Photographe, scénariste et réalisateur né en 1984 à Nankin,
Liu Taifeng (刘泰风)
est diplômé en arts de la scène (théâtre et cinéma) de
l’Université des Communications du Zhejiang (浙江传媒学院戏剧影视舞台美术设计专业).
En 2010, il est parti aux États-Unis et a poursuivi ses
études dans le département de cinéma de la
School of the Art Institute of Chicago,
puis dans le département de photographie de l’American
Film Institute
dont il est sorti avec un master en 2016. Il est rentré en
Chine en 2018.
Il a
alors coécrit le scénario de son premier film, « Another
Day of Hope » (《又是充满希望的一天》),
avec la scénariste, diplômée de l’Institut du cinéma de
Pékin, Cai Zhiling (蔡知伶).
C’est avec elle aussi qu’il a écrit le scénario d’un autre
film, « The Life or Death Ring » (《生死戒》),
un film policier dont l’intrigue part d’un cambriolage qui
sème le chaos dans une petite ville. Mais le film n’a pas
encore été tourné.
« Another Day of Hope », en revanche, est sorti en Chine en
août 2024. Il a été tourné en 16 mm, pour le grain de
l’image, mais le reste est plus conventionnel, même si la
critique sociale et institutionnelle atteint sans doute les
limites de ce qui peut être fait : le film a été loué pour
être le premier à dénoncer le système des livraisons à
domicile, de nourriture en particulier, dans les grandes
villes chinoises aujourd’hui.
Another Day of Hope
Vies de galère
Le
film se passe à Hangzhou, non pour la beauté du lac de
l’Ouest, mais comme symbole de la ville chinoise du 21e
siècle, dans une atmosphère où, les catastrophes
s’accumulant, on ne peut que s’attendre à la prochaine. Le
titre paraît dès l’abord éminemment trompeur.
L’histoire commence lorsque le médecin qu’il est allé
consulter diagnostique des calculs biliaires à Wei Li (危力)[1].
Il est directeur d’une société de livraison à domicile, sa
femme Shen Junyi (沈均怡)
dirige, elle, un studio de danse ; tous deux sont stressés
et épuisés par les pressions auxquelles ils sont soumis au
travail, surtout Wei Li qui doit améliorer ses résultats
pour pouvoir prétendre à une promotion. Shen Junyi est en
outre harcelée par son mari pour qu’elle reste à la maison
s’occuper de leur fille, Wei Meng (危梦),
Wei Li se déchargeant sur elle de cette responsabilité :
c’est une adolescente difficile dont Junyi a découvert
qu’elle leur avait caché ses mauvais résultats à l’école car
passant tout son temps sur son téléphone et son iPad, dûment
confisqués, ce qui n’arrange rien.
Dans
cette atmosphère déjà tendue, Wei Li a un accident en se
rendant au travail : il reçoit littéralement un livreur sur
son parebrise. Le livreur a brûlé un feu rouge et circulait
à contresens. Il est bien évidemment responsable, mais la
police déclare Wei Li responsable collatéral car il n’a pas
freiné au carrefour. Ce contre quoi il s’insurge, demandant
une révision de cette décision, ce qui entraîne une
procédure d’un mois. Cependant, le livreur, qui est aux
urgences, doit être opéré et l’opération ne peut être faite
que si l’hôpital est d’abord payé ; mais la procédure de
révision de la responsabilité secondaire de Wei Li bloque
les dédommagements attendus par la femme du livreur pour
payer.
Shen
Junyi croit clore l’affaire en offrant 20 000 RMB à la
femme, mais en vain. Sur quoi Wei Li apprend qu’il va être
licencié avec toute son équipe dans le cadre d’un plan de
réduction des coûts de son entreprise. Or il a quarante ans,
âge auquel il est quasiment impossible de retrouver un
travail dans le climat de concurrence exacerbée par la crise
économique….
