Réalisatrice et scénariste née en mai 1991, Shao Yihui (邵艺辉)
a fait irruption sur la scène médiatique chinoise en
décembre 2021 quand son premier film, « B for Busy » (《爱情神话》),
a battu des records au box-office au moment des fêtes de
Noël, et plus encore en novembre 2024 quand son deuxième
opus, « Her Story » (《好东西》),
a été promu « blockbuster féministe » dans une Chine où le
féminisme n’a pas vraiment les faveurs du pouvoir, mais où
le film a rivalisé avec le « Barbie » de Greta Gerwig.
Hors
dithyrambes essentiellement promotionnels, ces deux films
manifestent l’émergence en Chine, au cinéma comme en
littérature, de nouvelles voix féminines représentatives
d’un mouvement qui s’affirme tout particulièrement depuis la
fin de l’épidémie de covid, reflet d’une nouvelle mentalité
féminine dans les franges urbaines. Shao Yihui surfe
habilement sur la vague.
2016-2022 : De l’écriture à la réalisation
Shao
Yihui est diplômée en écriture scénaristique de l’Institut
du cinéma de Pékin. Elle a commencé par être novelliste,
parce qu’il faut bien vivre : elle a publié en 2016 un
recueil de dix nouvelles intitulé « Pas d’amour, c’est aussi
bien pour l’humanité », ou « Almost Love » (《人类要是没有爱情就好了》),
sous-titré « Histoires d’amour hors normes » (非正常爱情故事).
Almost Love
Alors
que ses films se situent de manière emblématique à Shanghai,
elle-même est née dans le Shanxi, a fait ses études de
scénariste à Pékin et n’est allée vivre à Shanghai qu’en
2016. Avant de se tourner vers la réalisation, elle n’avait
qu’une mince expérience de co-scénariste, pour le film de
Tian Meng (田蒙)
« Youth Never Returns » (《既然青春留不住》)
sorti en 2015 et aussitôt tombé dans les oubliettes du
cinéma chinois sans qu’on ait à le regretter,
contrairement à beaucoup d’autres.
C’est
alors qu’elle passe derrière la caméra : elle écrit et
réalise « B for Busy » (àiqíng shénhuà《爱情神话》)[1],
soit « Le mythe de l’amour », filmé à Shanghai dans les rues
typiques, bordées d’arbres et de vieilles maisons, de
l’ancienne Concession française. On a ainsi aussitôt
l’atmosphère du vieux Shanghai, surtout que les dialogues
sont en Shanghai hua. C’est une comédie de fin
d’année, avec le côté populaire et télévisuel du genre, mais
dans une optique différente: le regard est féminin et le
scénario se joue des stéréotypes de genre, même si le film
doit beaucoup à
Xu Zheng (徐峥)
qui l’a produit et interprète le rôle masculin principal –
il est lui-même shanghaïen : on retrouve, par sa seule
présence, l’ambiance des comédies à succès qui sont sa
marque de fabrique, à commencer par « Lost
in Thailand » (《泰囧》),
mais sans leurs excès burlesques.
B for Busy
Shao
Yihui a écrit le scénario en 2019, et l’a envoyé au 14e
festival FIRST de Xining, où il a attiré l’attention d’un
producteur. Ilest
essentiellement axé sur l’histoire des relations entre un
professeur de peinture, divorcé de longue date, Bai (老白),
et trois femmes : son ex-épouse Beibei (蓓蓓),
interprétée par Wu Yue (吴越),
une autre divorcée, Li (李小姐),
interprétée par Ma Yili (马伊琍),
et une étudiante de Bai interprétée par Ni Hongjie (倪虹洁),
qui prétend que son mari a été enlevé par des terroristes.
Quand finalement Bai arrive à inviter Li chez lui et qu’il
s’apprête à passer une soirée en tête à tête avec elle, il
est dérangé par une foule d’amis qui débarquent de manière
inopinée les uns après les autres, prétexte à joyeuse
cacophonie.
Le
film a le mérite de ne pas forcer le trait sur les
personnages principaux, en évitant les clichés habituels, et
de donner vie à toute une série de personnages secondaires
bien campés, en particulier la fille d’ascendance
mi-britannique de Li, le fils à la sexualité indécise de
Bai, et son voisin Wu, interprété par un acteur shanghaïen,
Zhou Yemang (周野芒).
« B for
Busy » a remporté un étonnant succès. Mais près de la moitié
des recettes du box-office (260 millions de RMB) a été
encaissée à Shanghai même où 2,15 millions de spectateurs
sont allés le voir. En ce sens, le film a relevé le défi
posé par les dialogues en dialecte de Shanghai
[2],
montrant que, loin de desservir le film, ils ont contribué à
son succès. On a parlé de renaissance du
haipai
(海派),
l’épitome de la culture de Shanghai… C’est peut-être aller
un peu loin. Mais le film a donné des ailes à Shao Yihui qui
est repartie illico sur un deuxième film : « Her Story »
(《好东西》),
sorti en novembre 2024.
Trailer
2024 : Her Story
Ce
deuxième film a dépassé les espérances nées du succès du
premier, provoquant un véritable raz-de-marée médiatique,
nourri en Chine par les médias officiels.
