario est adapté, et dont on pourrait traduire le titre par « Discorde à la cour des Qing » (《清宫怨》), mais où le troisième caractère yuàn implique de sombres rancoeurs suscitant dissensions et querelles, qui n’auraient guère d’intérêt si, dans ce cas, elles ne conditionnaient la politique impériale, et le sort de l’empire.

 

L’auteur

 

Yao Ke avec Lu Xun en mai 1933

 

Yao Ke (姚克), nom de plume de Yao Xinnong (姚莘农) est né en 1905 à Xiamen dans une famille de fonctionnaires impériaux originaire de l’Anhui. Il reçoit une éducation traditionnelle, suivie d’une éducation occidentale dans le secondaire. Il entre ensuite à l’université Dongwu (东吴大学) de Suzhou pour étudier le droit international, mais sa passion pour le théâtre le pousse à changer pour le département de littérature chinoise, dont il sort en 1931.

 

A partir de 1932, il devient rédacteur d’une revue en anglais de Shanghai, le mensuel Tianxia (《天下》), où il fait paraître ses propres traductions de nouvelles chinoises, dont sept de Lu Xun (鲁迅) dont il devient l’ami.

 

Après l’incident du pont Marco Polo, le 7 juillet 1937, qui marque le début des hostilités autour de Pékin, et l’entrée en guerre effective du Japon et de la Chine, Yao Ke devient l’un

des premiers dramaturges à s’engager dans la nouvelle voie prise par le théâtre chinois en réaction à la situation de guerre ; il participe à la création d’une pièce en trois actes rédigée en commun avec plusieurs dramaturges, qui sera interprétée par plus d’une centaine de figurants : « La défense du pont Marco Polo » (《保卫卢沟桥》).

 

En août 1937, il fait un voyage en Europe pour participer au congrès de PEN international, et en Union soviétique pour participer à un festival de théâtre, et en profite pour inciter les dramaturges réunis à soutenir le combat des Chinois. Puis il part à Yale suivre des cours d’art dramatique.

 

A son retour à Shanghai en 1940, pendant la période dite de « l’île orpheline », il enseigne à l’université Fudan ; tout en faisant des traductions et travaillant pour diverses revues, il participe aux recherches sur le théâtre visant à intégrer des éléments de théâtre traditionnel chinois dans le théâtre moderne et au cinéma.

 

En 1941, il crée une troupe de théâtre avec Fei Mu (费穆) et c’est alors qu’il écrit « Discorde à la cour des Qing » (《清宫怨》).

 

Après l’invasion des concessions et l’occupation de la totalité de Shanghai, Yao Ke écrit de nombreuses pièces sur des sujets historiques à valeur allégorique : ce sont des attaques contre les régimes autoritaires, de la même manière que « Discorde à la cour des Qing », mais sur des sujets pour la plupart tirés de l’histoire des Royaumes combattants et du premier Empereur : « L’hégémon de Chu » (《楚霸王》), « Le rêve du papillon » (《蝴蝶梦》), « Xi Shi » (《西施》) (1), « Qin Shihuang » (《秦始皇》), etc…

 

Il part en 1948 à Hong Kong où il participe à l’adaptation de sa pièce par Zhu Shilin. Il reste ensuite à Hong Kong comme enseignant. Entre 1964 et 1967, il est responsable du département de langue et littérature chinoise à l’université chinoise de Hong Kong. En 1968, il part aux Etats-Unis où il reste pendant toute la Révolution culturelle, enseignant la littérature contemporaine chinoise et l’histoire de la pensée chinoise à l’université de Hawaï. Il retourne à Hong Kong en 1976, mais revient à San Francisco à sa retraite. Il mourra en 1991.

