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Poétique des auteurs
en herbe
Jean-Maurice Rocher, 8 mars
2025
Avec cet ensemble de notules
portant sur des premiers films de jeunes cinéastes
chinois.e.s, il ne s’agit pas de faire un compte rendu
détaillé de chaque film, mais plutôt de poursuivre un
travail de réflexion critique sur le cinéma chinois
contemporain commencé dans d'autres textes récents publiés
sur ce site.
Les trois premiers films
présentés ont été vus dans le cadre de projections gratuites
et uniques du « Shanghai New Directors' Showcase » (2024青年导演海上影展)
les 14 et 15 décembre 2024 dans la salle principale (64
places) du Musée du cinéma de Shanghai (上海电影博物馆).
Les films suivants ont été vus dans deux salles de cinéma de
Shanghai (quasiment désertes), dans le cadre d'un cycle de
premiers films chinois projetés parallèlement à un cycle de
films japonais sur deux ou trois séances payantes au mois de
décembre 2024 (1). Il s'agit donc de diffusions officielles
pour des films avec visa de censure, mais exceptionnelles.
La plupart de ces films avaient déjà été projetés au PIFF23
ou 24.
« Karst » (喀斯特),
Yang Suiyi (杨穗益), 2024, 107 min
Dans une région karstique isolée du sud-ouest de la Chine
(province du Guizhou), l'éleveuse de bovins Ziying se
déplace entre villages et villes pour soigner son bétail
malade...
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Le film démarre sur une belle
séquence d'ouverture qui présente le personnage de Ziying
avec son cadre de vie. Elle part de l'intérieur de sa maison
avec un plan fixe sur la fenêtre qui donne sur le jardin (un
téléphone posé sur le bureau se met à sonner) et s'achève
quelques minutes plus tard sur un autre plan fixe sur la
même fenêtre mais cette fois de l'extérieur et donnant sur
l'intérieur de la maison (avec un nouvel appel
téléphonique) ; entre temps nous aurons suivi Ziying dans
quelques-unes de ses activités quotidiennes de fermière.
Cette introduction passée, le film « brille » hélas ensuite
par son absence totale d'enjeux scénaristiques et son
formalisme creux qui lui a valu un prix au PIFF24 (2).
Symptomatique, une séquence d'une trentaine de minutes
située en milieu de film : Ziying tente de régler sa
parabole sur le toit de sa maison, elle essaye de régler la
TV du salon sans y parvenir, elle va se coucher, fait sa
toilette le lendemain matin au lever du soleil,
petit-déjeune au son du coq puis réessaye d'utiliser la TV
en panne avant de téléphoner à son ami, elle apporte ensuite
sa TV au réparateur en ville, va faire des courses et passe
au musée rouge local de reliques du « Grand Bond en avant »
(sic) pour discuter avec son ami qui y travaille en
attendant la réparation de sa TV, enfin elle retourne chez
elle en bus avec sa TV réparée sous le bras. Trente minutes
qui ne représentent donc absolument aucun intérêt d'un point
de vue scénaristique, filmées en revanche avec un bon
travail de chef opérateur (beaux cadres, belles lumières).
Ultérieurement, une « séquence tourisme » où Ziying et son
ami (3) visitent une grotte karstique locale n'a d'autre
intérêt que de rappeler l'étroit mais laborieux
rapprochement institutionnel (gouvernement, université)
entre tourisme et cinéma en Chine ces dernières années. Des
scènes somptueuses du même type, au milieu des plantations
de thé Longjing du Zhejiang, figurent aussi par exemple dans
le catastrophique deuxième film de Gu Xiaogang sorti au
printemps dernier, « Dwelling by the West Lake » (4). On en
vient alors à se demander si cet assèchement extrême des
enjeux scénaristiques pour se fixer sur la joliesse d'images
valant seulement pour elles-mêmes (5) n'aurait finalement
pour but premier de publiciser les spécificités locales :
paysages, architectures, cuisine, etc. Même si nous ne
voyons pas d'images du reportage enregistré par la chaîne de
TV locale à la ferme de Ziying pendant le film, il ne fait
aucun doute que si sa forme pourrait être moins léchée que
celle du film de Yang Suiyi, le fond des deux devrait en
revanche pouvoir être plus ou moins équivalent.
« Floating Clouds Obscure
The Sun » (彷徨的女人), Shen Tao (沈涛),
2024, 88 min
Après avoir accompli sa soi-disant « mission » dans la vie,
la femme au foyer Tianzhen veut quitter sa ville natale pour
voir le monde, mais ses actions et ses pensées commencent à
devenir imprévisibles...
Encore une histoire de femme
seule au beau milieu de nulle part, filmée à 95% en plans
fixes bien cadrés et photographiés - heureusement que des
pannes d'électricité surviennent encore à la campagne, ou
que des plombs sautent, pour permettre aux chefs op' de
preaufiner leur clair-obscur. À force de chercher à tout
prix à perdre les spectateurs - ayant déjà résisté à
l'assouplissement - dans l'espace et le temps avec des
afféteries de montage inutiles et tape à l'œil, le cinéaste
finit par se perdre lui-même et son film se termine dans un
cul de sac scénaristique.