Her Story
Cette
fois, le film est centré sur trois personnages féminins. Une
femme, rédactrice dans un journal, emménage dans un quartier
animé de Shanghai avec sa fille, Wang Moli, qu’elle élève
seule. Aux prises avec les difficultés d’une vie partagée
entre travail et responsabilités maternelles, elle se lie
d’amitié avec une jeune voisine qui rêve de devenir
chanteuse. C’est cette amitié improbable qui constitue le
thème central du film : c’est une force dynamique qui
soutient les deux femmes dans leur quotidien en les aidant à
se tailler un espace à elles dans un monde où elles se
sentent souvent marginalisées.
Ce
sont donc des scènes du quotidien que déroule le film, des
tranches de vie montrant comment ces femmes s’épaulent en
gérant leurs problèmes, professionnels et familiaux pour
l’une, émotionnels et un rien romantiques pour l’autre, en
trouvant le bonheur dans les petites joies de l’existence,
nées parfois de frêles actes de résistance… Mon Dieu, comme
disait Verlaine, la vie est là, simple et tranquille…
Il
n’est pas question de féminisme, la réalisatrice l’a bien
souligné, pas question de s’attirer inutilement des ennuis.
Le mot est tabou en Chine, seuls les critiques étrangers
l’ont utilisé[3].
Il est bien question, entre les lignes, d’émancipation,
sinon de libération, mais surtout d’épanouissement
personnel. Selon un
article du China Daily du 5 décembre 2024,
ce nouveau film « explore les complexités des relations
féminines et de l'épanouissement personnel, en présentant un
portrait nuancé des expériences des femmes d'aujourd'hui
en Chine ». Les médias officiels chinois n’ont pas tari
d’éloges sur un film qui captive les foules, mais en outre
fait réfléchir car « "Her Story" est une célébration du
pouvoir tranquille des femmes dans un monde où leur vie
quotidienne n’a rien d’ordinaire. Il ne remet pas seulement
en question notre perception du rôle que jouent les femmes
dans la société, il redéfinit les minuscules mais puissants
actes de rébellion et de libération qu’elles exécutent
chaque jour. »
[4]
« Her
Story » est le type même du film qui répond aux attentes du
public en lui offrant une comédie de fin d’année sympathique
sur un sujet en passe de devenir phénomène social, mais sans
dépasser les normes possibles. Rien ne peut offrir de prise
au censeur même le plus tatillon – le film est déjà sans
doute passé par ses griffes. « Her Story » ne s’attaque pas
aux clichés, il déroule une série de contre-clichés (celui
de la honte des menstruations, par exemple). Et finalement,
la vie des femmes sort de là « positivée » : tout va pour le
mieux pour les femmes dans l’Empire du milieu, il suffit
d’avoir une bonne copine
[5]…
D’un
format usuel, faisant feu de bonne humeur et de répliques
humoristiques, mais sans aborder aucune question de fond,
« Her Story » est un divertissement de fin d’année : il ne
faut en attendre ni un chef-d’œuvre de sensibilité féminine
ni un pavé dans la mare du patriarcat – le titre chinois le
dit bien : c’est une « petite chose ». Il restera dans
l’histoire comme représentatif d’un cinéma féminin à l’aube
d’une ère nouvelle où la femme accède peu à peu au centre
des préoccupations, de la société comme du pouvoir, l’une
pour la promouvoir, l’autre pour la contrôler, une ère des
femmes qui a déjà son nom :
ta shidai (她时代).
Trailer
[1]
C’est le titre sous lequel est sorti en Chine le
« Satyricon » de Fellini
qui est l’un des films préférés de Shao Yihui.
[2]
Que tout le monde parle couramment, y
compris les étrangers comme le locataire italien de
Bai !
On
compte sur les doigts de la main les réalisateurs
chinois qui ont utilisé des dialectes (de manière
très limitée) dans leurs films : Zhang Yimou dans « Qiu
Ju » (《秋菊打官司》)
en 1992 et « Pas
un de moins » (《一个都不能少》)
en 1999, ou
Jia Zhangke
dans « The World » (《世界》)
en 2004 et « Still
Life » (《三峡好人》)
en 2006. C’est toujours dans un souci de réalisme et
de couleur locale.
Ning Hao (宁浩)
a aussi utilisé le dialecte du Sichuan dans sa
comédie populaire « Crazy
Stone » (《疯狂的石头》)…
Mais, dans « B for Busy », le dialecte apparaît
inséparable de la ville et comme tenant de la vie
même des personnages. Mais c’est un peu comme les
bâtiments restaurés, tout pimpants, de la « zone de
protection historique » du district de Xuhui (徐汇区)
où le film a été tourné, devenu haut lieu
touristique.
[4]“Shao Yihui's Her Story …is
an undeniably engaging and thought-provoking film
that has captivated audiences, earning a
well-deserved 9.1 rating on Douban… [It is]
“a cinematic exploration that celebrates the quiet
power of women in a world where their everyday lives
are anything but ordinary. Herstory not only
challenges our perceptions of the roles women play
in society but also redefines the small, yet
powerful acts of rebellion and liberation they
perform daily.”
[5]Ce qui
tendrait à redéfinir les liens familiaux, au-delà du
« clan » traditionnel et du pouvoir du père, du mari
et du frère, un peu de la même manière que le film
de Ray Yeung « Tout
ira bien » (《從今以後》).