 

La pièce

 

« Discorde à la cour des Qing » (《清宫怨》) est une pièce de « théâtre parlé » (话剧) en quatre actes et un prologue écrite et mise en scène en 1941. Elle raconte les conflits entre l’impératrice Cixi (慈禧太后), l’empereur Guangxu (光绪皇帝) et son épouse de second rang Zhenfei (珍妃) (2), sur fond d’événements historiques dramatiques - la guerre contre le Japon, la réforme avortée de 1898 et la rébellion des Boxers ; elle se termine par la fuite de la cour impériale devant l’avancée des puissances étrangères.

 

Discorde à la cour des Qing, adaptation en opéra

 

C’est une pièce qui ne se comprend bien que dans le contexte de la guerre : l’organisation d’un théâtre militant fut l’une des réponses à l’agression japonaise. Treize troupes furent montées à Shanghai en août 1937, regroupées l’année suivante en dix troupes de théâtre anti-japonais. Mais, au tout début des années 1940, la censure fut renforcée, sur toutes les formes de théâtre ; une sévère répression s’abattit sur l’ensemble du secteur.

 

Cela obligea les dramaturges à explorer des sujets qui puissent y échapper ; cela entraîna la renaissance du genre traditionnel des pièces sur des sujets historiques, des mélodrames riches en épisodes héroïques de l’histoire chinoise, ou inspirés de héros légendaires de la littérature classique, permettant de cacher  un message critique sous le voile d’un récit situé dans un lointain passé. Le théâtre devint en même temps un axe de recherche important.

 

Le mouvement avait en fait débuté dès 1932, et avait pris de l’ampleur au début de 1939, la chute des Ming sous les coups des hordes mandchoues étant un sujet favori, ainsi que les histoires d’héroïnes du type Hua Mulan. Il devint général en 1940.

 

En 1941, Yao Ke s’inscrit donc dans ce mouvement avec sa pièce « Discorde à la cour des Qing », puis, en 1943, avec une pièce sur Wen Tianxiang (文天祥), résistant héroïque à la fin des Song du Sud, symbole de patriotisme, d’honneur et de droiture typique des sujets populaires à l’époque – sujet dont Wu Zuguang (吴祖光) aussi a fait une pièce, « Chant de loyauté » (《正气歌》), et que reprendra également Zhu Shilin, pour une tentative avortée d’adaptation en opéra.

 

Zhu Shilin au moment du tournage de

« L’histoire secrète de la cour des Qing »

 

Pendant l’été 1942, les théâtres de Shanghai étaient à nouveau pleins, d’un public enthousiaste, et la pièce de Yao Ke fut l’une qui eut le plus de succès à l’époque. Bientôt interdite, elle fut reprise en 1944. Derrière les conflits de la cour des Qing, l’autoritarisme de Cixi, l’impuissance de Guangxu et l’héroïque résistance de Zhenfei, se profilait une critique du despotisme, et de ses conséquences désastreuses tant sur les destins privés que sur celui des nations.

 

Message allégorique qui avait l’avantage de pouvoir tromper la censure, mais qui, comme

toute allégorie, courait le risque d’être mal interprété. C’est ce qui s’est passé lorsque le film de Zhu Shilin, qui en reprend la ligne narrative, fut projeté, dans d’autres circonstances, en Chine populaire.….

 

II. Le film de Zhu Shilin

 

Zhu Shilin a repris les grandes lignes de la pièce de Yao Ke, qu’il fit venir à Hong Kong pour participer à l’adaptation et au tournage. Pour attirer le public, il en a cependant changé le titre : le yuàn du titre de la pièce étant jugé trop sévère, il fut remplacé par un terme plus léger évoquant une de ces histoires dynastiques secrètes dont le public chinois est friand et qui fait les beaux jours des séries télévisées, mìshǐ  秘史. Mais ce n’est qu’un détail sans beaucoup d’importance, sans doute suggéré par le producteur.

 

Scénario en quatre parties

 

Le film reprend la division de la pièce en quatre épisodes représentant quatre périodes distinctes de la fin de la dynastie des Qing.

