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Liu Jiayin
刘伽因
Présentation
par Brigitte Duzan, 28 août
2008, actualisé 13 septembre 2021
Liu Jiayin (刘伽因)
est née en 1981 à Pékin.
Elle est brusquement
devenue célèbre en février 2005 quand elle a
décroché le prix FIPRESCI à la Berlinale, pour
« Oxhide » (
Niúpí
《牛皮》),
son premier film. Le
film a ensuite fait le tour des grands festivals
internationaux, dont Vancouver et Hong Kong, où il a
été loué par la critique comme une œuvre éminemment
originale.
Oxhide
Le film est une sorte
d’ovni retraçant les difficultés de la famille de la
réalisatrice. Il est intitulé ainsi parce que son
père était un artisan qui fabriquait des sacs à
main ; ou plutôt il en réalisait le design, et c’est
la mère qui se chargeait de la fabrication. Ils
avaient une petite boutique qui marchait plus ou
moins bien et vivaient dans un minuscule |
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Liu Jiayin (photo
baike.sogou) |
appartement de 50 m2. La mère
reprochait au père de ne pas faire d’efforts pour concevoir
des sacs un peu plus à la mode, ce qui leur aurait évité
d’avoir à faire des remises de 50 % pour arriver à écouler
leur marchandise.
Oxhide |
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« Oxhide », cependant,
n’est pas vraiment un documentaire, c’est un
documentaire scénarisé. Liu Jiayin a dit et répété
qu’elle l’avait tourné en suivant un scénario
soigneusement préparé, et après avoir préalablement
expliqué chaque scène à ses parents, qui
interprètent leurs propres rôles. Ce qui fait
surtout l’originalité du film, c’est la façon dont
il a été réalisé. Il comporte 23 plans (un pour
chacune des années de la réalisatrice quand elle l’a
tourné) filmés avec une caméra numérique fixe, en un
format qui ne permet pas, la plupart du temps, de
capter l’image dans son ensemble, mais seulement une
partie, laissant au spectateur la liberté de
reconstituer par lui-même la totalité, guidé par le
son, également très souvent off-screen. Ce procédé
est particulièrement adapté aux conditions exiguës
du logement, en en accentuant le caractère
claustrophobe.
Le second plan donne
un très bon exemple de cette |
technique d’approche
progressive de l’image et de sa compréhension. Il débute par
une plongée sur le dessus d’un bureau. On voit une partie de
machine dans le coin droit, et, en même temps, on entend des
voix discutant de quelque chose qui pourrait être de la
calligraphie. On finit par comprendre qu’il s’agit du père
donnant des instructions à sa fille sur la manière de
formater un texte, et elle tape celui-ci en fonction des
indications qui lui sont fournies. Au bout de cinq à six
minutes, de la machine sur la droite commencent à émerger
des pages en couleur : on comprend que c’est une imprimante,
et on peut pratiquement lire le texte imprimé : « Remise de
50 % »…
Chaque plan est ainsi
minutieusement construit ; la caméra, toujours strictement
immobile, semble cependant capter sur le vif des moments
privilégiés de la vie des trois membres de la famille, avec
ses disputes, ses instants de tristesse, mais aussi
d’humour, et ceux-ci sont le plus souvent à la fin de chaque
plan : le père réalisant que l’engin qu’il a conçu pour
aider sa fille à grandir n’a aucun effet, ou insistant sur
la manière correcte de préparer une bonne pâte de sésame, en
brassant toujours dans le sens des aiguilles d’une montre…
De la sorte, le film évite l’écueil d’une atmosphère trop
pesante. Malgré tout, comme l’a dit Liu Jiayin, « pour mes
parents, le tournage a été comme la mise à nu d'une
blessure. A travers l'objectif, j'ai vu notre vie. » C’est
du cinéma-vérité comme on n’en avait encore jamais vu.
