par Brigitte Duzan, 15 août 2018, actualisé 1er février 2025
Tang Cheng
Tang
Cheng (唐澄)
est l’une des pionnières du cinéma d’animation en Chine
[1].
Elle est longtemps restée spécialiste de l’animation au
Studio d’art de Shanghai,
et elle a en outre été l’assistante (副导演)
de
Wan Laiming (万籁鸣)
pour le célèbre film
« Le Roi des Singes bouleverse le Palais céleste » (《大闹天宫》).
Son nom est pourtant rarement cité. Le cinéma d’animation
chinois apparaît, plus encore que le cinéma chinois dans son
ensemble, comme un pré carré essentiellement masculin alors
qu’on reconnaît peu à peu que son esthétique à l’origine
très proche de l’art traditionnel doit beaucoup à l’apport
des femmes, tant dans les techniques d’animation et les
aspects narratifs que dans le style lui-même.
Tang Cheng
jeune
Une formation de peintre
Tang
Cheng est née en juillet 1919 à Shanghai, dans une famille
originaire de l’Anhui (安徽黄山).
C’est une période de grands bouleversements marquée par le
mouvement du 4 mai(五四运动)
et l’amorce du courant de la Nouvelle Culture, mais bien
vite enrayé par le chaos politique et la menace de guerre
après l’invasion du Nord-Est par les Japonais, et le
bombardement de Shanghai en février 1932.
Pour
Tang Cheng, cependant, tous ces événements sont lointains ;
la guerre est surtout pour elle une longue période de
maladie. En 1932, gravement malade, elle doit une première
fois interrompre ses études. Pendant sa convalescence, elle
étudie la peinture avec son père qui était peintre [2],
et en particulier la peinture traditionnelle de paysage, si
bien qu’en 1937 elle est admise à l’École des Beaux-Arts de
Shanghai (上海美术专科学校).
Mais, de nouveau malade, elle est obligée d’abandonner
l’année suivante. En 1943, elle enseigne un temps dans le
primaire et le secondaire à Shanghai, mais son état de santé
précaire l’oblige à rester chez elle ; elle gagne de
l’argent en vendant ses peintures.
Des
peintures de Tang Cheng
Spécialiste de l’animation au Studio d’art de Shanghai
1950 : studio de Shanghai
En
mars 1950, elle entre dans le département des beaux-arts du
Studio de Shanghai (上海电影公司美术片组),
qui comporte une section d’animation. En 1951, elle est
assistante de
Te Wei (特伟)pour
la conception du court métrage d’animation de 15’ « La
cueillette des champignons » (《采蘑菇》),
sur un scénario de Jin Jin (金近) :
c’est l’histoire de deux petits lapins qui se disputent pour
un gros champignon ; l’un d’eux ayant été emporté dans un
ravin par une pluie diluvienne, il est sauvé par son copain
et ils se réconcilient. Le court métrage, en noir et blanc,
est sorti en 1953.
En
1954, Tang Cheng fait partie de l’équipe de conception et
d’animation de deux autres courts métrages, également en
noir et blanc. Le premier, « De bons amis » (《好朋友》),
écrit et réalisé par
Te Wei (特伟),
est
l’histoire édifiante d’une cane qui confie ses canetons à
une poule ; canetons et poussins se disputent, jusqu’à ce
que le caneton qui a semé la pagaille soit attrapé par une
belette ; sauvé in extremis, il fait amende honorable. Le
deuxième, coréalisé par He Yumen et An Ping (何玉门、安平).
« La grenouille vantarde » (《夸口的青蛙》),
est une autre histoire édifiante typique de l’époque.
En
1955 et 1956, elle est responsable de l’animation de deux
autres courts métrages. Le premier, de 10’, « Pourquoi les
corbeaux sont noirs » (《乌鸦为什么是黑的》),
est le premier film d’animation chinois en couleur,
coréalisé par
Qian Jiajun (钱家骏)
et Li Keruo (李克弱) :
Pourquoi les corbeaux sont noirs
L’autre de 24’, traité comme un opéra, est « Le général
fanfaron » (《骄傲的将军》)
réalisé par
Te Wei (特伟)
assisté de Li Keruo (李克弱)
et de
Qian Jiajun (钱家骏).
Lui aussi est une sorte de conte moral : fier de ses
exploits, un général sombre dans l’autosatisfaction et
s’endort sur ses lauriers… Le personnage préfigure celui de
Sun Wukong quelques années plus tard…
Le
général fanfaron
Le nom
de Tang Cheng est cité au générique de ces deux films, pour
l’animation (动画).
En 1957, quand est créé le
Studio d’art de Shanghai(上海美术电影制片厂),
les sections d’animation du Studio de Shanghai y sont
transférées ; Tang Cheng y est nommée responsable de la
section animation.
1957 : Studio d’art de Shanghai
En
1958, elle fait partie de « l’équipe de jeunes » qui réalise
un court métrage de 10’ : « Le jujubier de la vieille
femme » (《老婆婆的枣树》).
