Des
opéras modèles aux opéras modèles filmés et aux
nouveaux films de fiction
par Brigitte Duzan, 11 mai 2018
III/1. Les yangbanxi et leurs
adaptations au cinéma
1.
Les yangbanxi ou opéras modèles
La Révolution culturelle a ses mythes. L’un d’entre eux est
que « 800 millions de Chinois ont regardé huit spectacles
pendant dix ans », ces huit spectacles étant ce qu’il est
coutume d’appeler les « opéras modèles », ou yangbanxi
(样板戏), bien
que cinq seulement fussent des opéras, les trois autres
étant deux ballets et une symphonie.
La liste
La liste de ces huit œuvres modèles a été promulguée, après
une longue période de gestation, dans un article paru le 31
mai 1967 dans le Quotidien du peuple. Elle comportait cinq
opéras de Pékin modernisés :
- La légende de la lanterne rouge (Hongdeng ji
《红灯记》)
- La prise de la montagne du Tigre par stratégie (Zhiqu
Weihushan
《智取威虎山》)
- Shajiabang (《沙家浜》)
- Raid sur le régiment du Tigre blanc (Qixi Baihutuan
《奇袭白虎团》)
- Le port (Haigang
《海港》),
le seul à avoir une intrigue se passant dans la Chine
contemporaine.
Les deux ballets étaient des adaptations d’œuvres
antérieures :
- Le Détachement féminin rouge (Hongse niangzi jun
《红色娘子军》)
- La Fille aux cheveux blancs (Baimao nü
《白毛女》)
Quant à la symphonie, c’était la Symphonie Shajiabang
(交响乐"沙家浜"),
qui était d’ailleurs plutôt une cantate.
Les cinq premiers opéras modèles
1/ « La prise de la montagne du Tigre par
stratégie » (《智取威虎山》)
est en quelque sorte le modèle des modèles. Son
personnage principal est le héros le plus connu et
le plus populaire de tous ceux des opéras modèles :
Yang Zirong (杨子荣),
héros du roman dont l’opéra est adapté, « Traces
dans la forêt enneigée » (《林海雪原》)
de Qu Bo (曲波),
bestseller publié en septembre 1957
[1].
Le livret était l’œuvre d’un collectif de cinq
écrivains, dont l’acteur interprétant Yang Zizong
lors de la création de l’opéra au Théâtre d’opéra de
Pékin de Shanghai, en 1958. A la demande de Jiang
Qing, la pièce fut ensuite donnée en juin 1964, lors
de la convention sur l’opéra de Pékin qui eut lieu
dans la capitale. Une version encore remaniée fut
représentée à Pékin en octobre 1966 pour les
célébrations de l’anniversaire
Le héros Yang Zirong
de la fondation de la République populaire, représentation à
laquelle assista Mao Zedong qui manifesta approbation.
Yang Zirong dans son
saut célèbre
Finalement, une version définitive du livret fut
publiée le 1er octobre 1969 dans divers
journaux officiels dont Drapeau rouge (《红旗》)
et le Quotidien du peuple, puis un livre fut édité,
avec la musique, la danse et les indications de mise
en scène. Yang Zirong était devenu une icône de la
Révolution culturelle, avec sa cape et son gilet en
peau de tigre.
2/ « Raid sur le Régiment du Tigre blanc » (《奇袭白虎团》)
a une histoire encore plus longue que l’opéra
précédent, mais n’a jamais été aussi populaire, son
héros Yan Weicai (严伟才)
n’ayant jamais rencontré le même succès que Yang
Zirong. La première version de l’opéra a été écrite
par trois membres de la troupe d’opéra de Pékin
attachée à un bataillon de volontaires de l’Armée
chinoise en poste en Corée du Nord après l’armistice
de 1953. L’histoire du livret est basée sur des
faits réels, une opération menée par
Le saut de Yan Wencai,
rappelant celui de Yang Zirong
une brigade chinoise en liaison avec un officier nord-coréen
et aboutissant à la défaite du régiment sud-coréen ennemi.
Représentation de Raid
sur le régiment du Tigre blanc en août 1967
L’opéra a suivi à peu près les mêmes étapes que le
précédent, avec une première représentation en 1964, une
tournée en Chine en 1965, le livret sous sa forme définitive
étant publié en septembre 1972 dans le journal Le drapeau
rouge.
3/ « Shajiabang » (《沙家浜》)
a d’abord été un opéra de Shanghai (huju
沪剧),
représenté de janvier à mars 1960 à Shanghai sous le
titre « Eaux émeraudes et drapeaux rouges » (《碧水红旗》).
Il est basé sur un épisode de la guerre de
résistance contre le Japon, dont l’action se situe
près de Shanghai. Au centre de l’intrigue, la
belle-sœur Aqing (阿庆嫂),
propriétaire de la maison de thé du village de
Shajiabang, et membre du parti communiste
clandestin. Elle a dans l’opéra les mêmes qualités
que Yang Zirong : brave, rusée, pleine d’humour et
de ressources.
Le livret a été révisé en 1963 et la nouvelle
version, intitulée « Etincelles dans les roseaux » (《芦荡火种》),
a été représentée à partir de mars 1963. Après
l’avoir vue, Jiang Qing la recommanda à la compagnie
de l’opéra de Pékin de la
La belle-sœur A Qing
capitale. La révision du livret fut confiée à Wang Zengqi (汪曾祺),
qui forma une équipe de quatre personnes - ce qui explique
le vernis littéraire du texte
[2].
Shajiabang, le héros
Guo Jianguang
(adaptation en
lianhuanhua, juin 1971)
Mao vit l’opéra et exprima quelques critiques sur
l’aspect militaire, à la suite de quoi le rôle de
l’instructeur politique de la Nouvelle 4ème
Armée, Guo Jianguang (郭建光),
fut renforcé, au détriment de la belle-sœur Aqing.
Mao demanda aussi que le titre soit changé car les
roseaux poussent dans un milieu aquatique où les
étincelles ont du mal à se propager… Il suggéra le
nom du village où se passe l’action, Shajiabang.
La musique aussi fut révisée, ainsi que la gestuelle
et les mouvements acrobatiques, laissant toujours la
place centrale – la
prééminence (tuchu
突出)
- à Guo Jianguang, au milieu des soldats de la Nouvelle 4ème
Armée. « Shajiabang » devint le grand opéra modèle, avec
« La prise de la montagne du Tigre ». Malgré tout, la
première version, en opéra huju, continua à être
représentée ; un enregistrement fut encore réalisé en 1965.