 

1889 : présentation des personnages

 

Dans un empire affaibli, l’impératrice Cixi impose ses quatre volontés à son neveu

 

Une affiche de 1948

l’empereur Guangxu qu’elle a elle-même mis sur le trône. Elle lui dicte même le choix de son épouse, comme le montre la première séquence qui présente en même temps les personnages, et en particulier la jeune Zhenfei, que Guangxu est obligé de cantonner au rôle de troisième épouse, mais vers laquelle vont aller toutes ses attentions.

 

Il délaisse cependant l’épouse officielle imposée par sa tante, et la défie en passant la majeure partie de son temps avec Zhenfei dont il fait sa confidente, lui confiant ses soucis intimes mais aussi ses ambitions et idéaux  politiques, que Zhenfei soutient avec intelligence et subtilité.

 

1895 : désastreuse défaite de la flotte chinoise

 

Cette partie est très courte, en trois séquences : l’une montrant Guangxu tentant de contrer un projet de l’impératrice visant à utiliser des crédits de modernisation de la flotte pour faire reconstruire le Palais d’été (3) ; la séquence suivante montrant l’impératrice furieuse déchirant l’édit de Guangxu refusant l’allocation des fonds voulue par l’impératrice pour les conserver au profit de la marine. Et une séquence finale annonce brièvement la défaite de la flotte chinoise, anéantie par celle du Japon, ouvrant une période de grande instabilité politique.

 

Affiche publicitaire pour l’étranger

 

1898 : tentative de réforme

 

L’histoire secrète de la cour des Qing

 

Conscient du péril national, Guangxu appelle pour le soutenir un groupe d’intellectuels réformistes autour de Kang Youwei (康有为), pour mettre sur pied un projet de réforme inspiré de la réforme Meiji qui a si bien réussi au Japon. C’est la « Réforme des cent jours » (戊戌变法). Devant l’opposition de Cixi, soutenue par la vieille garde des généraux, Guangxu tente un coup de force en s’appuyant sur le seul général sur lequel il pense pouvoir compter : Yuan Shikai (袁世凯). Mais celui-ci le trahit.

 

La réforme avorte, et Zhenfei, accusée d’intriguer avec l’empereur et de l’inciter à l’insoumission, est jetée dans un cachot.

 

1900 : révolte des Boxers et fuite de la cour

 

Devant la révolte de la bande de hors-la-loi fanatiques que sont les Boxers, Cixi hésite, et finalement décide de les lancer à l’assaut des puissances étrangères, elles aussi aux portes de Pékin.  Mal lui en prend : la magie ne suffit pas à leur donner la puissance nécessaire pour affronter des soldats bien armés.

 

Il ne reste plus à Cixi et sa cour qu’à prendre la fuite sous des vêtements d’emprunt. Zhenfei persuade Guangxu qu’il a intérêt à rester négocier avec les forces étrangères, mais il se laisse finalement convaincre par sa tante et part sans penser que Zhenfei tiendra tête, elle, à l’impératrice, et que, refusant de la suivre, elle sera contrainte au suicide.

 

Sur le chemin qui l’entraîne loin de Pékin, Guangxu est rejoint par des paysans accourus lui apporter des victuailles, et lui témoigner leur confiance et leur indéfectible fidélité, l’assurant qu’il est pour eux un « bon empereur ».

 

Une mise en scène vivante

 

Le film a été réalisé en près de huit mois, tournage et post-production, ce qui tranche sur la période moyenne de réalisation d’un film à l’époque à Hong Kong : deux mois en

 

Li Zuyong

moyenne. Cela montre le soin apporté à la mise en scène par Zhu Shilin, qui disposait aussi d’un budget important, toujours en termes comparatifs : environ un million de dollars de HK. C’était un risque de taille pour le producteur Li Zuyong (李祖永) qui venait de (re)créer la Yonghua (永华影业公司) à Hong Kong et fit de ce film le coup d’envoi de sa nouvelle compagnie – essai brillamment réussi.