Cette vieille femme avait planté un jujubier dont elle
prenait un soin jaloux ; or, un jour qu’elle était allée
vendre quelques jujubes en ville, une tempête se leva et fit
tomber tous les fruits ; un hérisson, un pivert et une pie
se relayèrent toute la journée pour les ramasser afin qu’ils
ne se perdent pas.
Le
film prône ainsi la solidarité et l’effort collectif, et il
en est ainsi pour le film lui-même. On est alors au début du
Grand Bond en avant. Au générique, seul apparaît le nom du
compositeur de la musique, Zhang Linyi (张林漪),
et dans les descriptifs du film est parfois mentionné aussi
le nom du photographe Wang Shirong (王世荣).
Mais c’est tout [3].
Le
jujubier de la vieille femme
Cette
même année 1958, elle est chargée de l’animation de deux
courts métrages : « La nouvelle découverte du professeur
Gu » (《古博士的新发现》)
et « Le Roi de la forêt » (《森林之王》).
En
1959, elle coréalise le court métrage : « Le radis est de
retour » (《萝卜回来了》),
film de 17’ qui est couronné du Prix d’honneur au 12e
festival de Karlovy Vary en 1960. Et à juste titre ! Le
scénario est adapté d’un conte pour enfants de Fang Yiqun (方轶群) :
un petit lapin ayant trouvé un gros radis dans la neige,
l’apporte chez son ami l’ourson pour lui en faire cadeau ;
le petit ourson rentrant chez lui et découvrant le radis
s’empresse de l’apporter à son ami le lapin, mais celui-ci
dort et a fermé sa porte, son copain le singe va aider
l’ourson… Et cette fois le nom de Tang Cheng figure au
générique, au premier rang des six coréalisateurs.
Le
radis est de retour
En
1960, elle coréalise avec
Te Wei (特伟)et Qian
Jiajun (钱家骏)
le premier film chinois de lavis animé, de 15’ : « Les
têtards à la recherche de leur maman » (《小蝌蚪找妈妈》).
Il s’agit d’une animation
inspirée d’une peinture originale de Qi Baishi (齐白石)
réalisée en 1951, « Les cris des grenouilles
viennent de la source dans la montagne, à dix lis de
là » (《蛙声十里出山泉》).
La peinture est dédiée par le peintre à
Lao She (老舍)
qui l’avait suspendue dans son salon.
Les artistes ont fait des
dizaines de croquis d’animaux inspirés d’autres
lavis de Qi Baishi pour préparer le film, les
crevettes et le crabe, par exemple.
Ces animations de peinture traditionnelle,
développées sous l’impulsion de
Te Wei
,
sont l’une des plus grandes réussites des studios
d'art de Shanghai à l’époque, c’est-à-dire dans
l’enthousiasme du Grand Bond en avant.
(à g. le tableau original de Qi Baishi – le titre
est calligraphié à gauche, suivi en-dessous de la
phrase : « mon frère Lao She me montre comment
peindre » )
Les
têtards à la recherche de leur maman
C’est
alors qu’elle participe au projet mené par
Wan Laiming (万籁鸣)
et ses frères
qui va aboutir à la réalisation du grand chef-d’œuvre du
Studio d’art de Shanghai et marque son apogée : « Le
Roi des Singes bouleverse le Palais céleste » (《大闹天宫》).
Film
en deux parties sorties séparément en 1961 et 1964, et
projetées ensemble en 1965, en particulier au festival de
Locarno. Tang Cheng est assistante réalisatrice.
En
1965, elle coréalise encore, avec Qian Yunda (钱运达),
« Les petites sœurs héroïques de la prairie » (《草原英雄小姐妹》),
un film de 40’ inspiré d’une histoire vraie, amplement
célébrée encore aujourd’hui : deux petites filles bravent
une tempête de neige pour sauver le troupeau de moutons
familial en l’absence de leur père ; la plus jeune en
sortira les pieds gravement gelés et sera amputée.
Mais
l’année suivante est lancée la Révolution culturelle …
Pendant la Révolution culturelle
Tous
les studios sont fermés et les cinéastes attaqués. Dans ce
contexte, « Le Roi des Singes bouleverse le Palais céleste »
est l’objet d’attaques particulièrement virulentes car il
apparaît comme une métaphore du chaos provoqué en Chine par
la politique maoïste et la catastrophe provoquée par le
Grand Bond en avant dont le pays récupère à peine.
Tang Cheng, MC
Kuo-Quiquemelle et Te Wei en 1979.
(photo MC Kuo-Quiquemelle)
Les
réalisateurs, dont Tang Cheng, sont arrêtés et envoyés en
rééducation, dans des « écoles de cadre du 7 mai ». Les
studios reprennent cependant quelques activités à partir de
1970, d’abord au studio de Pékin, pour
des adaptations d’opéras modèles,
puis pour des films
de fiction à partir de 1973.
Dans
ce contexte, en 1974, Tang Cheng coréalise avec Wu Qiang (邬强) un
court métrage d’animation de 21’ aux Studios d’art de
Shanghai : « La nuit de la grande marée de printemps » (《大潮汛之夜》).