Mais, en 1966, la version en opéra de Pékin était parmi les
opéras modèles recensés. La version officielle du livret fut
publiée le 1er mai 1970.
4/ Avec « Shajiabang », « La légende de la
lanterne rouge » (《红灯记》)
est un autre grand opéra modèle, et l’héroïne Li
Tiemei (李铁梅)
l’une des figures les plus populaires de ces opéras.
L’histoire se passe pendant l’occupation japonaise,
en 1939. Son père Li Yuhe (李玉和)
est un cheminot qui utilise sa lanterne rouge
destinée à la signalétique des trains pour
communiquer avec les clandestins communistes ; il
est capturé par l’ennemi et se sacrifie pour la
révolution, mais après avoir transmis la lanterne à
sa fille.
Il s’agit à l’origine d’un opéra de Pékin adapté en
1962 en opéra de Shanghai (huju
沪剧),
représenté à Shanghai au festival de la fête du
Printemps au début de 1963, et pendant trois mois.
Jiang Qing le vit alors, le déclara « pas mal » (bu
cuo
不错) et
emporta le livret à Pékin pour le faire adapter en
opéra de Pékin, ce qui fut fait par des spécialistes
de
Li Tiemei et sa
grand-mère dans La lanterne rouge (mise en scène
1967)
l’Académie d’opéra de Pékin qui travaillaient déjà sur deux
autres adaptations, dont le fameux « Détachement féminin
rouge ». Le nouvel opéra fut représenté en novembre 1964 à
Pékin, puis dans le sud et à Shanghai en 1965.
La lanterne rouge,
adaptation en lianhuanhua,
avec Li Yuhe
résolument en position dominante
L’un des points essentiels du nouveau livret a
consisté à garder un équilibre entre les trois rôles
principaux, mais en réservant le rôle dominant à Li
Yuhe dans tout l’opéra, jusqu’au passage de relais à
Li Tiemei, le tournant de l’opéra étant la scène où
la grand-mère explique à celle-ci ses origines
familiales, déterminant son engagement
révolutionnaire inébranlable (son prénom signifie
« prune d’acier »). Dans la version huju, Li
Yuhe et la grand-mère meurent en prison, mais, dans
la version de Pékin, ils meurent sur le terrain
d’exécution, et qui plus est dans un bois de pins,
symbole d’éternité.
Tout a été fait pour souligner le caractère héroïque
des trois personnages, et en particulier la musique
(chants et percussions) ainsi que les mouvements
acrobatiques. Ce point est essentiel : au début de
1965, un article louant l’opéra a été écrit par Yu
Huiyong (于会泳),
professeur au Conservatoire de Shanghai qui va
devenir l’un des grands maîtres des opéras modèles
[3] ;
intitulé « La musique d’opéra doit aider à créer des
figures de héros » (《戏曲音乐必须为塑造英雄形象服
Yu Huiyong avec Jiang
Qing en 1975
务》),
il a servi deux ans plus tard à réviser la musique de « La
prise de la montagne du Tigre » et à soutenir le programme
de Jiang Qing. « La lanterne rouge » était un point de mire
pour les spécialistes d’opéra et les musicologues. L’opéra
devint un modèle, tout en continuant à émouvoir les foules
jusqu’aux larmes.
En 1968, il a été l’un des premiers opéras modèles choisis
pour être adapté au cinéma. Et le travail sur la prééminence
donnée aux héros sur scène préfigure la théorie des « trois
prééminences » (san tuchu
三突出)
formalisée ensuite.
5/ Quant au cinquième des opéras modèles, « Le port »
(《海港》),
c’est sans doute le plus moderne, mais c’est aussi le moins
réussi et le moins populaire. C’était à l’origine un opéra
du nord du Jiangsu (huaiju
淮剧),
un opéra récent, initialement intitulé « Tôt le matin au
port » (《海港的早晨》),
écrit en 1964 par un jeune auteur nommé Li Xiaomin (李晓民)
qui appartenait à la troupe de huaiju de Shanghai (上海淮剧团).
Fang Haizhen dans Le
port
L’histoire se passe pendant l’été 1963, sur les
bords du Huangpu, à Shanghai, où des dockers sont en
train de préparer une cargaison de riz pour
l’Afrique
[4].
Le travail est supervisé par la secrétaire du Parti,
Fang Haizhen (方海珍),
qui doit assurer que les graines arrivent à temps
pour les semailles. Mais un contre-révolutionnaire
tente de saboter l’expédition en cachant les
prévisions météo qui annoncent un typhon. En même
temps, il mélange le riz avec de la fibre de verre.
Fort heureusement, l’héroïne Fang Haizhen s’en
aperçoit et dénoue la trame du complot…
Jiang Qing vit l’opéra à Shanghai lors de sa création, en
février 1964, avec le futur « Shajiabang » et « La lanterne
rouge ». Elle rapporta le livret à Pékin, avec les deux
autres, pour le faire transformer en opéra de Pékin. En
février 1965, l’opéra remanié fut présenté en représentation
expérimentale. Jiang Qing éleva des objections, mais il
participa pourtant in extremis aux célébrations de la fête
nationale en 1966. Il fut encore révisé et remanié durant
les trois années suivantes. La version officielle définitive
fut publiée en février 1972, dans Le drapeau rouge.
L’adaptation de cet opéra permit de souligner les éléments
qui le rendaient plus difficile que les autres à rendre
attrayant pour le public. A l’opposé des autres opéras, « Le
port » ne se passe pas en temps de guerre, et n’a pas
beaucoup de scènes d’acrobaties ; un docker transportant des
sacs de riz ne peut guère en faire beaucoup. Surtout,
l’histoire elle-même, dans son contexte contemporain, et
même immédiat, n’offrait pas les mêmes possibilités
d’abstraction et de « mythification » des personnages et du
récit.
Un art nouveau
Les cinq premiers opéras modèles ont été développés sur une
longue période de six années et plus, avec des interprètes
et musiciens de renom rappelés du fond de leur exil à la
campagne pour ce faire. Mais l’opéra traditionnel donnait la
primeur à l’acteur, qui travaillait avec les musiciens pour
faire évoluer l’interprétation tout en conservant une trame
ancienne. Avec les opéras modèles, priorité est donnée au
livret et à la musique, avec création d’un principe
théorique de base hiérarchisant les rôles et les situations,
dont l’application va s’étendre à toutes les disciplines
artistiques, dont le cinéma et la littérature.
1/ Musique innovatrice sur fond de tradition
C’est la musique, d’abord, qui a assuré la
popularité de ces opéras. Elle a été renouvelée –
selon un processus d’innovation (gexin
革新)
dont les caractères mêmes impliquent révolution et
modernité - en introduisant des éléments de musique
occidentale et en les intégrant dans la partition
[5].