L’histoire de Liu Jiayin
La galère pour étudier
Il faut dire que l’histoire de
Liu Jiayin tient du conte de fées : c’est une sorte
d’histoire de Cendrillon new age. C’est dès le collège
qu’elle a senti s’éveiller sa vocation. Elle s’est alors
mise à étudier dur, et a réussi le concours d’entrée de La
Mecque des futurs cinéastes chinois : l’Institut du cinéma
de Pékin. Les ennuis ne faisaient que commencer :
renseignements pris, les frais d’études pour la première
année s’élevaient à 7 000 yuans, une fortune pour un Chinois
moyen. Son père était déjà tellement endetté qu’il ne
pouvait songer à demander un autre prêt. La famille et les
amis n’ont pas témoigné non plus beaucoup d’enthousiasme à
apporter des fonds. La situation était désespérée. C’est
alors que la chance – une chance inouïe – se manifesta un
beau jour : une cliente venue acheter un sac demanda au père
pourquoi il avait l’air si sombre, sur quoi elle offrit la
somme intégrale, et revint le lendemain apporter son livret
d’épargne…
Un an après, les affaires
familiales s’étant quelque peu améliorées, la somme était
remboursée, mais Liu Jiayin brûlait de commencer à tourner.
Elle écrivit alors des scénarii pour la télévision et put
ainsi se payer une caméra digitale. Elle réalisa alors sa
première œuvre, un court métrage de 17 minutes intitulé « Le
train » (《火车》),
tourné près de chez elle avec un budget de quelques
centaines de yuans et des moyens techniques dérisoires,
préfigurant « Oxhide ».
Le cinéma avec les moyens
du bord
C’est donc un cinéma puisant
au plus vif d’une expérience humaine qui a fait de la
réalisatrice une jeune étudiante dont les professeurs ont
toujours loué la maturité précoce, mais douée en outre d’une
volonté de fer, digne d’un Yugong abattant les montagnes. On
peut s’étonner, par exemple, de la mauvaise qualité du son
ou de l’éclairage, dans « Oxhide ». C’est tout simplement
qu’elle n’avait qu’un mauvais micro, sans pouvoir s’en payer
un second, et que les scènes ont été tournées de nuit, après
le travail de la journée et le dîner du soir, sans éclairage
autre que celui de la maison. « Quand on a beaucoup
d’argent, on fait un film avec des méthodes demandant
beaucoup d’argent ; quand on n’en a pas, on fait
autrement. ».
Elle voit son travail
comme une sorte d’artisanat d’art, comme ce que fait
son père. Le film y gagne une atmosphère
particulière qui ajoute encore à la vérité des
scènes. Il s’en dégage un impression de profonde
humanité.
Oxhide II
Le succès du film a
attiré l’attention sur Liu Jiayin. A l’automne 2007,
la fondation Hubert Bals (liée au festival de
Rotterdam) a sélectionné son second projet de long
métrage pour recevoir un soutien financier dans le
cadre de la section « films digitaux »
.
Ce second film s’appelle …« Oxhide II ». Rien n’a
changé, c’est toujours la même galère.
Les parents ont dû
résilier le bail de leur boutique, devenu trop cher,
Jeux Olympiques obligent. Ils ont lancé un nouveau
projet : commercialiser des peintures sur cuir, en
particulier sur internet. L’avenir est toujours
aussi incertain, et le style de la réalisatrice n’a
pas changé non plus : le même minuscule appartement
pour décor, les mêmes acteurs familiaux, les mêmes
plans fixes, la même introspection d’une intimité
familiale toujours au bord de la crise.
Liu Jiayin est allée
au-delà de l’artisanat pour atteindre une sorte d’arte
povera digital. « Oxhide II » a été présenté en
première mondiale au festival de Cannes en 2009,
dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs.
607
En 2010, ensuite, elle
a réalisé un court métrage de 18 minutes juste
intitulé « 607 », une histoire de poisson comme un
théâtre de marionnettes. |
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Oxhide II
607 |
À lire en complément
Interviews de la
réalisatrice :
https://chinesewomenfilmmakers.wordpress.com/liu-jiayin-3/
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