 

L’histoire secrète de la cour des Qing

 

On est frappé dès l’abord par la précision de la reconstitution des costumes, qui sont exactement ceux que l’on voit sur les documents de l’époque. Mais surtout, on est frappé par le travail sur le mouvement, mouvements de caméra et mouvements des acteurs, qui animent littéralement un très beau texte, très littéraire mais aussi très théâtral, tiré directement de la pièce. En fait, le mouvement s’oppose constamment, dans le film, au hiératisme obligé de l’impératrice, enfermée dans les règles que lui impose l’étiquette ; ce mouvement affecte même ses

dialogues, qui ne reflètent que partiellement la rigidité de l’étiquette : d’un somptueux mandarin de cour, ils sont entrecoupés d’éclats traduisant son caractère – et ajoutant même parfois une certaine ironie au personnage.

 

Dans les films habituels de ce genre, l’impératrice arrive toujours précédée d’une escorte de femmes dans une procession guindée. Rien de cela ici : chaque arrivée de l’impératrice est précédée d’un véritable ballet, les femmes de sa suite arrivant en ordre dispersé, celle de gauche allant se placer à droite et celle de droite à gauche, Zhu Shilin les faisant virevolter à plaisir avant que chacune ait trouvé sa place.

 

De la même manière, Zhu Shilin reprend ici son travail sur les compositions symétriques commencées dix ans auparavant, le décor fournissant vases et tables comme points de référence. Mais cette symétrie n’est jamais acquise, elle est construite au fur et à mesure des scènes, et elle frise toujours le déséquilibre. Ainsi, dans la séquence de la photographie, il faut plusieurs essais avant que Zhenfei se retrouve dans une position centrale au milieu de deux potiches, et encore elles ne sont même pas de même taille. De même, quand l’impératrice, venue fustiger son neveu après sa

 

Première séquence, le choix de son épouse par Guangxu

tentative de coup d’Etat, se fait apporter son fauteuil, il est d’abord placé dans une position totalement excentrée, avant d’être peu à peu approché en position centrale.

 

Bien que procédant par grandes scènes très théâtrales, le film respire au rythme d’un mouvement soutenu.

 

Un montage nerveux

 

Guangxu et Zhenfei

 

Ce mouvement est encore souligné par un montage nerveux, qui supprime tout ce qui pourrait venir alourdir le rythme. Tout se passe quasiment en huis clos, à l’intérieur du palais, avec de rares échappées à l’extérieur, qui sont réduites au minimum. L’épopée des Boxers se limite à une scène de sorcellerie, de type opératique, suivie d’une brève image des hordes de paysans partant à l’assaut des forces étrangères en brandissant des armes dérisoires, éclairés par des torches dans la nuit.

 

Le montage de la seconde partie est le plus frappant : la séquence de Guangxu défiant les projets de Cixi étant immédiatement suivie de la séquence opposée, montrant Cixi réduisant sa tentative à néant. Cela dure en tout quelques minutes. On n’a pas besoin de voir la flotte anéantie, au cours d’une séquence à grand spectacle et effets spéciaux, on l’imagine et l’effet est bien plus bien plus fort, comme dans le théâtre classique.

 

Une remarquable interprétation

 

Zhenfei refuse de fuir avec Cixi

 

Tang Ruoqing en Cixi

 

A part Zhou Xuan (周璇), dans le rôle de Zhenfei, les interprètes n’ont pas été choisis parmi les grandes vedettes du cinéma de l’époque ; ce sont des acteurs venus du théâtre, et du théâtre de Shanghai, et ils sont parfaitement adaptés à leurs rôles. On est même frappé de la ressemblance avec les personnages interprétés, accentuée par la précision de la reconstitution de leurs costumes, y compris des coiffures.

 

En s’en tenant aux rôles principaux, que ce soit Tang Ruoqing (唐若青) dans le rôle de Cixi ou

Shu Shi (舒适) dans celui de l’empereur Guangxu, la ressemblance est étonnante – même si Tang

Ruoqing avait une trentaine d’années, pour interpréter une Cixi qui en avait soixante-trois en 1898.