La grande innovation vient surtout du travail sur
les thèmes musicaux et leur association avec
certains personnages, comme dans l’opéra occidental,
mais aussi comme dans la musique de film qui a
inspiré les créateurs.
L’innovation sur la musique est liée au
renouvellement de la gestuelle et des scènes de
danse
[6],
mais, en même temps, un effort particulier a porté
sur le langage lui-même, des chants comme des
parties parlées (nianbai
念白),
pour le rapprocher du langage parlé et le rendre
aisément compréhensible du public populaire. Le
travail a commencé sur « La prise de la montagne du
Tigre » dès 1958, et les
Esquissse d’une
théorie critique de la musique des opéras modèles,
rééd. 2004
arias les plus célèbres – comme celles de La Montagne du
Tigre, de Shajiabang ou de La lanterne rouge
– sont restées des modèles du genre. Leur diffusion par le
biais du cinéma dans les années 1970, ensuite, assurera leur
popularité dans toute la Chine. Les scènes les plus célèbres
continuent d’être interprétées en concert, parfois dans des
interprétations qui les rapprochent de la comédie musicale.
Shajiabang, extrait
La lanterne rouge, extraits chantés lors d’un show télévisé
en décembre 2009
2/ Le principe central des « trois prééminences », ou san
tuchu
Le caractère de modèle des yangbanxi tient avant tout
au principe fondamental qui en régit la conception, et qui a
été développé dès le début des années 1960 : le principe des
« trois prééminences », les san tuchu (三突出).
La théorie a reçu une première formulation dans un article
de mai 1968 de Yu Huiyong, lors de sa nomination pour
présider aux travaux préparatoires du Comité révolutionnaire
des affaires culturelles de la ville de Shanghai :
« Parmi tous les personnages, il convient de donner la
prééminence aux personnages positifs ; parmi ces
derniers, il faut donner la prééminence aux principaux
héros, et, parmi ceux-ci, au héros principal. »
En novembre 1969, la formulation a été précisée dans
un article paru dans le Drapeau rouge concernant la
création des personnages de « La prise de la
montagne du Tigre ». L’article soulignait
l’importance à accorder à la dernière des
prééminences, celle du héros principal (主要英雄人物).
Le principe a été élaboré en particulier lors du
travail en 1965 sur « La légende de la lanterne
rouge » et le positionnement de ses trois
personnages principaux, mais surtout
lors de la réflexion, au milieu de l’année, sur le
personnage d’A Qing, dans « Shajiabang », et la
nécessité d’en faire un héros secondaire
Affiche de 1972 : «
Etudier les pièces révolutionnaires
pour devenir
révolutionnaire »
Iconographie inspirée de « La prise de la montagne
du Tigre » et du
personnage central de Yang Zirong
de manière à laisser la primeur au héros masculin.
Affiche de 1972 : «
Etudier les héros et leur action. Prenez les ports
comme base pour avoir le monde entier en vue »
(学英雄见行动. 立足海港放眼世界).
Image de Fang Haizhen, de l’opéra « Le port ».
Le principe s’est appliqué à tous les aspects des
personnages, y compris leur langage, et a été encore
affiné lors de l’adaptation des opéras au cinéma, à
partir du début des années 1970, la stylisation des
costumes et de la gestuelle allant dans le même
sens : Yang Zirong, dans « La prise de la montagne
du Tigre », est célèbre pour sa cape et son
justaucorps de peau de tigre, Li Yuhe, dans « La
lanterne rouge », est reconnaissable à son foulard
rouge (le foulard remplaçant les mouvements de
manche et de mouchoir dans l’opéra traditionnel),
tandis que Fang Haizhen, dans « Le port », en porte
une blanche sur les épaules.
Le principe des san tuchu, et en particulier
de la prééminence donnée au héros principal, est peu
à peu devenu un critère pour juger du
« politiquement correct » d’une œuvre, même si son
application a été relativisée à partir de 1974, en
particulier dans les films. Il est particulièrement
frappant dans les affiches et les œuvres graphiques
de l’époque.
Le caractère dominant du héros principal est
renforcé par le fait qu’il n’a pas de famille ; les
héros des cinq opéras sont d’autant plus libres de
se consacrer corps et âmes à la
révolution qu’ils sont sans attaches. Le cas typique est
celui de Li Tiemei, dans « La lanterne rouge » : elle était
orpheline, Li Yuhe n’est pas son père, le fait qu’elle
reprenne sa lanterne à sa mort rend son geste encore plus
significatif. En outre, contrairement à l’opéra traditionnel
où la majeure partie des
intrigues tournent autour d’histoires d’amour
contrarié, les héros et surtout les héroïnes des
opéras modèles n’ont pas ce genre de problème. Ils
vivent dans un monde où les émotions sont tendues
vers le triomphe de la révolution.
Tous ces personnages, en fait, appartiennent au
mythe. Les opéras modèles représentent la création
d’une mythologie de la révolution chinoise, avec des
héros désincarnés auxquels pouvaient d’autant mieux
s’identifier les spectateurs, l’idée de modèle (yangban
样板)
s’imposant peu à peu au fur et à
Affiche de 1975 «
S’appliquer à étudier
les héros dès
l’enfance » (从小就爱学英雄)
Construite selon le principe du héros principal,
et à l’image de Li
Tiemei dans « La lanterne rouge ».
mesure du processus de création et d’adaptation.
Les deux ballets
Aux cinq opéras modèles initiaux doivent être ajoutés les
deux ballets qui présentent les mêmes caractéristiques
générales, mais, comme « Le port », ont une héroïne pour
personnage central.
6/ « Le Détachement féminin rouge » (《红色娘子军》)
« Le
détachement féminin rouge » est d’abord, chronologiquement,
une nouvelle et un film de
Xie Jin (谢晋),
réalisé aux Studios de Shanghai pour la commémoration du
dixième anniversaire de la fondation de la République
populaire et sorti en 1960. C’est un film superbe, relatant
l’histoire d’une jeune femme, exploitée par un cruel
propriétaire terrien, qui réussit à s’évader pour rejoindre
le « détachement féminin rouge » créé dans les années 1930
par les communistes dans l’île de Hainan pour lutter contre
les forces locales du Guomingdang. Le film est une œuvre
symbolique, une sorte de poème épique d’une grande beauté.
