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Hu Jie peintre
et graveur, dans la lignée de Lu Xun
par Brigitte Duzan, 29 mai 2015
Hu Jie (胡杰)
est connu pour son œuvre documentaire sur les pans
offusqués de l’histoire chinoise récente ; après la
mémoire de la Révolution culturelle, il s’est
consacré à celle de la Grande Famine, avec
« Spark »
(《星火》),
sorti en juillet 2014 au festival du cinéma
indépendant de Hong Kong, mais encore,
malheureusement, relativement confidentiel.
C’est un documentaire extraordinaire, qui a demandé
une longue et difficile préparation – recherche
documentaire et interviews. Il n’existe bien sûr
aucune photo de ce drame humain qui a touché en
priorité les paysans, d’autant plus isolés qu’il
leur était interdit de quitter leurs villages.
Alors, lors de ses entretiens avec les témoins qu’il
a retrouvés, Hu Jie a fait des dessins. Et c’est sur
la base de ces dessins qu’il a ensuite réalisé une
série de gravures sur bois. |
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Hu Jie, autoportrait |
Le portrait de Lin
Zhao, esquisse |
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Inutile de
dire qu’elles sont encore plus confidentielles que
son documentaire. Les rares images qui en ont été
publiées jusqu’ici sont celles du journaliste
américain Ian Johnson qui a récemment écrit un
article sur le sujet dans la New York Review of
Books
.
Elles sont à replacer dans le contexte de son œuvre
picturale, comme une nouvelle étape de cette œuvre,
née des impératifs mêmes du sujet.
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Le regard et l’art du peintre
Hu Jie est peintre, et a consacré deux
documentaires à l’art de la Chine maoïste : l’un,
réalisé en 2006 avec Ai Xiaoming,concerne
essentiellement la peinture et l’affiche,et un style
bien particulier, celui des paysans de Huxian (户县),
dans le Shaanxi, peintures amateurs qui ont fait
l’objet d’une exposition à Paris en 1975 ; et
l’autre, « Red Art » (《红色美术》),
réalisé en 2008, est une analyse plus générale de
l’art visuel de la période maoïste. |
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Série « Let There Be
Light » : L’enfant
qui écoute la radio
(《听广播的孩子》) |
Série « Let There Be
Light » : Le bateau des déportés《流放船》 |
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Les peintures de Hu Jie sont aussi remarquables que
ses documentaires. On connaît son portrait de Lin
Zhao, comme un masque mutique dont n’échappe que le
regard. Mais il y en a bien d’autres. Il en a exposé
une série dans une galerie de Tianjin, en décembre
2014, exposition sans conférence de presse, pot
d’ouverture ni publicité, intitulée « Let There Be
Light », ou « Que la lumière soit » (《要有光》). |
Ce sont des peintures dans un style qui reflète
diverses influences occidentales, qui vont de
l’expressionnisme au cubisme et aux nabis, mais où
la couleur est un caractère récurrent et essentiel–
à quelques exceptions près. Le trait est aussi
incisif que le regard.
Pour incisif qu’il soit, ce style de peinture était
encore trop coloré, trop amène, pour rendre
l’atrocité de la grande Famine. Il y fallait du noir
et blanc, et mieux : la gravure sur bois. Et Hu Jie
rejoint là ce que préconisait Lu Xun dès les années
1920.
La gravure sur bois comme témoignage visuel de la
Grande Famine
Deux séries de gravures |
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Gravure Let There Be
Light #12, 2014 |
Gravure Let There Be
Light #16, 2015 |
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Les premières gravures réalisées, celles de 2014,
devaient figurer parmi les œuvres exposées à
Tianjin. Elles font partie de la série « Let There
Be Light », mais elles ont été retirées de
l’exposition : trop terribles, sur un sujet trop
sensible.Hu Jie a continué son travail et a jouté
une série supplémentaire depuis lors, intitulée
« We », nous, un pluriel qui prend symbole de
témoignage collectif.