 

Au-delà de cet aspect, les acteurs sont d’une expressivité extrême, qui rappelle le jeu des acteurs du muet, la caméra saisissant les regards, en particulier, par des plans rapprochés. Comme dans l’opéra chinois, l’expression accompagne et souligne la parole.

 

La seule qui tranche, au milieu de ces acteurs de théâtre, est Zhou Xuan. Elle étonne même, au début du film, en paraissant plus âgée que le rôle ne le voudrait ; elle avait vingt-huit ans au moment du tournage, mais paraît plus âgée, plus mûre surtout. Elle affine cependant son jeu au fur et à mesure que le film progresse, et finit par mener même le reste de la troupe, au moment où elle s’affirme comme un élément en révolte face à un pouvoir de plus en plus autoritaire. Elle devient alors le symbole même de la rébellion féminine des classiques de wuxia.

 

 

L’impératrice Cixi à la fin

du dix-neuvième siècle

 

L’empereur Guangxu

 

Cet aspect est suggéré dans une séquence étonnante, où elle apparaît habillée en homme, pour une séance de photo. Son rôle de rebelle au pouvoir est ainsi rapproché visuellement des grands rôles d’héroïnes martiales (女侠 ou 女战士) qui appartenaient à un autre genre théâtral très prisé dans les années 1940 pour leur valeur allégorique. On a donc là une évocation très subtile du monde du wuxia ; le personnage de Zhou Xuan y gagne en profondeur, et on retrouve cet aspect dans son altercation finale avec Cixi, où elle rappelle les rôles d’héroïnes refusant de se soumettre et préférant le sacrifice final.

 

D’ailleurs, face à elle, Guangxu apparaît sous les traits de l’intellectuel type, dans ce genre de littérature, idéaliste mais impuissant, et par surcroît faible de caractère. (4)    

 

 

*

 

« L’histoire secrète de la cour des Qing » est sorti fin 1948 à Hong Kong où il a rencontré un grand succès, puis, en 1949, il a été envoyé à Shanghai où il est resté trois mois à l’affiche, renouvelant le succès de Hong Kong.

 

Mais, quand Mao le vit, en 1950, à peu près au même moment qu’une campagne dénonçait « La vie de Wu Xun » (《武训传》 de Sun Yu (孙瑜), il le déclara nocif, et le fit bannir des écrans chinois – en en faisant le premier film interdit de la République populaire. Il précisa ses critiques quatre ans plus tard, et elles furent reprises dans une véritable campagne politique en 1967.

 

Il est intéressant de voir ce qui s’est réellement passé, qui n’a finalement pas grand-chose à voir avec le film lui-même, mais qui éclaire la

 

L’équipe du tournage

manière dont films et pièces de théâtre furent utilisés par Mao pour éliminer ses adversaires politiques.

 

III. La campagne politique contre le film

 

La campagne contre le film s’est déroulée en deux temps : au début des années 1950, avec une critique venant directement de Mao ; puis de manière beaucoup plus virulente en janvier 1967, en reprenant et développant les arguments avancés par Mao pour justifier que le film devait être critiqué. Mais ces attaques avaient en fait un but politique bien précis.

 

Les critiques de 1950-54

 

Première attaque contre le film

 

A Pékin, un comité fut mis en place pour étudier si le film pouvait ou non être projeté. Il comprenait trois membres du département central de la propagande, Lu Dingyi (陆定一), Zhou Yang (周扬) et Hu Qiaomu (胡乔木), placés sous la direction de Liu Shaoqi (刘少奇). Ils autorisèrent le film, Liu Shaoqi l’ayant trouvé patriotique, donc ne justifiant pas la critique. (“这部影片是爱国主义的。不能批判!).

 

Mais Mao, quand il le vit, ne fut pas du même avis : il déclara ce que Jiang Qing lui avait soufflé, que le film était « mauvais » (“《清宫秘史》是部坏影片”). Deux scènes l’avaient particulièrement choqué. D’une part, la présentation des Boxers comme une bande de fanatiques dangereux, semant le chaos et la désolation sur leur passage, était contraire à sa théorie sur le bien-fondé des révoltes paysannes.

