West Lake IDF 2023 : quelques pépites documentaires
chinoises
Jean-Maurice Rocher. 01/12/2023, à Hangzhou
« [...]
相对宽松是从那天空漏下的明媚的目光。 »
Yan Lianke, 2014
Relativement détendu est le regard lumineux qui filtre de ce
ciel [1]
Pour son
grand retour après un an de break pour cause de « politique
zéro-Covid » chinoise draconienne[2],
la 6e édition du West Lake International
Documentary Festival (West Lake IDF) se tenait cette année
uniquement sur le campus de Xiangshan de la prestigieuse
China Academy of Art (中国美术学院)
de Hangzhou dont le département de cinéma a été
particulièrement actif et productif ces dernières années,
avec notamment la production de l'excellent « Beyond The
Skies » (《云霄之上》)
de
Liu Zhihai (刘智海)
en 2021. Le cadre reste toujours aussi somptueux et ancré
dans la nature, mais relativement éloigné du centre-ville
[3].
Le jury international de la compétition comprenait notamment
le cinéaste chinois
Li Ruijun (李睿珺)
[4], ou encore l'Américain
John Paul Sniadecki
[5].
La
programmation de la compétition et hors-compétition était
riche en films étrangers, mais plusieurs docs chinois ont
également été présentés. Ce sont ces derniers films, souvent
difficiles à voir en dehors des festivals, que je suis allé
voir en priorité, et dont je vais proposer un compte-rendu
critique ci-dessous, suivant un montage en « fondu
enchaîné ».
Ce film à
l'aspect mal dégrossi (le grain de l'image numérique est de
mauvaise qualité, le montage parfois hasardeux, le
tâtonnement du cadrage du plan conservé au montage) n'en est
pas moins fort intéressant. Son réalisateur, Zhang Huancai
[6],
paraît l'avoir conçu à la manière dont il travaille
habituellement dans les champs de maïs (un montage à la
serpe qui enquille, par moments, des plans ultra-courts), et
en même temps avec la sensibilité d'un peintre (un goût
prononcé pour les couleurs vives). Le jaune vif du maïs, en
particulier, exerce visiblement sur lui une forte
fascination qu'il étale soit dans des gros plans, dans des
plans anormalement longs, ou encore dans un enchaînement
final très rapide de plans courts de maïs coupés - à la
manière d'un bouquet final de feu d'artifice. Afin de
renforcer la force du jaune, il joue aussi du contraste
entre un plan de nuit très sombre qui précède un plan
soudain sur du maïs récolté. Cette insistance est de toute
beauté car elle figure une vision poétique et amoureuse de
l'agriculteur pour le fruit de son travail et de sa récolte.
Corn Corn
Si
l'esthétique du film est subjective, chose rare dans le
milieu du documentaire chinois, c'est le collectif (des
camarades agriculteurs du cinéaste) qui est toujours mis en
avant dans ce film et non un individu en particulier
[7]. Des travailleurs
traversent le plan, des silhouettes cultivent la terre à
l'horizon au soleil couchant, interpellant parfois de façon
narquoise l'artiste qui a arrêté de travailler et troqué ses
outils pour sa caméra afin de les filmer. Les rares échanges
filmés entre agriculteurs concernent les préoccupations
hélas communes et habituelles de la profession (le calcul
des coûts/bénéfices de l'exploitation des terres pour tenter
de joindre les deux bouts à la fin de l'année). Le long
travelling tremblant et rugueux à bord d'un tracteur d'un
autre âge qui emmène aux champs des agriculteurs plaisantant
fait soudainement prendre conscience que ce film
« prolétaire » et fier de l'être, pourtant si éloigné de
l'esthétique très carrée des regrettés Straub et Huillet,
aurait sûrement beaucoup plu au couple de cinéastes.
La survenue de la mort finale du père est l'aboutissement
logique de sa lente agonie filmée sur fond bétonné dans la
lugubre maison-tombeau de ses parents. Il se dégage quelque
chose de l'esthétique d'un Pedro Costa (grand amateur des
films de Straub et Huillet) dans cette dignité crépusculaire
d'un travailleur alité, squelettique, rongé par une maladie
pulmonaire contractée dans l’usine de poudre de quartz où il
travaillait. Autour de lui, ses trois enfants s'agitent
comme autant d'électrons-libres qui ne mesurent pas la
gravité de la situation.
