Actrice, star du cinéma muet dans les années 1920, Yang
Naimei a été aussi la première femme en Chine à créer sa
propre compagnie cinématographique. L’unique film qu’elle a
réussi à produire a disparu, mais il nous en reste des
images et elle a également écrit, laissant ainsi ce que
Derrida aurait appelé des « traces », traces matérielles et
visuelles à décoder pour tenter de cerner les risques
inhérents à la volonté de devenir actrice-autrice au début
du XXe siècle en Chine.
Yang
Naimei
Petite fille de riche devenue star du muet
Yang
Naimei tranche sur la majorité des autres actrices du muet,
au début du cinéma chinois : elle n’était pas d’origine
modeste, au contraire. Son père était un riche marchand
cantonais de Foshan (佛山)
venu faire des affaires à Shanghai. Étant fille unique, Yang
Lizhu (杨丽珠),
comme elle s’appelait encore, a été gâtée par ses parents.
Son père l’a envoyée dans l’une des premières écoles pour
filles de Shanghai, le collège pour filles Wuben (务本女子中学),
en espérant qu’elle pourrait ensuite poursuivre ses études à
l’étranger pour reprendre ses affaires. Mais, à l’école,
l’adolescente s’est plus intéressée au théâtre qu’à ses
études, participant à toutes les activités culturelles et
jouant dans quelques pièces. Son père lui fait épouser un
riche homme d’affaires de l’immobilier et elle mène une vie
de « femme nouvelle » à la mode.
C’est
alors qu’elle fait la connaissance du dramaturge et cinéaste
Zheng Zhengqiu (郑正秋)
qui venait de créer la compagnie Mingxing (明星影片公司)
avec Zhang
Shichuan (张石川)
et qui la fait entrer dans la compagnie en 1923. En quatre
ans, elle va jouer dans quatre films réalisés par les
meilleurs réalisateurs du studio et devenir une star du
muet.
- Elle
fait ses débuts en 1924 dans le film « L’Âme de Yuli »
(《玉梨魂》),
ou « Âme du poirier de jade », adapté d’un roman éponyme de
Xu Zhenya (徐枕亚)
considéré comme précurseur du courant des « canards
mandarins et papillons » (“鸳鸯蝴蝶体”),
c’est-à-dire un mélo larmoyant inspiré des romans
occidentaux, traduits par Lin
Shu (林紓),
qui faisaient alors fureur, à commencer par « La Dame aux
camélias ». Publié en 1912, le roman est autobiographique :
il raconte l’histoire d’amour de Xu Zhenya avec une jeune
femme, Chen Peifen (陈佩芬),
qui l’avait embauché comme tuteur de sa fille. Étant veuve
et ne pouvant se remarier, elle arrange le mariage de Xu
Zhenya avec sa nièce.
Réalisé par Zhang Shichuan, le film reprend la trame de
cette histoire en lui ajoutant une fin tragique : le jeune
He Mengxia (何梦霞)
tombe amoureux de la veuve Bai Liniang (白梨娘),
mais ils n’expriment leurs sentiments que par lettres. Bai
Liniang arrange le mariage de He Mengxia avec sa sœur
cadette Cui Yunqian (崔筠倩).
Les deux femmes meurent l’une après l’autre, Cui Yunqian
après avoir découvert l’amour de sa sœur, et Bai Liniang par
désespoir. Fidèle à sa mémoire, He Mengxia part au Japon
puis revient participer au soulèvement de Wuchang, et meurt
pour la révolution.
Yang
Naimei interprétait le rôle de Cui Yunqian et
Wang Hanlun (王汉伦)
celui de Bai Liniang.
L’Âme de
Yuli,
- En
1926, Yang Naimei interprète le rôle principal dans le film
réalisé par Bu
Wancang (卜万苍) :
« Résurrection » (Liangxin de fuhuo《良心的复活》),
adapté du roman de Tolstoï. Changeant totalement de
personnage, elle y interprétait une mère vertueuse. Le film
est perdu, mais il nous en reste la petite histoire : le
film comportait une berceuse, le « chant de la nourrice » (乳娘曲),
sur des paroles de Bao Tianxiao (包天笑),
traducteur et écrivain du courant des « canards mandarins et
papillons » qui a écrit de nombreux scénarios adaptés
d’œuvres littéraires pour la Mingxing. Or il s’agissait
encore d’un film muet. Donc, pour sa promotion, la Mingxing
a organisé des projections avec l’actrice apparaissant
soudain sur scène, habillée comme dans le film, pour
interpréter la chanson. Inutile de dire que ce fut un
immense succès. Le film est resté vingt jours d’affilée à
l’affiche, avec une salle comble. La chanson, très
opératique, est restée
dans les annales
et continue d’être enregistrée dans des florilèges de
musiques de films.
Le
chant de la nourrice, par Yang Naimei
À ce
moment-là, sa vie était celle d’une star adulée par des
milliers de gens : elle vivait dans une maison luxueuse où
elle organisait des soirées ; elle a été la première femme
en Chine à posséder une voiture et à montrer ses jambes. On
lui prête tous les vices, y compris le jeu et la drogue.