Mais,
lorsqu’éclate la Révolution culturelle, en 1966, Xie Jin et
toute sa famille sont au premier rang des victimes. Dénoncés
comme contre-révolutionnaires, ses parents se suicident :
son père en avalant des barbituriques, sa mère en se jetant
par la fenêtre. Xie Jin lui-même, accusé de
« confucianisme » et autres péchés, se retrouve à nettoyer
les toilettes et balayer les Studios de Shanghai, sommé
régulièrement de faire des autocritiques publiques et
finalement envoyé en « rééducation » à la campagne.
Pourtant, « Le détachement féminin rouge » a été choisi dès
1964 par la femme de Mao pour devenir, après adaptation en
ballet, l’une des huit œuvres phares de la Révolution
culturelle qui comportent donc deux ballets. Des deux, c’est
« Le détachement féminin rouge » qui est devenu le plus
symbolique, celui dont le succès a été le plus durable :
c’est ce ballet qui a été choisi pour le spectacle
présenté au
président Richard Nixon lors de sa visite historique en
Chine en 1972, et, récemment, pour l’inauguration officielle
du Grand Théâtre de Pékin, en octobre 2007.
Les deux héros de
l’histoire, la jeune Wu Qinghua (吴清华)
et le commandant du détachement, Hong Changqing (洪常青),
sont
des héros romantiques qui ont fait rêver et ont enthousiasmé
la jeunesse des années 1970. Les chants étaient connus de
tous, et restent célèbres. Le ballet fut ensuite adapté en
opéra de Pékin, dans la seconde série des opéras modèles,
puis, surtout, au cinéma, le film assurant son immense
popularité.
7/ « La Fille aux cheveux blancs » (《白毛女》)
Créé à l’Institut de danse de Shanghai en 1965, « La Fille
aux cheveux blancs » est inspiré d’un opéra créé à Yan’an en
1944, d’abord adapté au cinéma en un film en noir et blanc
réalisé en 1950 par Wang Bin (王滨)
et Shui
Hua (水华)
et sorti en 1951.
Histoire dramatique de la fille d’un paysan endetté qui la
vend à un seigneur qui la viole ; elle s’enfuit dans la
montagne où, devenue une sorte de fantôme aux cheveux
blancs, elle est secourue par l’Armée rouge. Elle retrouve
son ancien fiancé et la couleur de ses cheveux. C’est une
histoire typique des premiers films de la Chine nouvelle, et
de leur peinture au vitriol des côtés noirs de la société
« féodale ».
Quinze ans plus tard, pourtant, au début de la Révolution
culturelle, le film est interdit : on lui reproche son
intrigue semi-fantastique et son parti pris romantique au
détriment de la lutte des classes. C’est donc cet élément
qui devient la trame essentielle de l’adaptation en ballet
sous l’égide de Jiang Qing.
Les deux ballets ont des styles chorégraphiques classiques
inspirés des ballets russes.
Les autres opéras modèles
Après la première série des cinq opéras modèles (et deux
ballets), il devint clair qu’il en fallait d’autres. Une
seconde série fut donc créée, après des périodes de
gestation et révision encore plus longues que pour la
première série :
1/ Les chants de la rivière du dragon (《龙江颂》)
A l’origine une pièce de théâtre du Fujian contant
l’histoire de la dérivation d’une rivière pour lutter contre
la sécheresse, l’opéra a été initialement adapté par une
petite compagnie d’opéra de Pékin des faubourgs de Shanghai,
mais le succès de la première représentation, en mai 1965,
incita Jiang Qing à confier la suite à diverses troupes et
groupes de travail, y compris Yu Huiyong.
Les difficultés essentielles venaient du fait que, comme
« Le port », l’histoire était contemporaine, donc délicate à
représenter. Le secrétaire du Parti et héros de la pièce
devint une femme, et après de nombreuses révisions, la
version finale fut adoptée en novembre 1970, et la version
officielle publiée en mars 1972, après huit ans de révisions
successives.
2/ La montagne des Azalées (《杜鹃山》)
Adaptée d’une nouvelle intitulée « Wudou » (《乌豆》),
du nom du personnage principal, l’histoire était moins
délicate à adapter car elle se passe dans un passé plus
éloigné, en 1927 ; en outre, comme elle raconte la lutte de
l’Armée rouge contre les propriétaires fonciers dans la
région du massif du Jinggangshan (井冈山),
elle donnait lieu à une mise en scène riche en séquences
acrobatiques. C’est d’ailleurs également le cas des trois
autres opéras de cette série.
L’héroïne Ke Xiang
dans
La montagne des
Azalées
L’adaptation, à partir d’une pièce de théâtre parlé,
a débuté en 1963 à Shanghai Le personnage principal
est féminin : c’est la représentante du Parti auprès
des paysans locaux, Ke Xiang (柯湘夫妇).
Elle est façonnée sur le modèle de Fang Haizhen,
mais l’actrice Zhao Yanxia (赵燕侠)
qui aida à créer le rôle était aussi celle-là même
qui travaillait alors sur le rôle d’A Qing dans
« Shajiabang ». On voit donc bien que les modèles se
croisent.
Interprété en 1964 à Pékin, l’opéra rencontra un
grand succès, et en particulier auprès du maire Peng
Zhen
(彭真).
Mais, quand celui-ci fut destitué en mai 1966 pour
s’être opposé à Mao sur la question du rôle de la
littérature vis-à-vis du pouvoir, et que l’un des
auteurs du livret, le poète et journaliste Deng Tuo
(邓拓),
fut attaqué à son tour
[7],
l’opéra fut prudemment retiré du répertoire. Mais,
comme il avait
toujours
la faveur de Jiang Qing, elle le fit réviser par la
compagnie de l’opéra de Pékin et l’opéra reparut sous le
titre quasiment homonyme « La montagne de la source des
azalées » (duquan shan《杜泉山》).
Le travail de révision fut particulièrement long, avec une
équipe renouvelée sous la direction de Yu Huiyong ; il
s’attacha en particulier aux dialogues, et fit, entre
autres, revenir l’écrivain Wang Zengqui (汪曾祺)
qui avait déjà travaillé sur l’opéra en 1963. Un rapport de
1973 souligna les innovations en matière de danse et
gestuelle acrobatique – dont celle de Ke Xiang qui, bien que
rôle féminin, eut à adopter les mouvements typiquement
réservés aux hommes dans l’opéra traditionnel, avec des pas
très accentués et des postures montrant force et
détermination.