 

Mais ce fut surtout la scène finale du film qui attira l’ire de Mao : celle montrant l’empereur fuyant les étrangers assiégeant la capitale, et rejoint en chemin par des paysans, restés loyaux malgré les souffrances subies, et lui apportant des vivres parce qu’il restait quand même pour eux « un bon empereur ». Pour Mao, cette scène était profondément réactionnaire car elle défendait l’ordre féodal, mais pas seulement. Elle a été rajoutée dans le scénario du film, c’est d’ailleurs l’une des rares séquences qui se passe hors du palais impérial. Cela pouvait évoquer la déroute de Chang Kai-chek, mais Mao le prit comme une critique voilée contre lui.

 

Il reprit le sujet en octobre 1954, en dénonçant le film, dans une escalade verbale typique, comme n’étant pas « patriotique » – donc contrant explicitement le jugement émis par Liu Shaoqi - mais « trahissant la patrie », en concluant donc qu’il fallait le critiquer. Etonnamment, il le fit dans un texte traitant des recherches sur  « Le Rêve dans le pavillon rouge » (《关于〈红楼梦研究〉问题的一封信》):

“被人称为爱国主义影片而实际是卖国主义影片的《清宫秘史》,在全国放映之后,至今没有被批判。”[…]“《清宫秘史》五年来没有批评,如果不批评,就是欠了这笔债。《清宫秘史》实际是拥护帝国主义的影片。光绪皇帝不是可以乱拥护。”

Comme il y a des gens qui disent que « L’histoire secrète de la cour des Qing » est un film patriotique, alors que, en réalité, c’est un film qui trahit la patrie, depuis sa sortie nationale, il n’a jamais été critiqué. […]  Qu’il n’ai pas été critiqué en cinq ans, c’est une omission à corriger. « L’histoire secrète de la cour des Qing » est en fait un film qui défend le système impérial. L’empereur Guangxu n’est pas quelqu’un que l’on peut défendre. 

 

Il en fit une synthèse dans un mémorandum interne, impliquant une critique des membres du comité qui avaient autorisé le film, Hu Qiaomu le premier… il fit ensuite son autocritique…Zhou Yang bien sûr,  mais surtout, indirectement, Liu Shaoqi – l’attitude à adopter à l’égard du film était désormais claire :

“《清宫秘史》不是一部爱国主义的影片, 是一部卖国主义的影片, 应该进行批判”

« L’histoire secrète de la cour des Qing » n’est pas un film patriotique, c’est un film traître à la nation, il faut le critiquer. »

 

Interdiction de la pièce

 

En même temps que le film, la pièce de Yao Ke fut interdite. Entre 1950 et 1953, les éditeurs furent obligés de retirer tous les exemplaires de la pièce en circulation, et les représentations furent interdites. En 1954, cependant, elle fut adaptée avec succès en opéra de Shaoxing, et d’autres adaptations suivirent, dans d’autres styles d’opéra, y compris à Pékin, en opéra de Pékin, en 1957.

 

L’interdiction de la pièce fut renouvelée en 1958, mais, même ainsi, elle continua à être représentée, sous une forme ou une autre, un titre ou un autre, jusqu’en 1963.

 

La campagne politique de 1967

 

Les attaques contre le film reprennent en 1967, dans le contexte spécifique des dissensions internes du Parti, et dans le cadre de la reprise en main du pouvoir par Mao, avec élimination de ses opposants politiques. Le principal visé était Liu Shaoqi, celui-là même qui avait autorisé le film en 1949 : président de la République populaire depuis 1959, il s’était violemment opposé à Mao en mars 1961en prônant une politique modérée pour corriger les conséquences désastreuses du Grand Bond en avant. Mao ne lui a jamais pardonné.