Le scénario est tout à fait dans l’air du temps : la brigade
du village de pêcheurs de Yinshawan (银沙湾)
lance une activité « apprendre à pêcher » (“学渔”活动),
placée sous l’égide du vieil Ahai (阿海爷爷)
dans un esprit de lutte des classes ; le bateau modèle est
victime d’un accident causé par un contre-révolutionnaire.
Le film est sorti en février 1975.
La nuit de
la grande marée de printemps
Le
cinéma reprend vraiment en 1977.
Après la Révolution culturelle
Dès
1978, Tang Cheng réalise avec Wu Qiang le court métrage de
11’ « Est-ce bien un éléphant ? » (《象不象?》).
Est-ce
bien un éléphant ?
Mais
il lui faut attendre encore quatre ans pour pouvoir réaliser
ce qui reste sans doute son chef-d’œuvre : « Le Grelot du
faon » (《鹿铃》),
un lavis animé de 22’ également coréalisé avec Wu Qiang, sur
un scénario du grand cinéaste
Sang Hu (桑弧).
Le film est sorti en 1982.
Le titre
鹿铃
au générique
C’est
une histoire très simple qui renoue avec la tradition des
contes animaliers. C’est en fait l’adaptation d’une légende,
celle de l’Académie de la Grotte du Cerf blanc (白鹿洞书院),
au pied du mont Lu (庐山),
dans le Jiangxi. Selon la légende, à la fin de la dynastie
des Tang, à la fin du 8e siècle, deux frères
venus de Luoyang sont venus vivre dans cette grotte du mont
Lu. L’aîné élevait des cerfs blancs. En 825, devenu
gouverneur de Jiangzhou, il s’est fait construire là une
retraite agrémentée de fleurs qu’il a appelée « Grotte du
Cerf blanc » [4].
Dans
le scénario de Sang Hu, un faon blessé par un aigle est
recueilli par une petite fille et son grand-père. Elle le
soigne, il partage avec elle sa vie et ses jeux, et la
protège jusqu’au jour où, ayant grandi, il rencontre soudain
ses vieux parents dans la forêt. Il est partagé entre le
désir de partir les rejoindre et celui de rester avec la
petite fille en pleurs. Mais le vieil herbaliste la
raisonne, et le faon s’éloigne, après que l’enfant lui a
glissé autour du cou le grelot avec lequel ils jouaient
ensemble et qui continue à résonner dans la vallée.
Le
thème de l’idéal d’harmonie entre l’homme et la nature, et
en particulier le monde animal, est caractéristique de la
littérature et du cinéma chinois du début des années 1980.
Le film l’illustre superbement dans des lavis animés d’une
pure beauté qui valent ceux réalisés par Te Wei vingt ans
auparavant. Il a été primé par le ministre de la Culture, et
consacré meilleur film d’animation lors de la troisième
édition du festival du Coq d’or.
Le
Grelot du faon
En
1983, la Fédération des femmes de Chine a décerné à Tang
Cheng le titre de « Porte-drapeau rouge du 8 mars » [5]
(“三八红旗手”).
Mais
elle était à nouveau gravement malade. « Le Grelot du faon »
est en fait son chant du cygne. Elle s’est éteinte le 18
février 1986, à l’âge de 67 ans.
Tang Cheng
au moment de la réalisation
du « Le
Grelot du faon »
Dans la
page qui lui est consacrée,Baidu
cite huit films à son actif, en coréalisation par la force
des choses, liste complétée par les nombreux films dont elle
a signé l’animation en tout ou en partie à partir de 1950.
[Article
initialement préparé à l’intention de Marie-Claire
Quiquemelle, pour l’ouvrage sur le cinéma d’animation
chinois qu’elle a laissé inachevé à sa mort. Révisé et
complété le 31 janvier 2025.]
[1]
Une autre de ces pionnières, qui a travaillé avec
elle au Studio d’art de Shanghai, est
Lin Wenxiao (林文肖).
[2]
Tandis que sa mère était plutôt
littéraire et poète, et avait fait des études
universitaires.
[3]Selon
Marie-Claire Quiquemelle,
Pu Jiaxiang (浦家祥)
en revendiquait la réalisation (Trésors méconnus du
cinéma d’animation, catalogue de la rétrospective
organisée au Centre culturel de Chine du 17 au 23
septembre 2014, p. 25). On peut laisser à Tang Cheng
la part de l’animation.
[4]
À partir des Tang du sud et surtout des Song, le
lieu est devenu Académie impériale, haut lieu du
néo-confucianisme, détruit sous les Yuan,
reconstruit sous les Ming et restauré sous les Qing.
Les bâtiments et les livres ont été incendiés
pendant la révolution de 1911, mais Kang Youwei les
a fait restaurer. Deux galeries ont été ajoutées
dans les années 1950 et le site est maintenant sur
la liste des sites culturels protégés.
[5]
C’est la journée internationale des
droits des femmes.