Deux
couples en crise
Tensions sociales
Dans
sa volonté de réalisme, le film est bien plus noir que la
série de films noirs sortis en Chine ces dernières années,
dont « The
Looming Storm » (《暴雪将至》)
de
Dong Yue (董越)
fait figure de précurseur. Ces films partent en général du
contexte de désastre industriel qui a marqué la Chine dans
les années 1990, avec cependant un meurtre au cœur de
l’intrigue. Dans « Another Day of Hope », pas de crime,
juste la même atmosphère délétère de problèmes sans issue.
C’est
toute la société qui est en cause, la société urbaine tout
au moins. Entre les lignes, la critique s’attaque à un grand
nombre de problèmes sociaux nés des tensions provoquées par
les institutions mêmes au point de donner presque
l’impression d’un véritable réquisitoire :
-
pressions sur les cols blancs aussi bien que les autres, au
bas de l’échelle, dans un monde du travail hyper-compétitif,
où tout le monde se sent menacé de perdre son travail un
jour ou l’autre ;
-
pressions sur les livreurs considérés comme un
sous-prolétariat soumis à des contraintes qui leur font
braver tous les interdits de circulation pour être « dans
les temps » - système de livraison qui s’est développé à la
faveur des règles drastiques de confinement liées au covid,
et qui s’est radicalisé aujourd’hui, dans une Chine où tout
le monde vit rivé sur son téléphone, en commandant à
domicile ;
-
tensions nées d’un système de santé dont le coût est hors de
portée de bien des bourses en l’absence de couverture
sociale, et système plus inhumain que jamais, refusant les
soins à ceux qui ne peuvent pas payer ;
-
tensions complémentaires liées aux systèmes d’assurance, et
surtout à l’insensibilité de la police, voire à ses
brutalités ;
- à
quoi s’ajoute l’éternel problème du hukou, ce
passeport intérieur qui fonctionne comme un permis de
résidence et fait des ruraux venus travailler en ville des
parias sans protection sociale et sans recours.
Liu
Taifeng a habilement tissé cette peinture sociale dans la
trame de son scénario. Les tensions explosent à l’écran dans
les altercations entre les personnages. Mais personne n’est
totalement dans son bon droit, tout le monde a tort et
raison à la fois, non tant victime de l’autre que du système
dans son ensemble, ce qui entraîne une impuissance d’où
peuvent naître tous les excès possibles. On est loin de
l’espoir du titre.
Réalisme critique
Dans
ce premier film, Liu Taifeng fait certes preuve des leçons
prises pendant ses études. La séquence de l’accident, par
exemple, semble tirée d’un film d’horreur : elle est filmée
de l’intérieur de la voiture, où l’on voit soudain la tête
du livreur s’écraser dans un choc soudain, comme une
hallucination, comme les poissons tombant du ciel, soulevés
par un typhon, du film de
Cao Baoping (曹保平)
« Across
the Furious Sea » (《涉过愤怒的海》).
Cependant, Liu Taifeng a bien été obligé de composer, en
tentant d’aller vers le public. Le film est typiquement
chinois, dans sa facture comme dans son interprétation. Il a
même le défaut courant dans le cinéma chinois des années
2020 : la longueur (133’), due ici au désir de vouloir trop
en dire, en ajoutant une ligne narrative secondaire
(concernant un ancien camarade d’école de Wei Li offrant une
peinture de caractère en négatif).
Sorti
en plein été 2024, le film n’a guère eu de succès. Mais
c’est sans doute dû au manque d’attrait d’un film qui
renvoie les spectateurs chinois à la triste réalité de leur
quotidien, sans le relever par quelques noms d’interprètes
populaires – la qualité de l’interprétation elle-même
n’étant pas en cause. Tel qu’il est, « Another Day of Hope »
reste cependant une critique comme on en a peu d’un système
social sous tension qui semble au bord de l’implosion.
Another Day of Hope, trailer (sous-titres anglaise)
[1]
Dont le nom peut être compris comme
signifiant « force en danger ».