On voit un enfant agenouillé auprès des corps de ses
parents, sous la surveillance implacable du grand
leader ; on voit des gens flotter dans les airs,
dans des corps rendus si légers par la famine qu’ils
ne sont plus soumis aux lois de la pesanteur… et,
dans la dernière série, une foule tête baissée où se
distingue celle, levée, d’un enfant :celui qui ne se
soumet pas, un alter ego de Hu Jie, de ceux dont il
préserve la |
mémoire dans ses documentaires et de ceux qui ont
accepté de témoigner pour eux.
Dans ces gravures, Hu Jie illustre des histoires
qu’on lui a rapportées, des drames individuels ou
des événements particuliers. Certaines de ces
histoires sont tirées de ses interviews pour
« Spark », d’autres lui ont été racontées par un ami
qui a vécu la Grande Famine et qui vit maintenant
aux Etats-Unis, d’autres enfin évoquent des
directives spécifiques qui ont encore aggravé la
catastrophe, comme l’interdiction de fuir les zones
les plus touchées par la famine.
Style années 30
Tout aussi remarquables que ses peintures, ces
gravures de Hu Jie utilisent un mode d’expression
artistique qui n’est |
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Gravure We #3, 2015 |
Käthe Kollwitz, Les
survivants, 1923 |
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aujourd’hui plus guère utilisé, mais que Lu Xun (鲁迅),
dans les années 1920-1930, a préconisé et promu
comme étant le mieux adapté, le plus direct et le
plus percutant, pour exprimer la réalité de la vie,
c’est-à-dire la vie dure du peuple, le quotidien
sans aménité des gens ordinaires. Pour lui, graver
le bois avait un caractère d’immédiateté impliquant
une prise directe sur le réel. L’âpreté du trait en
noir et blanc, par ailleurs, renforce le sentiment
de destin misérable et funeste. La gravure sur bois
a aussi été utilisée, pour les mêmes raisons, par
les artistes soviétiques dans les années 1940. |
Hue Jie rejoint l’utilisation de la gravure sur bois
à des fins de critique sociale réaliste, devenue
mode d’expression de l’avant-garde chinoise dans les
années 1920-1930 ; son style renvoie au courant
expressionniste allemand représenté par
Käthe Kollwitz
qui était aussi la référence de Lu Xun et a exercé
une grande influence sur les graveurs chinois comme
Li Hua (李桦)
.
La gravure de Hu Jie de la série « We » représentant
la foule tête baissée est un exemple de la très
nette influence de Kollwitz. |
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Li Hua Les Réfugiés,
1944 |
Gravures en illustration de l’écrit
Käthe Kollwitz, En
mémoire de Liebknecht |
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Hu Jie a également signé les quinze gravures qui
illustrent le livre de Yi Wa (依娃)sur
la Grande Famine : « A la recherche des femmes et
des enfants qui ont fui la famine » (《寻找逃荒妇女娃娃》) ;
publié en décembre 2014, l’ouvrage est véritablement
un complément de son documentaire
« Spark ».
La mémoire de la Grande Famine n’est plus seulement
statistique.
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Voir :Origins
of the Chinese Avant-Garde: The Modern Woodcut
Movement par
Tang Xiaobing, University of California Press,
2008, 318 p.
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Illustration du livre
de Yi Wa
我的父亲是陕西农民,母亲是甘肃逃荒女子,我是逃荒者的后代 Mon père est un paysan
du Shaanxi, ma mère est venue du Gansu en fuyant la
famine, et moi je suis la génération des survivants
de la famine. |
A lire en complément
Présentation de Yi Wa et de son livre :
www.chinese-shortstories.com/Actualites_113.htm
Texte et traduction de l’introduction :
www.chinese-shortstories.com/Textes_divers_Yi_Wa_Recherche_histoire_mere.htm
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