Silence in the Dust
Lorsque le
cinéaste pose son regard sur eux, ce sont « Les Trois sœurs
» (《三姊妹》)
de
Wang Bing (王兵)
qui viennent alors à l'esprit. Autour de lui, aussi, les
langues se délient (celle de la mère sur l'évolution de la
santé de son fils, celles des voisins sur les raisons de sa
maladie ou pour divulguer des racontars sur son ex-femme) et
le cinéaste y puise quelques scènes d'explications
nécessaires à la compréhension de la situation par les
spectateurs. Après l'incinération du corps du père, un plan
de nuit cadre ses trois enfants devant un mur de moellons
gris. Entre leur peur des trafiquants d'humains et leur
oncle qui meurt subitement d'une surcharge de travail, telle
est la teinte de leur avenir héritée des poumons de leur
père salis par les poussières de quartz. Ils tentent de la
conjurer dans leurs vêtements criards qui irisent chaque
plan où ils se trouvent.
À travers la femme mourante de M. Tang, le filmage des
thèmes de la fin de vie et de la mort, inauguré par
Wang Bing
(toujours lui) en 2017 avec « Madame Fang » (FangXiuying《方绣英》),
revient ici comme dans « Silent In The Dust ».
Mr. Tang
À l'issue du film, Monsieur
Tang reste malheureusement une énigme et un sujet
d'interrogation. Non qu'il ait perdu la tête ; à plus de 90
ans il semble au contraire très alerte, contrairement à sa
femme atteinte de la maladie d'Alzheimer. Le problème réside
dans le montage du film qui nous le présente longuement
comme extrêmement attaché à son antique lieu de résidence,
puis (le temps d'un insert d'interview de quelques secondes)
comme un fervent soutien de la destruction de sa maison et
donc de sa propre expropriation, et enfin comme indifférent
à son relogement par ses enfants dans une maison de retraite
aseptisée, laide et désertique après le décès de sa femme.
Ce gommage de tout dissensus provenant du vieil homme
ressemble à s'y méprendre à un tour de passe-passe avec la
censure
[8].
Rien de très surprenant finalement, si ce n'est que le
jusqu'à présent très respectable
Du Haibin (杜海滨)
a participé à la production ainsi qu'au montage du film.
Comme dans « Mr. Tang », une dernière séquence d'interview
face à la caméra semble étrangement rebattre les cartes de
ce qui a été montré et réduire en partie à néant le portrait
de la femme qui nous a été présentée une heure et demie
durant
[9].
Aux belles scènes de relations sexuelles (toujours rares
dans le cinéma chinois) qui semblent dépeindre une part
intime de cette femme correspond par exemple un démenti
moral final qui rassure les spectateurs que tout était faux
et qu'elle n'éprouve en réalité aucun plaisir particulier
dans l'acte sexuel. Tout ce que nous avons vu des relations
de « cette femme » n'aurait été que simulacre pour se jouer
de son mari infidèle, excluant de facto les spectateurs d'un
« règlement de compte » personnel à distance qui n'a pas
vraiment lieu de nous intéresser.
This Woman
À travers
ce portrait ressortent, in fine, les images particulièrement
stéréotypées de la femme manipulatrice, impénétrable, et aux
intentions toujours voilées. Le film évoque en creux les
nombreuses restrictions liées à la fameuse « politique
zéro-Covid » chinoise, mais d'une façon extrêmement soft. Le
grand documentaire chinois sur ce sujet désormais hors
d'actualité (voire glissé sous le tapis) reste à faire...
Encore un
portrait individuel - cette fois masculin – et un retour
gagnant
[10]
au West Lake IDF pour « Trashy Boy », qui avait déjà
remporté le prix du meilleur projet en cours de
développement lors de l'édition 2019 du festival.
Trashy Boy
Da
Haimian, dit Big Sponge (大海绵),
est l'un de ces jeunes personnages "exemplaires" du cinéma
documentaire chinois issus des marges de la société et qui a
tout pour aimanter le public : un alias de scène fort
approprié en raison de la capacité du personnage à faire
siens les codes et les principes fondateurs du Hip-Hop
jusque dans son rôle de modèle auprès de quelques gamins qui
traînent comme lui dans la rue, un « dress-code » farfelu
qui rejette l'uniforme scolaire dont il trouve les couleurs
funestes[11],
un flow et une tchatche qui attirent l'attention, un corps
spectaculaire à la Sammo Hung qui évolue sans arrêt entre
lourdeur et agilité, pesanteur et légèreté, enfin un goût
prononcé pour la provocation (Il s'amuse à remplacer un
représentant de l'ordre lorsque ce dernier quitte au milieu
de la nuit son promontoire dans la rue, il vole à l'étalage,
va manifester son mécontentement face à la restauration
bâclée d'un bâtiment ancien de sa ville, etc.) sans parler
de son refus des normes sociales[12]
savamment entretenu par les interventions et interrogations
faussement candides du cinéaste derrière la caméra.
