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Yu Hua
sur la censure et la sécurité alimentaire en Chine, pour
détruire quelques idées reçues
par Brigitte
Duzan, 01 mars 2013
Yu Hua est
un merveilleux pamphlétiste. Après
« La Chine en dix mots »
, il signe, dans le numéro du 1er
mars 2013 du New York Times, un éditorial qui
pourrait en être un complément car le livre ne
comporte pas l’entrée "censure" : « Les différentes
formes du système de censure en Chine » (中国审查制度的不同表情).
C’est à la fois sérieux, édifiant et plein d’humour.
Analyse
Le mot
"censure", commence-t-il en introduction, suggère
aussitôt l’image d’une autorité rigide et austère,
mais cette expression peu amène peut se manifester
de différentes manières qui ne sont pas forcément
cohérentes. Un film peut être interdit pendant vingt
ans tandis que la nouvelle ou le roman dont il est
inspiré se vendra sans problème pendant le même
temps. |
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Yu Hua (photo Michael
Lionstar) |
Cela peut étonner,
mais la raison en est simple, explique-t-il : la Chine a
plus de cinq cents maisons d’édition, ave chacune son propre
directeur de la publication qui en est le censeur de facto ;
si un manuscrit est rejeté par l’un, il a encore une chance
d’être accepté par un autre. Un film, en revanche, ne peut
sortir sur les écrans que s’il a obtenu l’autorisation du
Bureau du cinéma à Pékin ; une fois qu’il a été interdit, il
n’y a plus aucun recours.
En fait, dit-il,
les facteurs essentiels en matière de censure sont
aujourd’hui bien plus souvent économiques que politiques.
Les maisons d’édition ne sont plus financées par le
gouvernement, ce sont des entreprises commerciales, et les
responsables se doivent de faire autant de bénéfices que
possible. Si un livre comporte un risque politique, un
éditeur hardi pourra le prendre s’il a une chance de devenir
un best-seller.
S’il y a moins de
limitations dans le domaine de l’édition que dans celui de
la production cinématographique, c’est que, selon lui, les
censeurs du cinéma ne se soucient pas de rentabilité : le
rejet d’un projet n’affecte pas leur salaire et une
acceptation ne leur rapporte rien, ils n’ont donc aucun
intérêt à prendre des risques politiques. C’est pourquoi,
par exemple, la Révolution culturelle, comme d’autres sujets
sensibles, reste tabou au cinéma, pas totalement en
littérature, et pourquoi, aussi, quand on va au cinéma en
Chine, on ne voit que des films d’arts martiaux, des drames
de palais, des histoires d’amour et des comédies – outre
quelques films américains.
La situation de la
presse, à cet égard, se situe entre ces deux extrêmes - le
système de censure y est plus souple que pour un film, mais
plus strict que pour un livre, et pour les mêmes raisons :
plus strict que pour un livre parce que le Parti communiste
accorde une importance particulière au contrôle de la presse
car il la considère comme son porte-parole (“新闻是党的喉舌”),
plus souple que
pour un film parce que la presse comme l’édition est
dépendante du marché maintenant que les aides
gouvernementales ont disparu ; elle a besoin d’une bonne
diffusion et de revenus publicitaires et n’hésite donc pas à
publier des articles sur des problèmes de société parce que
cela répond aux goûts des lecteurs.
La base économique,
ici aussi, tend à saper la superstructure politique.
L’affaire récente du Nanfang Zhoumo (《南方周末》),
où un censeur frais émoulu envoyé par Pékin, en censurant un
article, a suscité grèves et protestations qui se sont
répercutées dans toute la profession, montre bien les
limites du système, et de ce que les journaux sont prêts à
accepter, non pour des raisons politiques, mais parce qu’une
censure tatillonne met en danger leur viabilité économique
et leur équilibre financier.
Boutade finale
Avec son ironie
habituelle, Yu Hua conclut sur une boutade. Il raconte avoir
plaisanté sur Weibo (l’équivalent de Twitter) en faisant une
comparaison entre la censure et les contrôles de sécurité
alimentaire :
有人慨叹:“食品安全问题层出不穷,有可能解决吗?”
我乐观地回答:“只要食品安全的检查有电影审查的强度和力度,有电影审查的精益求精和吹毛求疵,食品安全问题的解决也就指日可待了。”
Quand on me dit en
soupirant : « Les incidents concernant la sécurité
alimentaire se multiplient, va-t-on un jour résoudre ce
problème ? »
Je réponds avec
optimisme : « Il suffirait d’appliquer au contrôle
alimentaire le même système strict et sans appel que celui,
perfectionniste et tatillon à l’extrême (1), utilisé pour la
censure cinématographique, vous pouvez être sûrs que les
problèmes de sécurité alimentaire seraient résolus du jour
au lendemain. »
Plus de 12 000
personnes ont partagé ce commentaire, et un internaute a
répondu par cette suggestion :
我知道怎么办。让负责电影和报纸图书审查的去检查食品安全,让负责食品安全检查的去审查电影和报纸图书。这样一来,中国既有了言论自由,也有了食品安全。
Je sais ce qu’il
faut faire. Il faut remplacer les responsables des contrôles
de sécurité alimentaire par les censeurs du cinéma, de
l’édition et de la presse, et mettre ces derniers en charge
des contrôles de sécurité alimentaire. De cette façon, la
Chine aura à la fois la sécurité alimentaire, et la liberté
d’expression !
(1) Littéralement :
qui consiste à souffler sur les poils pour découvrir les
défauts cachés dessous…
A lire en
complément :
L’article en
entier, en chinois :
http://cn.nytimes.com/article/opinion/2013/03/01/c01yu/
La traduction en
anglais :
http://cn.nytimes.com/article/opinion/2013/03/01/c01yu/en/
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