L’opéra fut testé le 1er mai 1973 à Pékin, et le
succès de la représentation persuada Jiang Qing de redonner
à l’opéra son titre original. C’est donc sous ce titre que
le livret fut publié, en octobre 1973, avec pour auteurs
« Wang Shuyuan et autres », Wang Shuyuan (王树元)
étant celui de la pièce d’origine. La genèse de l’opéra
était ainsi datée : dix ans de travail ! Ce qui suscita des
commentaires ironiques en 1976 : « dix ans à polir une seule
pièce ! » (十年磨一戏).
3/ Combats dans la plaine (《平原作战》)
Le livret, également collectif, reprend un épisode
de la guerre de résistance contre le Japon dans la
plaine du nord. Le héros central, Zhao Yonggang
(赵勇刚),
est un commandant de la 8ème armée de
route engagé dans des opérations de guérilla avec
l’aide des paysans, lesquels ne sont représentés que
par deux femmes, une vieille femme et sa fille. Le
héros apparaît au centre de l’action dans six des
huit scènes, l’accent étant mis sur les combats : le
contexte de guerre permet un maximum de scènes
martiales, y compris une scène de combat de nuit.
L’opéra sera adapté au cinéma en 1974, et
Combat dans la plaine
l’adaptation confiée au studio de l’armée, le studio du 1er
août. Il fera appel à deux réalisateurs vétérans de films
d’opéra, soulignant ainsi la référence à l’opéra
traditionnel de cet opéra dit modèle.
4/ Guérillas dans la plaine (《
草原游击队》)
L’opéra est basé sur un film en noir et blanc de 1955 dont
l’histoire est très semblable à celle de l’opéra précédent
et dont il sera réalisé un remake en couleurs en 1973-74. Le
travail sur le livret a commencé en mars 1966, mais les
responsables du projet furent l’objet d’attaques de Gardes
rouges, l’équipe fut transférée à la révision de « La
lanterne rouge » et l’opéra fut abandonné jusqu’en 1976.
5/ Boulder Bay (《磐石湾》)
Boulder Bay
L’opéra a été une initiative d’une troupe de jeunes
de Shanghai mariant opéra de Pékin et opéra Kun (Kunqu
昆曲)
fondée au début des années 1960 avec pour ambition
de créer un opéra moderne. C’était un moyen de
s’affranchir de la concurrence des troupes établies
qui était très dure, mais ils avaient une expérience
limitée. Cependant, la troupe d’opéra de Pékin de
Shanghai était prise par le lourd travail sur « La
montagne du tigre » et « Le port », ce qui leur
donnait une chance. Ils sautèrent sur une idée
lancée par Jiang Qing à la convention de Pékin sur
les opéras à la mi-1964 : adapter une pièce de
théâtre parlé moderne créée par une troupe de
l’armée, « La Grande Muraille des Mers du Sud » (《南海长城》).
Un groupe fut aussitôt constitué pour travailler sur le
livret, mais ils furent attaqués par des Gardes rouges en
juin 1967. Le travail ne reprit qu’à la fin de 1967, après
la promulgation de la liste des cinq premiers opéras
modèles. La première représentation en costumes n’eut lieu
qu’en 1970. Mais, au printemps 1971, Jiang Qing demanda à Yu
Huiyong de prendre en main l’opéra qui entra alors dans une
troisième phase de révision. Deux scènes d’opéra
traditionnel furent ajoutées ; une équipe fut envoyée dans
un petit village du Fujian pour acquérir une expérience du
contexte local et les dialogues furent enrichis de
commentaires des villageois. L’opéra fut rebaptisé « Boulder
Bay ».
Ce n’est qu’en février 1975 qu’il fut définitivement
approuvé ; le studio de Shanghai commença alors son
adaptation cinématographique. Il contient un certain nombre
d’innovations tout en gardant beaucoup de traits de l’opéra
traditionnel. L’histoire se déroule en 1963 sur la côte sud
de la Chine, et mêle une histoire d’espionnage à une mise en
scène à la limite du surréalisme car elle inclut des combats
sous-marins et de fantastiques scènes martiales inspirées de
l’opéra traditionnel.
Les innovations les plus frappantes concernent les
personnages des héros. Fini le héros sans famille et sans
attache : le héros, chef de la milice locale, Lu Changhai (陆长海),
est marié et a une épouse, Qiaolian (巧莲),
qui ne vient pas d’un milieu aussi progressiste que lui,
d’où des frictions, reflétant la théorie des contradictions
au sein du peuple, mais aussi les scènes de comédie des
opéras traditionnels ! Un effort tout particulier a de toute
évidence été fait pour donner plus de réalisme à l’opéra. En
revanche, les dialogues parlés sont dans une langue poétique
très rythmée, qui, tout comme avec les scènes martiales,
tranche justement avec le réalisme affiché par ailleurs.
« Boulder Bay » manque donc d’homogénéité. Il représente
plutôt une tentative inachevée de faire évoluer la forme des
opéras modèles qui exerceront cependant une profonde
influence sur les arts de la scène et la musique, mais aussi
sur la peinture et la littérature, en particulier par le
biais du principe des « trois prééminences » qui apparaît
comme un principe unificateur du monde culturel dans son
ensemble. Cette influence a été d’autant plus grande que les
opéras ont été adaptés à partir du début des années 1970
dans des formes très diverses d’opéras régionaux, mais avec
des développements qui contenaient en germe des possibilités
non négligeables d’interprétations éloignées de l’original,
voir amateuristes
Car, si les représentations des opéras commençaient à lasser
le public dès la fin des années 1960, elles n’étaient sans
doute pas non plus aussi parfaites que Jiang Qing l’aurait
voulu. Un article paru en septembre 1969 dans le Drapeau
rouge appelait à « étudier et défendre les représentations
des opéras modèles » en luttant contre les ennemis de classe
infiltrés dans les rangs des troupes de chant et de danse
qui dévoyaient le modèle
[8].
Jiang Qing a donc lancé un vaste projet d’adaptations
cinématographiques visant à figer les modèles pour éviter
les dérives et redorer leur blason aux yeux du public. En
même temps, les films reflètent des tentatives d’innovation,
nécessairement, car le cinéma demandait plus de réalisme que
la forme extrêmement codifiée des opéras modèles. Ils
représentent un début d’ouverture, d’autant plus que, pour
les réaliser, les studios ont peu à peu rouvert leurs portes
et ont rappelé les grands réalisateurs, chefs opérateurs,
scénaristes, acteurs et autres spécialistes que la
Révolution culturelle avait attaqués, condamnés et envoyés
dans des « étables » – du moins ceux qui étaient encore
vivants.
