Célèbre actrice et scénariste chinoise de la période du
cinéma muet, Ai Xia (艾霞)
a été la première actrice chinoise à se suicider, en février
1934. Son histoire a inspiré au réalisateur
Cai Chusheng (蔡楚生)
son grand classique de 1935 « Femmes nouvelles » (《新女性》)
avec dans le rôle principal
Ruan Lingyu (阮铃玉)
qui allait elle-même se suicider quelques mois plus tard.
Ai Xia
Une Nora actrice de gauche
Ai Xia
est née en novembre 1912 à Xiamen, dans le Fujian (福建厦门),
mais son père est allé pour ses affaires s’installer à Pékin
quand elle était enfant. Elle aimait beaucoup lire, a
bénéficié d’une bonne éducation et a même commencé des
études universitaires. À l’âge de 16 ans, en 1928, menacée
d’un mariage arrangé, avec un riche homme d’affaires qui
avait déjà une concubine, elle s’enfuit à Shanghai.
Elle
entre alors comme actrice dans la Société théâtrale de Chine
du sud (Nanguo jushe
南国社)
que venait de fonder le dramaturge
Tian Han (田汉).
Pendant ses heures de loisirs, elle prend des leçons de
peinture et de poésie. En 1931, elle entre à la Ligue des
dramaturges de gauche, puis, en 1932, est admise à la
Mingxing ( 明星影片公司),
avec l’actrice
Wang Ying (王莹),
elle aussi venue du théâtre. C’est l’âge d’or du cinéma de
gauche en Chine.
Ai
Xia joue en 1932 dans un premier film : « Vieilles haines et
nouvelles vengeances » (《旧恨新仇》),
réalisé par
Li Pingqian (李萍倩)
qui venait d’entrer à la Mingxing. L’année suivante, elle
joue aux côtés du grand acteur Zhao Dan (赵丹)
dans un autre film de Li Pingqian, sur un scénario de
Xia Yan (夏衍)
et A Ying (阿英) :
« Enfants de notre temps » (《时代的儿女》).
Et la même année, elle interprète le rôle de He Hua (荷花)
dans le film de
Cheng Bugao (程步高)
« Les vers à soie du printemps » (《春蚕》)
adapté de la nouvelle de
Mao Dun (茅盾),
également par Xia Yan.
Ai Xia et
Li Pingqian
Mais
en même temps elle participe aussi au cinéma de gauche comme
scénariste.
Scénariste et écrivaine
L’un
de ses premiers scénarios portés à l’écran est celui du film
également réalisé par
Li Pingqian (李萍倩) :
« Une femme moderne » (Xiandai yi nüxing《现代一女性》),
sorti en 1933, dans lequel elle interprète également le rôle
principal.
Ce
rôle est celui de Putao (葡萄)
[ou Raisin] qui travaille dans une société immobilière. Elle
se donne toute entière à la poursuite de l’amour mais sa vie
prend un tour nouveau quand elle rencontre un journaliste
nommé Yu Leng (余冷).
Il est marié, mais ils sont heureux, jusqu’à ce que les
choses se compliquent : Putao est limogée pour avoir refusé
de coucher avec son patron, mais finit par le faire pour
gagner l’argent dont Yu Leng a besoin pour faire soigner son
enfant malade[1].
Quand Yu Leng se fait à son tour limoger, elle va même voler
son patron, qui porte plainte. Elle est envoyée en prison.
Elle rencontre là une femme condamnée pour son engagement
politique qui lui donne des leçons d’idéal révolutionnaire.
Putao sort transformée de prison.
Ai Xia
devient l’emblème de la « femme moderne ». Elle apparaît
ainsi, entre autres, dans la revue « Linglong » (《玲珑》).
Ai Xia,
« femme moderne » "现代"女子,
Linglong,
numéro du 7 juin 1933
Ai Xia
a également publié toute une série d’articles sur le sujet
des femmes et des actrices, ainsi un article de conseils aux
actrices en herbe - « À mes sœurs intéressées par le
cinéma » (Gei youzhi dianying de jiemei men
《给有志电影的姐妹们》)
- alors que le journal lui avait demandé un article sur le
thème « Les femmes et la famille » - sujet dans l’air du
temps alors que le Guomingdang s’apprêtait à lancer le
« mouvement pour la vie nouvelle ». Comment demander un
article sur la famille à un « Chat sauvage » ? dit-elle.
« Chat sauvage » (Yemao
野猫)
était le surnom qu’on lui avait donné.
Pour
elle, les années 1932-1933 constituaient une époque inédite,
et en particulier, pour elle, l’année 1933, comme elle le
dit encore dans son article « 1933 – Mon espoir » (《1933年,
我的希望》)
publié le 1er mai 1933 dans le mensuel de la
Mingxing (《明星月报》) :
une année promettant une vie radicalement différente.
Pourtant, le 15 février 1934, elle se suicide en avalant une
overdose d’opium.
Enigme et symbole
Lu Xun
n’avait pas prévu cette issue quand il demandait, dans son
célèbre discours à l’université normale de Pékin en 1927 :
que va-t-il advenir à Nora une fois sortie de chez elle ?
Cela confirmait cependant son idée que, si elle ne voulait
pas avoir à se prostituer, elle ferait mieux de rester chez
elle.
La
mort d’Ai Xia, cependant, n’a guère suscité d’émoi, hormis
parmi ses proches. Les articles ont fleuri, mais on a
surtout cherché à élucider les raisons de son acte tout en
le considérant comme inéluctable, étant le fruit de
contradictions inhérentes à la « femme moderne ». Même
Xia Yan,
dans un article intitulé « Qui a tué Ai Xia ? » (谁致艾霞于死?)[2],
y est allé du couplet usuel sur les « contradictions entre
vie et pensée » et a fait de son suicide le résultat d’un
système meurtrier, nourri par le goût du scandale, mais
finalement surtout l’issue fatale pour « une femme faible,
épuisée par les tourments de la vie »…
C’est
en fait le film de Cai Chusheng, puis la mort de Ruan Lingyu
qui ont fait de ce suicide, a posteriori, un événement, et
un symbole.
Le
film « Femmes nouvelles » (《新女性》)
sorti le 3 février 1935
Réalisé à la Lianhua par
Cai Chusheng (蔡楚生),
sur un scénario de Sun Shiyi (孙师毅),
Il est
significatif que, dans ce film, il n’est pas question de
cinéma, mais d’écriture, et d’écriture romanesque. L’accent
est mis au départ sur l’espoir que pourrait être l’écriture
pour la femme « sortie de chez elle », en s’inspirant du
personnage d’Ai Xia qui avait été surnommée « écrivaine
star » (zuojia mingxing
作家明星).
Mais c’est un espoir illusoire car toute publication doit
pouvoir dégager un petit parfum de scandale pour attirer un
éditeur. L’écrivaine doit rester dans la sphère privée,
comme depuis l’aube des temps en Chine, sauf à devenir sujet
de scandale, comme les actrices.
[1]La maladie
de l’enfant est un
élément de scénario assez classique à
l’époque, que l’on retrouve en particulier dans le
film de Cai Chusheng « Femmes nouvelles ».
[2]Inclus
dans ses écrits sur le cinéma (《夏衍电影文集》),
années 1930-1937. Extrait cité par Wang Yiwan, « To
Write or To Act, That Is the Question », in Chinese
Women’s Cinema, Lingzhen Wang ed, Columbia
University Press, 2011, ch. 10, p. 248.