 

Le sujet de la critique du film de Zhu Shilin n’est pas revenu brusquement sur le devant de la scène. Mao a de nouveau évoqué le film dans un discours à Hangzhou en décembre 1965, en répétant sa critique de 1954 : que le film n’était pas patriotique, mais trahison nationale… preuve que l’affaire n’était pas close. Elle va prendre un tour nouveau, plus radical.

 

A partir de 1965, les œuvres littéraires, et en particulier les pièces de théâtre, deviennent non tant des armes de propagande pour la politique officielle, que des écrans derrière lesquels se cachent les différentes factions pour attaquer leurs ennemis politiques, utilisés en particulier par Mao pour éliminer les siens.

 

En novembre 1965, la campagne contre la pièce « La destitution de Hai Rui »   (《海瑞罢官》) s’était terminée par la capitulation de l’historien qui l’avait écrite, Wu Han (吴晗). Mais l’attaque contre la pièce était en fait dirigée contre son chef, le maire de Pékin, Peng Zhen (彭真), et surtout contre Liu Shaoqi qui tentait pour sa part de calmer les tensions au sein de l’appareil du Parti.

 

Ses tentatives furent contrées lors d’une réunion sur la culture en mars 1966 à Shanghai, qui se conclut par un document intitulé « Synthèse de la réunion sur les travaux de l’Armée populaire de Libération sur la littérature et les arts » qui énonçait, sous l’égide de Jiang Qing et Lin Biao (alors ministre de la Défense), un nouveau programme de réforme de la culture qui marquait un net durcissement de la faction autour de Mao et Jiang Qing.

 

Quand Mao revint dans la capitale en juillet, Peng Zhen en avait été éliminé, Lin Biao en avait pris le contrôle, en l’absence de Liu Shaoqi parti en visite au Pakistan et en Afghanistan. Mao récompensa Lin Biao de l’étiquette « plus proche camarade d’armes ».

 

 

L’article de Yao Wenyuan publié

aux Editions du peuple de Shanghai

 

Pendant toute cette période, les attaques contre les artistes et surtout les dramaturges se multiplièrent. Liu Shaoqi, pour sa part, fut attaqué indirectement par le biais de ceux qui le soutenaient, mais aussi des œuvres qu’il fut accusé de protéger, des opéras jugés « obscènes », des ballets et opéras étrangers, comme Le lac des cygnes ou La Traviata.

 

C’est alors, selon toute vraisemblance sur les instructions de Jiang Qing, que Yao Wenyuan (姚文元) – l’un des quatre membres de la Bande des Quatre, et celui-là même qui avait signé l’article lançant la campagne contre « La destitution de Hai Rui -  fit paraître, le 5 janvier 1967 dans le Quotidien du peuple, un article critiquant le film de Zhu Shilin selon les termes de l’attaque faite antérieurement par Mao en 1954, en en développant les arguments : non seulement les réactions des paysans devant l’empereur en fuite à la fin du film étaient jugées d’un féodalisme déplacé, mais, en outre, dépeindre le mouvement des Boxers comme une effrayante force

destructive était aussi contraire à l’analyse maoïste des rébellions paysannes.

 

L’article était intitulé « Critique du contre-révolutionnaire au double visage Zhou Yang » (《评反革命两面派周扬》) et fera l’objet d’une publication séparée aux Editions du peuple, à Shanghai (上海人民出版社). La cible déclarée de l’article était donc, apparemment, le vice-ministre de la culture Zhou Yang (周扬), qui était en froid avec Jiang Qing depuis les débuts de sa réforme du théâtre, en 1963, mais surtout en raison de son amitié avec Peng Zhen. Mais ce n’était qu’une attaque déguisée.

 

La véritable cible de Yao Wenyuan fut ensuite explicitement précisée dans un article d’un obscur personnage du nom de Qi Benyu (戚本禹) paru le 31 mars 1967 dans le journal de l’armée, le Drapeau rouge (《红旗》) : article publié sous le titre pompeux « Patriotisme ou trahison nationale ? – critique du film réactionnaire ‘L’histoire secrète de la cour des Qing’ » (《爱国主义还是卖国主义?——评反动影片〈清宫秘史) ).