Mais elle était de plus en plus excentrique et arrivait même
en retard aux répétitions. Elle se pliait de plus en plus
difficilement aux contraintes de la vie de star, en studio.
Yang
Naimei, star de la Mingxing
Fondatrice d’un nouveau studio
En
1927, elle lit un fait divers en première page d’un
journal : l’histoire d’une femme qui s’était enfuie à
Shanghai pour échapper à un mariage arrangé. Un jour qu’elle
était sur son balcon, elle avait été prise d’une crise
d’hystérie et s’était mise en riant aux éclats à lancer des
billets de banque sur la foule qui passait dans la rue,
provoquant un attroupement. La femme s’appelait Yu Meiyan (于美艳)
et s’était suicidée. Yang Naimei conçoit aussitôt l’idée
d’écrire son histoire et de la porter à l’écran.
Or,
quand elle en parle à Zhang Shichuan, l’idée fait long feu :
pas question d’investir dans une histoire présentant aussi
peu d’intérêt. Yang Naimei décide donc de fonder son propre
studio pour produire le film dont elle avait déjà trouvé le
titre : « Une femme extraordinaire » (Qi nüzi《奇女子》).
Mais encore fallait-il trouver les fonds…
C’est
auprès d’un seigneur de la guerre du Shandong qu’elle va les
trouver : un certain Zhang Zongchang dont la réputation
était telle qu’on le connaissait sous une série de surnoms –
Général viande de chien (“狗肉将军”),
Diabolique roi de ce bas-monde (“混世魔王”),
Grand Général aux cinq poisons (“五毒大将军”),
etc. On l’appelait encore « le général des trois je ne
sais » (“三不知将军”
),
c’est -à-dire je ne sais pas combien j’ai d’argent, combien
j’ai de soldats ni combien j’ai de femmes (不知姨太太有多少).
Le général l’invite, Yang Naimei passe un mois avec lui, et
revient avec un pécule.
En
1928, elle fonde sa compagnie cinématographique, la Naimei
Film Company (“耐梅影片公司”),
avec laquelle elle produit son film : « Une femme
extraordinaire » (《奇女子》),
coréalisé par deux des meilleurs réalisateurs du moment,
Shi
Dongshan (史东山)
et Cai
Chusheng (蔡楚生),
sur un scénario de Ban Tianxiao. Mais le personnage central
n’avait plus grand-chose à voir avec Yu Meiyan. Dans le
film, il s’agit d’une femme « moderne » qui n’a que faire de
son mari travailleur et de sa petite fille ; elle mène une
vie dissolue, son mari la met dehors, elle divorce, se
remarie et part vivre ailleurs en donnant de l’argent à sa
voisine pour qu’elle s’occupe de sa fille. Douze ans plus
tard, elle revient à Shanghai, et, lors d’une soirée, son
mari tente de séduire une jeune fille qui n’est autre que sa
propre fille. Pour la sauver, elle tue son mari mais elle
est tuée par son garde du corps. En un certain sens, le film
avait quelque chose d’autobiographique.
Une femme
extraordinaire
Du muet au parlant : autre temps, autres films
« Une
femme extraordinaire » restera l’unique production de la
Naimei Film Company : le film a du succès et rapporte de
l’argent, mais Yang Naimei en perd une bonne partie au jeu
ce qui l’oblige à mettre la clef sous la porte. Elle tente
de faire des films avec la compagnie Tianyi (天一影业公司),
mais en vain.
Au
milieu des années 1930, les films muets disparaissent au
profit du parlant. Surtout, le gouvernement nationaliste
impose l’usage du mandarin au cinéma. Comme beaucoup
d’autres actrices de Shanghai qui ne le parlaient pas ou le
parlaient mal, Yang Naimei préfère arrêter. En 1933, après
avoir joué dans « Brise de printemps dans les saules » (《春风杨柳》),
produit par la compagnie Dadong Golden Lion (大东金狮公司)
qui, pour l’occasion, avait investi dans un nouveau mode
d’enregistrement du son[1],
elle annonce qu’elle se retire.
Elle
épouse l’économiste Chen Junjing (陈君景)
dont le père avait été un proche de Sun Yat-sen. Elle se
range, donne naissance à une petite fille. Mais la guerre
éclate, la société de son mari fait faillite, ses parents
meurent, elle est victime d’une escroquerie et perd les
biens familiaux. Elle part à Hong Kong et vit en vendant
ceux qui lui restent. Alors qu’elle pensait avoir atteint le
fond, sa fille épouse un petit entrepreneur et part avec lui
à Taiwan.
Faute
de mieux, elle rentre à Shanghai pour tenter de reprendre
une carrière d’actrice. Mais en vain. Elle revient à Hong
Kong, sa vie se détériore encore, elle divorce en 1956 et
devient, dit-on, une véritable mendiante dans les rues de
Kowloon[2].
En 1957, sa fille vient la voir et, la trouvant dans cet
état, l’emmène à Taiwan où elle meurt le 27 février 1960.