« Reflections In The Lake » (时间旅馆),
Zhai Yixiang (翟义祥), 2024, 97 min
Un romancier a retrouvé son ancienne amante, et ces trois
jours semblent représenter tout ce qu’il a vécu en amour, la
fiction et la réalité devenant difficiles à discerner...
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Comme pour « Karst » et
« Floating Clouds Obscure The Sun » l'impression qui se
dégage est celle d'un cinéma appliqué et académique (6),
sans lourdeur, pas franchement désagréable à regarder, mais
trop « premier de la classe ». Rien qui ne dépasse côté
forme, et côté fond ? Rien non plus. Un cinéma sans fougue,
qui apparaît sans nécessité, pas si « jeune » que cela donc
(7). Il faut dire aussi à quel point ce cinéma manque de
dehors et est clôt sur lui-même, visiblement enfermé
(aliéné ?) dans des problématiques esthétiques et
scénaristiques sino-chinoises qui essentialisent ; un film
dit chinois devant apparemment être comme ci et pas comme
cela (8). Il y a généralement deux ou trois scènes
intéressantes, c'est-à-dire avec une bonne idée de mise en
scène chevillée à ce qui est raconté, mais le reste est
souvent d'une joliesse pour la joliesse ennuyeuse. Lors
d'une scène au restaurant du début de « Reflections In The
Lake », des hommes rappellent l'importance de la poésie pour
être artiste, et en déclament en buvant de l'alcool. La
femme présente se moque d'eux en leur faisant remarquer
qu'ils font essentiellement de la poésie pour attirer
l'admiration des femmes. On pourrait reprocher aux trois
jeunes cinéastes dont j'ai vu les films de trop croire en la
nécessité de « poétiser » leur film pour plaire ou pour
remplir un cahier des charges (fixé par qui ?), ce qui a
pour effet contre-productif de figer et d'uniformiser leur
cinéma dit d'« art et essai » (9). La poétique
cinématographique (du moins celle qui m'intéresse) n'a que
très peu à voir avec une accumulation d'images illustratives
à l'arrêt qui ne peut que déboucher sur une série de
symboles clichés éculés - comme en littérature du reste.
« To Love Again » (再团圆),
Gao Linyang (高临阳), 2023, 88 min
Vêtus de robes identiques, portant des bouquets identiques
et faisant preuve d'une joie délirante, les couples âgés
sortent d'un mariage communautaire. À Xi'an, en Chine, se
remarier en masse n'a rien d'inhabituel. C'est aussi une
célébration de ce qui était auparavant impossible en raison
des conditions socio-économiques. Aujourd'hui, cependant, le
couple de personnes âgées Li et Nie fait face à la mort. À
petite et à grande échelle : une amie mourante a l'œil sur
un prétendant potentiel pour son mari ; leur réfrigérateur
tombe en panne ; la tombe de la première épouse décédée de
Li doit être déplacée. Rongé par la culpabilité de sa mort,
il lui offre volontiers une dernière demeure dans la tombe
réservée pour lui et Nie. Peut-être qu'il restera même un
peu d'espace, pour que le défunt mari de Nie puisse les
rejoindre ?
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Pas plus palpitant que les
films précédents (on prend des médicaments, on mange, on
dort, on va au laojia, on perd son chat, on peine à
voir sa fille, on finit par changer le frigo en panne, on
regarde la TV en piquant du nez, et surtout on se demande
que faire de ses cendres après la mort - c'est l'enjeu
central du scénario), artistiquement plus sobre, avec un
rythme tout aussi mou mais qu'on pourrait ironiquement
qualifier d'approprié pour cette histoire de troisième âge.
Et mon brave Monsieur, quand même la Chine ce n'est plus ce
que c'était avant. Sans gérontophobie aucune, on peut ici
clairement parler de jeune cinéma de petit vieux.
« Like Winds Like Weeds » (苍山),
Zhang Fan (张帆), 2024, 109 min
La sœur cadette, qui a été séparée de son mari pendant de
nombreuses années, s'échappe du passé, est loin de sa ville
natale de Cangshan, et tout en faisant des travaux ménagers
à Shanghai, elle s'occupe également de sa mère atteinte
d’Alzheimer et de son fils rebelle. Elle finit par retourner
dans sa ville natale de Cangshan, pour découvrir que sa
ville natale a changé de nom. Une mère qui échappe au
présent ; un vieille femme qui a oublié son passé ; un
enfant qui s'interroge sur l'avenir. L'histoire de la survie
de trois générations, un voyage difficile pour poursuivre la
liberté spirituelle.