2. Les films
adaptés des yangbanxi
Lancement du mouvement
Réouverture des studios
Vouloir adapter les opéras modèles au cinéma nécessitait en
effet d’abord de remettre en route les studios qui avaient
été fermés au début de la Révolution culturelle et dont le
personnel avait été dispersé. Le studio de Shanghai fut l’un
des premiers et plus durement touchés, mais même le studio
de l’Armée populaire, le Studio du 1er août, fut
obligé de cesser ses activités. Au Studio de Pékin, par
exemple, encore en mars 1970, le personnel était en
rééducation dans une « école de cadres du 7 mai » dans la
banlieue sud de la capitale ; ils ne commencèrent à revenir
qu’en 1973.
Certains studios, comme celui de la Rivière des Perles,
réussirent à ne pas cesser totalement leur production en
réalisant des documentaires, sur des sujets de vulgarisation
scientifique, ou sur les apparitions publiques de Mao
Zedong, qui apparaît ainsi comme la grande star omniprésente
sur les écrans chinois à la fin des années 1960.
Jiang Qing était consciente de la valeur unique du cinéma et
de l’image pour diffuser les idées et les œuvres. Dès juin
1968, elle rencontra le comité révolutionnaire récemment
créé au Studio du 1er août pour évoquer la
possibilité d’une reprise des tournages.
Conditions techniques
Mais, avant de lancer un premier projet, elle s’est d’abord
préoccupée des conditions techniques de réalisation : en
octobre 1969, à la fin de la projection (en interne) d’un
premier documentaire en couleur réalisé avec une pellicule
fabriquée en Chine, elle proposa à Zhou Enlai de réaliser un
film pour l’enseignement (jiaoxue pian
教学片)
sur « Le détachement féminin rouge » réalisé avec du
matériel exclusivement chinois.
C’était l’amorce de la reprise des tournages de films.
L’adaptation des opéras modèles passait d’abord par la
constitution d’un stock de matériel et d’équipement chinois,
selon l’appel lancé par Mao à « développer l’autonomie
nationale en prenant l’initiative » (duli zizhu
独立自主,zili
gengsheng
自立更生).
Le calendrier politique était primordial, et le cinéma
devenait une vitrine de principes énoncés pour l’économie
nationale et l’ensemble de la société.
La décision officielle de réaliser des adaptations
cinématographiques des opéras modèles fut prise par le
Comité central au début de l’automne 1968, et c’est « La
prise de la montagne du Tigre » qui fut choisi pour lancer
les opérations. On fit revenir pour les réaliser les
meilleurs cinéastes et spécialistes de la période précédant
la Révolution culturelle, qui avaient pourtant été attaqués
au début de celle-ci.
Les films
1/ La prise de la montagne du Tigre
Cette première adaptation fut réalisée au Studio de Pékin,
après deux ans de travail : le film est sorti pour la fête
nationale, le 1er octobre 1970
[9].
On avait choisi pour mener à bien le projet le réalisateur
Xie
Tieli (谢铁骊)
qu’on avait fait revenir à la fin de 1967 de plus d’une
année d’incarcération dans une « étable ». La direction du
Parti annonça officiellement en mai 1969 la constitution
d’une équipe spéciale destinée au tournage d’« adaptations
modèles » au Studio de Pékin.
La prise de la
montagne du Tigre, après le film, le mythe en
timbres-poste
C’était un défi car il ne s’agissait pas seulement de filmer
l’opéra. Le premier problème concernait l’adaptation au
cinéma de la perception très codifiée du temps et de
l’espace propre à l’opéra, et la solution du conflit entre
la fidélité à l’original et la nécessité de lui apporter
plus de réalisme. Le livret fut remanié, et les dix scènes
initiales furent éclatées en quarante-et-une dans le
scénario du film, en ajoutant des détails, mais en réduisant
la longueur totale de trois heures à deux.
Le film fut l’occasion d’adapter à l’écran le principe des
« trois prééminences ». Des principes secondaires furent
énoncés, comme les « trois contrastes » (三陪衬),
les « aspects multiples » (多侧面)
ou les « multiples points de départ » (多起点),
etc… Selon Xie Tieli, c’étaient là de simples formules
destinées à se donner une base idéologique, une sorte de
couverture, mais sans traduction concrète sur le plateau.
Le tournage progressa en tâtonnant, au gré des humeurs de
Jiang Qing qui ne cessait d’intervenir dans les choix de
mise en scène et d’interprétation, et jusque dans les
moindres détails de la production. Il dura au total vingt
mois, avec des moyens extraordinaires, dont un bosquet de
bambous transporté du Jiangxi par l’Armée pour les besoins
du décor, et des « repas modèles » (样板饭)
pour les interprètes.
A sa sortie, le film fit sensation, et immortalisa l’image
du héros Yang Zirong, avec sa cape et son justaucorps en
peau de tigre… Il devint le modèle des « films modèles ».
2/ 1970-1972 : adaptation des autres opéras modèles de la 1ère
série
Studios de Pékin et de Shanghai : Le port
Xie Tieli poursuivit, toujours au studio de Pékin,
en coréalisant une adaptation coproduite par les
studios de Pékin et de Shanghai de l’opéra « Leport », sorti en 1972, année où il réalisa
également le film « Les chants de la rivière du
dragon ».
« Le port » se révéla particulièrement
difficile à adapter, l’histoire étant
contemporaine : le film nécessitait donc un minimum
de réalisme. Le studio de Shanghai, qui venait juste
d’être réouvert, se joignit au studio de Pékin pour
le produire ; le réalisateur
Xie Jin (谢晋),
rappelé depuis peu à Shanghai, le coréalisa avec Xie
Tieli. Il avait d’ailleurs été choisi, déjà, pour
aider à la création de la version scénique de
Le port, scènes du
film avec Fang Haizhen
l’opéra, parce qu’il avait dans le passé dressé des
portraits réussis de femmes au caractère volontaire et
déterminé, et semblait donc particulièrement à même de
s’attaquer au personnage de Fang Haizhen.
Le travail sur le film ne fut pas un dîner de gala. Un
premier film fut coréalisé au studio de Shanghai par Xie Jin
et un autre réalisateur du studio, Fu Chaowu (傅超武).
Le film fut approuvé par Yu Huiyong, mais ne plut pas à
Jiang Qing qui trouva surtout que Fang Haizhen avait l’air
trop âgée. Elle demanda donc de recommencer, avec Xie Tieli
comme coréalisateur.
En fait, les conditions exactes du tournage, et de la
collaboration entre les deux studios et les deux
réalisateurs ne sont pas très claires. Ce qui est sûr, c’est
que le film a été tourné plusieurs fois, et que la dernière
version a été remaniée pour répondre aux objections de Jiang
Qing qui n’aurait pas aimé le rouge du foulard de
l’héroïne !