 

L’article fut repris le 1er avril par le Quotidien du peuple, et largement diffusé sur tout le territoire. A la fin de l’article, Liu Shaoqi était directement visé, sous le couvert d’une attaque contre les factions, au sein du Parti, défendant la cause du capitalisme : son « problème » était d’être l’un des « Khrouchtchev » infiltrés dans le Parti (“睡在我们身边的赫鲁晓夫”). On était passé, par glissement sémantique, de la critique du film à la critique de Liu Shaoqi. L’étiquette de Khrouchtchev  chinois va être son principal chef d’accusation dans les mois suivants.

 

La nouvelle attaque avait d’abord concerné le film, mais, après la disparition de Zhu Shilin, mort le soir de la parution de l’article de Yao Wenyuan et sept jours après le décès du producteur, elle fut redirigée contre la pièce de Yao Ke. Comme il vivait alors à Hong Kong, cela donna une autre dimension à l’affaire, car la Voice of America diffusa en avril une déclaration du dramaturge qui ajouta encore de l’huile sur le feu : en 1941, dit-il, son intention avait été de critiquer

 

Affiche de février 1968 dénonçant

le Krouchtchev chinois tentant de saboter

la publication des écrits de Mao

tous les régimes autoritaires, que ce soient les Japonais ou le Guomingdang, mais on pouvait y ajouter Mao…

 

Yao Ke est parti en 1968 enseigner aux Etats-Unis. Liu Shaoqi est mort le 12 novembre 1969 des suites du traitement inhumain auquel il a été soumis dans la prison de Kaifeng où il avait été transféré.

 

Le film, lui, est toujours là pour témoigner du génie de Zhu Shilin, et d’un sommet du cinéma de Shanghai, transplanté à Hong Kong où il va se perpétuer en s’adaptant à son nouvel environnement.

 

Notes

(1) L’une des quatre beautés légendaires de l’histoire chinoise, donnée en cadeau par le roi de Yue au roi de Wu pour que, par ses charmes, elle entraîne la ruine du royaume de Wu. Ce qui ne tarda pas à se produire.

(2) Le terme fei 妃 est généralement traduit par concubine mais il est mal adapté au contexte culturel chinois. Une autre alternative serait seconde épouse (ou énième épouse) mais le terme est trompeur car il suggère alors, dans le contexte d’une traduction et sans autre explication, que la « première épouse » est décédée.

(3) Le Palais d’été (Yíhéyuán 颐和园) fut construit par l’empereur Qianlong pour sa mère en 1750. Il fut pillé et détruit une première fois lors de l'invasion des troupes anglo-françaises en 1860, puis durant la Révolte des Boxers en 1900. L'impératrice Cixi le fit reconstruire, et on lui reprocha effectivement d'avoir utilisé pour ce faire des fonds destinés à la marine de guerre chinoise.

(4) On notera pour mémoire la chanson que Zhou Xuan interprète dans la première partie -《御香缥缈歌》 Yùxiāng piāomiǎo gē  : cette chanson fait partie des rares intermèdes faits pour divertir le public, mais elle est en décalage par rapport au reste du film même si le texte est porteur de sens ; cela justifie aussi le choix de l’actrice qui était connue comme la « voix d’or » (金嗓子).

 

 

Le film

 

Bibliographie

The Literature of China in the 20th Century, Bonnie S. McDougall & Kam Louie, Columbia University Press, pp. 313-315 (sur Yao Ke et sa pièce) + p. 286/7 (sur le contexte théâtral des années 1939-1943) + p. 327 sur les attaques contre le film et la pièce.

 


 

A lire et voir en complément :

Un meeting de critique du film devant la Cité interdite en 1969 :
http://everydaylifeinmaoschina.org/2016/01/27/revolutionary-masses-criticize-a-film-at-the-forbidden-city-in-1969/

 

 

Etude réalisée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de Paris Diderot, le 14 novembre 2013.

 

 

 

 

 
 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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