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Ce nouveau portrait de femme
(toujours filmé par un homme) s'épuise (et les spectateurs
avec) à cultiver l'opacité des sentiments et des raisons
d'agir de la sœur cadette : pourquoi ne souhaite-t-elle plus
vivre avec son mari dès le début du film ?, pourquoi
décide-t-elle d'emmener sa mère atteinte d'Alzheimer à
Shanghai alors qu'elle-même travaille de façon très précaire
dans l'aide à domicile ? pourquoi décide-t-elle finalement
de quitter Shanghai au moment le plus improbable ? pourquoi
semble-t-elle regretter que son mari lui annonce qu'il
quitte Cangshan quand elle y est revenue à la fin du film ?
Ce cinéma hypocrite, qui fait mine de vouloir s'émanciper
des traditions chinoises les plus rétrogrades, ne cesse en
réalité de leur tourner autour, de biaiser, sans jamais
souhaiter que ses personnages ne s'en dépêtrent vraiment.
Loin des fictions de festival de cinéma occidentaux qui nous
font régulièrement suivre le calvaire d'une femme qui finira
par s'émanciper, ces films chinois mettent en scène une
« émancipation » de la femme « aux caractéristiques
chinoises » qui louvoie, quand elle ne se retourne pas en
pur et simple renoncement (10). Le personnage de l'artiste
shanghaien tendance qui faire preuve de bienveillance (voire
plus) à l'égard de son ayi, et d'un intérêt artistique pour
les photos banales qu'elle réalise avec son smartphone,
participe d'une harmonisation sociale hautement fabulatrice.
Il faudra sans doute un cycle
« 2e » ou « 3e » film, moins par masochisme personnel que
pour saisir plus précisément comment cette nouvelle
génération de cinéastes souhaite poursuivre sa route :
continuer dans la voie d'un cinéma « artistique »
ultra-confidentiel, s'intégrer au cinéma commercial, etc.
Notes
(1) La coïncidence de la
période des deux cycles, dans les deux mêmes salles de la
ville (qui en comporte des centaines), ne doit probablement
rien au hasard.
(2) Dans son récent film « Her
Story » (好东西, 2024), la cinéaste
shanghaïenne Shao Yihui se moque gentiment de l'ennui que
l'on peut ressentir au PIFF via des propos du personnage de
la petite fille très lucide qui doit écrire une rédaction
sur le sujet du voyage pour sa classe de chinois. Pour qui a
pu voir plusieurs des films chinois projetés à l'édition
2024 mentionnés dans ce texte l'ironie fait mouche, d'autant
que le film de la cinéaste est pour le coup, lui, très
vivant aussi bien dans sa mise en scène que dans les idées
progressistes qui le traversent !
(3) La relation entre les deux reste largement insignifiante
et elliptique à l'écran. Une pudeur et une retenue bien
chinoises, dirons-nous sans avoir peur des clichés...
(4) Gu Xiaogang ayant commencé
dans le milieu de la publicité avant de se tourner ensuite
vers le cinéma.
(5) J'oublie à dessein, pour
ce film comme pour les autres vus, ce que certaines des
images peuvent volontairement charrier de sous-entendus et
de lourds symboles « poétiques ». Je reparlerai plus loin de
l'apparent (et agaçant) impératif de l'« image poétique
juste » porté par ce jeune cinéma.
(6) Si, dans les premiers
films du festival vus l'an dernier, la scène avec miroir
semblait relever du passage obligé
(https://chinesemovies.com.fr/actualites_378.htm), cette
année c'est l'orage (et/ou le tonnerre) qui revient dans les
trois films.
(7) Reconnaissons quand même à
Zhai Yixiang de ne pas avoir caché l'aspect charnel de la
relation entre les deux personnages principaux à travers une
ou deux belles scènes érotiques.
(8) Une précision s'impose. Le
reproche d'ethnocentrisme face à ces propos critiques
vaudrait peut-être si j'avais, à propos d'autres contextes
géographiques, une affinité avec la notion de caractère
national d'une œuvre, ce qui n'est absolument pas le cas.
Ici, ce caractère semble de plus précéder la critique (ou
l'analyse, ou même la simple réception) ; c'est-à-dire qu'il
paraît d'emblée faire parti d'un cahier des charges des
cinéastes structuré par quelques stéréotypes artistiques qui
permettront de labelliser leur film comme « authentiquement
chinois » (ce que je nomme « essentialisation »),
probablement d'ailleurs en opposition grossière à une
construction idéologique tout aussi caricaturale d'un type
de cinéma considéré comme « occidental ».
(9) L'expression chinoise est
« 文艺片 », qui peut aussi bien être
traduite « cinéma artistique » que « cinéma littéraire »...
(10) Dans « Floating Clouds
Obscure The Sun » Tianzhen échoue tout simplement à quitter
sa maison isolée et le fantôme de son défunt mari, sa jeune
fille se rebelle contre son père et son frère dans une scène
pour mieux se tenir sage dans la même scène rejouée
ultérieurement, « Reflections In The Lake » s'arrête au
moment précis où la femme de l'écrivain – qui sait faire à
l'occasion preuve d'ironie à l'égard des hommes - va donner
son avis personnel sur son nouveau livre, etc.
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