S'étant
extirpé des griffes de ses parents-ogres, l'enfant est
convoqué au tribunal à l'âge où il devrait lancer des boules
de neige sur ses copains de classe (le parallèle est fait
tel quel via le montage de deux plans dans le film) plutôt
que de tirer à boulet rouge sur la société qui l'entoure.
Qu'importe, tout échec est une victoire pour le poète, y
compris l'échec amoureux qui clôt le film. Le corps à
l'horizontale, abandonné à lui-même dans la nuit froide, Big
Sponge balbutie quelques sonorités étranges et nouvelles de
sa bouche qui composeront peut-être une part de son
(heart/hurt) beat box de demain.
De poésie il est aussi question dans le nouveau film d'Ann
Hui. Après
Fruit Chan (陈果)
qui avait consacré en 2015 un documentaire (très formaté) à
la poétesse et romancière hongkongaise
Xi Xi (西西),
« My City » (《我城》),
Ann Hui
[13] se penche sur la vie
et l'œuvre de deux poètes encore actifs qui ont marqué la
vie littéraire hongkongaise : Liu Wai-tong (廖伟棠)
et Huang Can-ran (黄灿然).
Elegies, d’Ann Hui
Ce projet
ne saurait étonner tant la littérature (et la poésie en
particulier) joue un rôle prépondérant dans certains de ses
films de fiction. Elle rappelle dans « Elegies » qu'elle est
titulaire d'un diplôme de littérature, précise que ce projet
de documentaire lui tenait à cœur depuis longtemps car la
poésie apprise dans sa jeunesse a toujours joué un rôle de
consolation dans sa vie, mais qu'elle n'avait pas encore pu
le mener à bien par manque de temps et d'argent. Les
entretiens de la cinéaste avec les poètes sont toujours
plaisants à regarder car ils sont empreints d'une forte
complicité dépourvue de toute solennité. C'est une
excellente idée qu'elle a de s'entretenir également avec des
personnes qui entourent les artistes au quotidien (amis,
enfants, collègues) afin de proposer des portraits des
poètes en êtres ordinaires, pleins d'humanité et touchants,
très proches finalement des personnages rencontrés dans ses
meilleurs films de fiction.
Formellement, le film reste toutefois peu inspiré ; Ann Hui
n'échappe malheureusement pas à la tentation d'illustrer par
des images décoratives certains poèmes lus et c'est d'autant
plus dommage que ces images actuelles semblent parfois
s'opposer aux propos des poètes qui estiment que leurs
textes font référence à un Hong-Kong d'une époque totalement
révolue. Car la ligne de fond qui traverse le film, c'est
bien ce sentiment de perte par rapport au Hong-Kong d'un
autrefois pas si lointain. Bien sûr, Ann Hui se couvre et
jamais les mouvements sociaux de ces dernières années ni la
mainmise de la Chine continentale sur HK ne sont mentionnés
ouvertement, mais pour qui veut lire entre les lignes, la
déception quant à la tournure prise par les événements
récents paraît évidente.
Avec ce
film, Ann Hui s'inscrit pleinement et ouvertement dans le
courant d'une génération qui, comme le signale l'un des
poètes interviewés, s'est retirée du combat
[14] mais compte encore sur
la jeunesse pour déterminer l'avenir que celle-ci souhaite
pour Hong Kong. L'une des vertus du film est de clarifier la
position de la cinéaste sur cette question, qui semblait
plutôt floue en regard de quelques-uns de ses derniers films
tournés vers la Chine continentale.
« A Marble
Travelogue », Sean Wang (王湘聖),
2021
Dans l'histoire de l'art, le travail du marbre a eu une
haute valeur poétique, pourtant il est bien peu question de
poésie dans « A Marble Travelogue ». Le programme de Sean
Wang (USA) est double : 1/ documenter de façon très
rigoureuse le parcours du marbre entre la Grèce et la Chine,
y compris en Chine les conditions de travail déplorables des
ouvriers, le travail des enfants dans les usines de
production d'objets à bas coûts (du type magnets
touristiques) à destination des pays étrangers, et la
pollution de l'industrie du traitement du marbre, 2/
déconstruire de manière tout aussi précise l'idéologie
économique (dont le fameux projet chinois des « Nouvelles
routes de la soie » est l'un des piliers) basée sur le
formatage culturel qui accompagne ces blocs de marbre.