Le film est sorti sur les écrans pour les fêtes du 1er
mai 1972, avec « Les chants de la rivière du dragon » et
« Le détachement féminin rouge », en commémoration du 30ème
anniversaire du Forum de Yan’an sur la littérature et les
arts de 1942.
Les ballets
En même temps, l’adaptation du ballet « Le détachement
féminin rouge » fut réalisée au studio de Pékin par Li
Wenhua (李文化),
qui se vanta plus tard que son film était même meilleur que
le ballet original. Filmer un ballet était une entreprise
nouvelle pour laquelle personne n’avait d’expérience. Le
tournage dura plusieurs années avant la sortie du film, pour
les fêtes du Nouvel An 1971.
Le film – et les jambes nues des danseuses - ont hanté les
esprits des jeunes Chinois à l’époque. On en a des
références dans divers romans, mais aussi dans des films, et
en particulier dans celui de 2006 de
Jiang Wen (姜文)
« Le
soleil se lève aussi » (《太阳照常升起》)
dont il constitue un ressort important de l’intrigue de la
deuxième partie.
L’adaptation de l’autre baller, « La fille aux cheveux
blancs », fut entreprise en 1970 par la Télévision de
Shanghai avec une équipe de cinéastes des anciens studios
shanghaïens Haiyan et Tianma (海燕/天马电影制片厂).
Le résultat fut un film en noir et blanc dont un remake en
couleur fut réalisé deux ans plus tard, le tout réalisé par
Sang
Hu (桑弧),
choix étonnant au niveau politique, mais logique sur le plan
artistique car Sang Hu était un grand réalisateur qui avait
tourné en 1954 le superbe« Liang
Shanbo et Zhu Yingtai » (《梁山伯与祝英台》),
premier film d’opéra en couleur de la Chine nouvelle, et il
avait aussi écrit des livrets pour divers opéras.
La fille aux cheveux
blancs, scènes du film et lianhuanhua
Studio du 1er août
La lanterne rouge, Li
Tiemei
reprenant le combat
En même temps, c’est au studio du 1er
août qu’a été réalisée l’adaptation de la version
opéra de Pékin du « Détachement féminin rouge »,
réalisée par Cheng Yin (成荫)
et sortie en 1972.
Surtout, le même réalisateur avait auparavant
coréalisé l’adaptation de « La légende de la
lanterne rouge » qui fut l’un des premiers
grands succès de ces adaptations cinématographiques
à sa sortie en 1970. Les trois interprètes sont
restés iconiques : l’acteur Qian Haoliang (钱浩亮)
dans le rôle de Li Yuhe, les actrices Liu Changyu (刘长瑜)
dans celui de Li Tiemei, et Gao Yuqian (高玉倩)
dans celui de la grand-mère.
Des dizaines d’années plus tard, le personnage de Li
Tiemei continue d’apparaître dans nombre d’œuvres
littéraires. On la
retrouve au centre de la nouvelle « Le serpent blanc » (《白蛇》)
de Yan Geling (严歌苓)
[10],
ou encore citée comme modèle d’élégance féminine dans la
nouvelle de Mo Yan (莫言)
« La femme de Commandant » (《司令的女人》)
initialement publiée en 2000
[11].
Studio de Changchun
Le Studio de Changchun, de son côté, entreprit l’adaptation
de deux autres opéras modèles : « Shajiabang »,
achevé en août 1971 au bout d’un an de tournage, et « Raid
sur le régiment du Tigre » sorti en 1972.
Le premier a été réalisé par Wu Shaodi (武兆堤),
qui, en 1955, avait coréalisé avec Su Li (苏里)
le premier film, en noir et blanc, de « Guérillas dans la
plaine » (《草原游击队》),
puis a de nouveau coréalisé son remake en couleur
en 1974.
Su Li a ensuite coréalisé « Raid sur le régiment du Tigre »
avec Wang Yan (王炎).
Mais ni l’opéra ni le film n’ont jamais connu la popularité
des autres opéras et adaptations.
3/ Après 1973 : adaptation des opéras modèles de la deuxième
série
La montagne des Azalées
Xie Tieli
poursuivit le travail d’adaptation en réalisant « La
montagne des Azalées » au studio de Pékin en
1974. C’était le 5ème opéra modèle sur
lequel il travaillait, et il voulut innover en
utilisant au maximum les moyens techniques à sa
disposition (mouvements de caméra, éclairage et
montage en particulier). Mais il innova aussi dans
le traitement des personnages secondaires, en leur
donnant plus de présence, ce qui était hardi dans
les conditions de l’époque et ne manquera pas de lui
valoir des critiques par la suite.
Combats dans la plaine
C’est au studio du 1er août qu’a été
réalisée
Ke Xiang dans le film
La montagne des Azalées
l’adaptation de l’opéra « Combats dans la plaine ».
Elle fut confiée aux deux grands cinéastes, Cui Wei (崔嵬)
et Chen Huai’ai (陈怀皑),
qui non seulement étaient des spécialistes de films d’opéras
traditionnels, mais qui en outre, et pour cette raison
justement, avaient été violemment critiqués à la fin des
années 1960. Le choix de ces deux artistes montrait bien,
une fois de plus, l’étroite dépendance de Jiang Qing et de
ses acolytes envers les anciens spécialistes du cinéma,
alors même que leur but était de « faire du neuf » (立新).
Sans doute en raison de leur expérience, le tournage ne dura
que quatre mois, contrairement à la plupart des autres films
réalisés auparavant. Les réalisateurs utilisèrent en
particulier, pour les scènes de combat, des techniques
qu’ils avaient mises au point en 1962 pour un film réalisé
en coproduction avec un studio de Hong Kong.
Boulder Bay
Le film adapté du dernier des opéras modèles fut
produit en 1976 par le studio de Shanghai et
coréalisé par
Xie Jinet
Liang Tingduo (梁廷铎).
Les originalités de cet opéra modèle, dont le héros
est marié et se dispute avec sa femme, offraient des
possibilités de mise en scène différentes, de même
que le combat sous l’eau. Les réalisateurs
recherchèrent un maximum d’effets réalistes en
insérant des scènes tournées in situ.
4/ Adaptations en opéras autres que l’opéra de Pékin
Les adaptations furent aussi l’occasion de reprendre
des activités pour des studios au-delà du cercle des
quatre grands (Changchun, Pékin, Shanghai et 1er
août), dans le cadre d’une campagne visant à
promouvoir la diversité dans les opéras modèles afin
qu’ils puissent être diffusés auprès du
Boulder Bay
plus vaste public possible. Il ne s’agissait plus là
d’adapter, mais plutôt de « transplanter » (移植)
les modèles dans des traditions musicales d’autres régions :
opéra du Sichuan (chuanju
川剧),
opéra huaguxi de l’Anhui (花鼓戏),
et bien sûr opéra cantonais (yueju
粤剧).