Le cinéaste a réussi son
entreprise sur les deux tableaux, notamment grâce un énorme
travail de montage -
Gu Tao (古涛)
est l'un des monteurs du film. L'absurdité globale qui
entoure ce nouvel exil du marbre transparaît dans l'ironie
acerbe du montage qui formalise cette idéologie abrutissante
du lissage des différences dans le grand fatras œcuménique
de l'économie de marché où la consommation pour tous se doit
d'être reine. À la manière des statues immaculées produites
à la chaîne dans le marbre en Chine, les deux sœurs jumelles
égéries grecques représentantes de commerce en Chine pour
leur pays apprennent à formater leur corps et leur langue
auprès d'une coach[15].
C'est un exemple du premier type de montage, entre deux
plans différents. Mais, comme disait Rossellini, les
contradictions sont là et il suffit de les filmer. Un autre
type de montage consiste donc à faire des plans
(panoramiques, travellings, etc.) embrassant en leur sein
les absurdités qui se présentent côte à côte dans la
réalité. Des bruits amplifiés cauchemardesques, provenant
pourtant de la réalité, composent une partie de la bande-son
de ce récit de voyage.
A Marble
Travelogue, bande annonce
[1]
Extrait d’un essai de Yan Lianke où il oppose le
« double ciel de l’autoritarisme et de l’ouverture »
dans la détente des contrôles. (traduction et
commentaire de BD)
[2]
L'ouverture du festival tombait un an jour pour jour
après l'incendie dramatique d'un immeuble confiné à
Urumqi qui fit dix morts et déclencha de vives
protestations dans tout le pays attisées par une
énième vague de censure massive du drame, en
particulier sur les réseaux sociaux.
[3]
Même si les dix lignes de métro flambant neuf
(toutes construites ces dix dernières années) qui
sillonnent maintenant le sous-sol de la ville
facilitent désormais beaucoup les déplacements.
[4]
Il n'a jamais réalisé de documentaires à proprement
parler, mais ses films de fiction témoignent
toujours d'un vif intérêt pour une réalité de
terrain bien documentée.
[5]
Auteur de très bons documentaires anthropologiques
sur la Chine : « People's Park » en 2012, « The Iron
Ministry » en 2014 ou encore « Yumen » (《玉门》)
coréalisé en 2013 avec Huang Xiang et
Xu Ruotao (徐若涛).
[6]
Né en 1960, Zhang Huancai est un paysan du village
de Zhijiazhai (郅家寨),
dans le Shaanxi, qui a participé au Village
Documentary Project de
Wu Wenguang (吴文光)
en 2005. C’est lui qui a tourné le documentaire « My
Village 2006 » (note B. Duzan)
[7]
Comme c'est le cas dans tous les autres
documentaires de Chine continentale vus au festival
et mentionnés dans le présent article, par exemple.
[8]
Il s'agit du seul film chinois présenté au festival
qui bénéficiait déjà du visa officiel d'exploitation
dans les salles obtenu après un processus
extrêmement poussé de contrôle de la censure.
Nota (BD) : Le film a été sélectionné au festival
Visions du Réel de Nyon où il a été primé, puis
a été présenté au festival First de Xining, avec le
film de Zheng Yifei « Trashy Boy ».
[9]
Quand le portrait se concentre trop longuement sur
la recherche d'argent de la femme pour l'achat d'un
appartement il n'est déjà pas forcément très
passionnant ni plaisant...
[10]
Ce film, en compétition, a remporté le prix du
meilleur film du festival.
[11]Big Sponge peut
être vu comme une sorte de mélange chinois de
Notorious BIG, d'Action Bronson et d'Afrika
Bambaataa (!). Mais,
lorsqu’il affirme détester les couleurs sombres
devant un lycée au début, il semble annoncer le
programme du film de Zheng Yifei qui s'oppose à la
tendance funèbre de ces deux docs.
[12]
Le mot chinois utilisé dans le titre du film pour
« déchet » (trash) est « fèiwù » (废物),
car Big Sponge qui a quitté les bancs de l'école
très tôt n'est pas diplômé et ne peut pas se
prétendre « loser » ou « diǎosī»
(屌丝)
comme les jeunes diplômés chinois déprimés.
[14]
Le sentiment d'inutilité de la redite éprouvé par
cette génération est sans doute figuré par le choix
d'Ann Hui de filmer un cours de Huang Can-ran dans
lequel celui-ci mentionne « l'inutilité de se
répéter » mise en avant par le poète Paul Celan.
[15]
Les individus dans les documentaires vus au festival
(dont le thème central cette année était
« people·person ») étaient très souvent aux prises
avec une forme ou une autre d'aliénation (terme
désormais banni du langage politique en Chine)
résidant justement dans l'interstice entre
(contraintes pesant sur) le « peuple » et (volonté
d'autonomie de) la « personne » (dans « Elegies »,
« This Woman », ou encore « Trashy Boy », pour ne
citer que des films chinois).