C’est ainsi que le studio de la Rivière des Perles, à
Canton, produisit une version de « Shajiabang » en opéra
cantonais, réalisée avec un soin particulier bien que le
studio fût encore relativement récent (il a été créé en
1958) ; le film était interprété par des interprètes
cantonais réputés et populaires, dont la grande actrice Hong
Xiannü (红线女)
dans le rôle de la belle-sœur A Qing.
Une autre initiative intéressante fut le tournage d’une
version ouïghoure (维吾尔语歌剧)
de « La lanterne rouge » et de « Shajiabang ». Le premier
projet avait été adopté en 1972 par les autorités locales,
mais le studio Tianshan d’Urumqi n’avait pas les moyens de
produire le film ; il fut donc finalement coproduit par le
Studio du 1er août associé au studio de Pékin, et
réalisé dans la capitale par Cheng Yin, en 1975.
Toutes ces initiatives contribuèrent à inspirer des films
créés sur le même modèle d’adaptation/transplantation de
narrations types dans un genre musical donné. Ainsi « Le
Ferry » (《渡口》),
création de la compagnie de Hebei bangzi de Tianjin,
était à l’origine un poème narratif contant l’histoire d’un
vieil homme et sa petite fille qui travaillent sur le ferry,
et un passager qui est un espion nationaliste ; il a connu
plusieurs versions au milieu des années 1970, en opéra ou
ballet, y compris une adaptation en film d’animation tourné
aux
Studios d’art de Shanghai.
Tous ces films adaptés d’opéras ont été d’immenses succès en
termes purement statistiques. Diffusés dans tous les coins
du pays grâce aux équipes mobiles de projection, ils ont
atteint des records d’audience : la version filmée de « La
prise de la montagne du Tigre » avait été vue par 730
millions de spectateurs à la fin de 1974….
Au milieu des années 1970, cependant, se fait sentir une
certaine ouverture au cinéma et un net foisonnement créatif
nourri par les adaptations des opéras modèles, en
particulier dans les régions. En même temps apparaissent sur
les écrans les premiers nouveaux films de fiction réalisés
depuis les débuts de la Révolution culturelle.
Films adaptés d’opéras modèles
(par ordre chronologique des dates de sortie)
1970 La prise de la montagne du Tigre
《智取威虎山》,
Xie
Tieli
谢铁骊,
studio de Pékin
- The Chinese Cultural Revolution, a History, par
Paul Clark, Cambridge University Press, 2008, 352 p.
- Listening to China’s Cultural Revolution : Music,
Politics and Cultural Continuities, par Pan Lakwan, Paul
Clark, Tsai Tsan-huang, Palgrave Macmillan 2016, 280p.
(1ère partie Temporalité ; 2ème partie Géographie :
Transplantation et réalisation de yangbanxi
régionaux, dont chap. 7 : l’adaptation ouïghoure de « La
lanterne rouge » et chap. 8 : la réhabilitation de la
musique ethnique dans un opéra modèle ; 3ème
partie, Descendances et héritages)
- Staging Chinese Revolution: Theater, Film, and the
Afterlives of Propaganda, par Chen Xiaomei, Columbia
University Press, 2016, 400 p.
(Introduction, Chen Duxiu et le théâtre politique, Mao
Zedong entre rêve socialiste et promesses trahies, La scène
de Deng Xiaoping, Le mythe des « Classiques rouges »,
épilogue : qui sont les « mères fondatrices » ?)
[2]
Grand écrivain né en 1920, qui avait
écrit en 1956 un livret d’opéra, adapté d’un passage
de la « Chronique indiscrète des mandarins » (《儒林外史》),
et qui, au début de 1962, avait été nommé dramaturge
de la compagnie pékinoise d’opéra de Pékin.
[3]
Yu Huiyong est l’un des personnages
essentiels de la réforme des opéras ; il a écrit un
article fondamental sur le sujet : « Quelques
questions concernant la musique des opéras de Pékin
modernisés » (《关于京剧现代戏音乐的若干问题》).
Il a commencé sa carrière comme chercheur en
ethnomusicologie au Conservatoire de Shanghai, mais,
en 1965, a été nommé membre du Groupe de réforme de
l’opéra ; il commença alors à travailler à la
révision de la musique de ‘La prise de la montagne
du Tigre ». Après avoir été attaqué au début de la
Révolution culturelle comme intellectuel bourgeois
et forcé de démissionner, il fut nommé
vice-président du comité révolutionnaire du
Conservatoire en 1967 et, en 1968, participa aux
attaques contre le président. Il fut alors appelé à
Pékin pour diriger le travail de révision des opéras
modèles « La lanterne rouge » et « Le Détachement
féminin rouge », sous la direction de Zhang Chunqiao
(张春桥),
l’un des membres de la Bande des Quatre. Il fut
nommé ministre de la Cuture en 1975. Mais, accusé
de collusion avec la bande des Quatre, il fut arrêté
en octobre 1976 et se suicida en août 1977.
[4]
Il est non seulement question de
lutte des classes, mais aussi de responsabilité
politique et d’entraide internationale. On reste
incrédule quand on pense que la Chine était à peine
remise de la Grande Famine.
[5]
La musique a fait l’objet d’études approfondies. La
première étude, et la plus fréquemment citée encore
aujourd’hui, est celle de Wang Renyuan (汪人元)
publiée en 1999 : « Esquisse d’une théorie critique
de la musique des opéras modèles » (《京剧样板戏音乐论纲》).
[6]
On dit par exemple que les mouvements
de Yang Zirong chevauchant au début de « La montagne
du tigre » aurait été élaborés en combinant la
gestuelle de l’opéra traditionnel et des mouvements
de danse de Mongolie. De même les mouvements des
skieurs dans cet opéra seraient un mélange de
mouvements réels de skieurs, de gestuelle d’opéra et
de danses folkloriques. Voir en particulier Paul
Clark, The Chinese Cultural Revolution, a History,
pp. 48-49.
[8]
Cité par Paul Clark, The Chinese
Cultural Revolution, p. 91.
[9]
C’est sans compter deux films
télévisés en noir et blanc - La prise de la montagne
du tigre et Shajiabang - réalisés par la Télévision
de Pékin en 1970 mais qui ne comptent pas comme
« adaptations ».