A la fois
écrivain, dramaturge, scénariste et réalisateur, Wu
Zuguang (吴祖光)
était avant tout un grand lettré, calligraphe et
poète à ses heures, passionné de théâtre et d’opéra
traditionnel depuis son plus jeune âge, autant de
caractéristiques qui en firent une victime toute
désignée des campagnes maoïstes contre les
intellectuels.
Il fut
aussi un grand déçu du régime communiste qu’il avait
rejoint dans l’enthousiasme à ses débuts ; mais, si
d’autres se réfugièrent dans la nostalgie du passé,
lui choisit au contraire de crier sa désillusion,
jusqu’à sa mort.
Lettré,
fils de lettré, et dramaturge
Wu Zuguang
(吴祖光)est
né en 1917 à Pékin, dans une famille de lettrés
originaire de Wujin, près de Changzhou,
Wu Zuguang jeune
dans la province
du Jiangsu (江苏省武进县).
Dans
l’atmosphère de la maison, le jeune Zuguang a développé
naturellement très jeune un goût pour les lettres et les
arts, et en particulier une passion pour l’opéra.
Yu Shangyuan
A la fin du
secondaire, il est entré à l’université
franco-chinoise de Pékin pour faire des études de
littérature. Il n’y est cependant resté qu’une
année. Début 1937, à l’instigation du grand
promoteur du renouveau du théâtre chinois, Yu
Shangyuan (余上沅),
il part à l’Institut national d’art dramatique de
Nankin, d’abord comme secrétaire du directeur, puis
comme professeur d’histoire de l’opéra chinois. Il
fait alors la connaissance du grand dramaturge Cao
Yu (曹禺).
Il n’est
que depuis six mois à Nankin, cependant, quand
éclate « l’incident du 7 juillet » (七七事变),
ce
que nous appelons ‘incident du pont Marco Polo’ qui
marque le début de la guerre contre le Japon. Wu
Zuguang écrit alors sa première pièce de théâtre :
une pièce de théâtre ‘parlé’ (话
剧)
intitulée « La cité du phénix » (《凤凰城》),
qui a pour personnage principal une héroïne de la guerre
anti-japonaise, Miao Kexiu (苗可秀).
Jouée jusqu’à Hong
Kong, la pièce rencontre aussitôt un immense succès, ce qui
encourage Wu Zuguang à continuer dans cette voie : dans les
dix années suivantes, il écrit une dizaine de pièces. En
même temps, il rejoint Chongqing où, en 1941, il devient
scénariste et metteur en scène pour l’Association théâtrale
de la jeunesse. En 1942, sa pièce « Retour dans la tempête »
(《风雪夜归人》)
est un nouveau
succès. Il n’a encore que 25 ans.
En 1945, il devient
rédacteur en chef du supplément littéraire du journal
Xinmin wanbao (《新民晚报》).
Quand il revient à Shanghai, l’année suivante, il prend en
charge l’un des suppléments de l’édition shanghaienne du
journal. Il publie alors deux pièces : « Le pourfendeur de
démons » (《捉鬼传》)
et « Chang’e s’enfuit dans la lune » (《嫦娥奔月》).
Attaque déguisée contre le Guomingdang, cette dernière lui
vaut des menaces. En 1947, il s’enfuit à Hong Kong.
Scénariste et
réalisateur
A Hong Kong
A Hong Kong, il
travaille comme scénariste pour deux compagnies
cinématographiques, Yonghua (永华影业公司)
et Dazhonghua (大中华影业公司),
la plupart de ses scénarios étant des adaptations de ses
pièces. L’un des films sans doute les plus célèbres alors
réalisé sur l’un de ses scénarios est « L’âme de la Chine »
(《国魂》),
par
Bu Wancang (卜万苍),
en 1948 : située sous la dynastie des Song du Sud (au
treizième siècle), c’est une allégorie politique à travers
la peinture de la vie dépravée du premier ministre, alors
que le pays est envahi par les hordes mongoles.
Mais Wu Zuguang
passe alors aussi derrière la caméra. Outre deux films dont
on lui fournit les scénarios, il en réalise deux autres sur
les siens propres : en 1947 « Retour dans la tempête » (《风雪夜归人》),
adapté de sa pièce de 1942, et
« Douce jeunesse » (《莫负青春》),
en 1949 ; ce dernier, avec la grande actrice
Zhou Xuan (周璇), est traité comme une sorte de comédie musicale, avec des intermèdes
musicaux interprétés par l’actrice :
Extrait (chanson à
la mn 1.28)
Retour à Pékin
Le chant du drapeau
rouge
C’est fort de cette
expérience qu’il revient à Pékin après la fondation de la
République populaire : il entre alors au Bureau du cinéma,
comme scénariste et réalisateur. Son premier film, en 1950,
est « Le chant du drapeau rouge » (《红旗歌》),
réalisé au studio du Nord-Est, qui débute avec la fameuse
chanson, et décrit la vie des ouvrières d’une usine de
textile dans ‘l’ancienne société’.
Le film « Le chant du drapeau
rouge »
L’art de Mei Lanfang
Il consacre les
deux années 1955 et 1956 à réaliser des documentaires sur
l’opéra. En 1955, il réalise, avec Cen Fan (岑范),
un long film en deux parties sur Mei Lanfang : « L’art de
Mei Lanfang » (《梅兰芳舞台艺术》),
avec des extraits de ses interprétations les plus célèbres
(un opéra kunqu et trois opéras de Pékin). Ce film
est complété la même année par « La déesse de la rivière Luo » (《洛神》),
opéra de Pékin également interprété par Mei Lanfang.
L’art de Mei
Lanfang
L’année
suivante, en 1956, Wu Zuguang tourne encore un opéra de
Pékin : « Larmes dans la montagne déserte » (《荒山泪》).
Larmes dans la montagne déserte
C’est la
période des ‘Cent Fleurs’, mais elle s’achève bientôt…
Droitier
En 1957, ulcéré par
l’avalanche de critiques qu’il a lui-même encouragées, Mao
Zedong réplique par une campagne de répression ‘contre les
droitiers’. Wu Zuguang s’est laissé aller à la critique,
comme beaucoup d’autres, s’élevant contre l’emprise du Parti
sur la scène culturelle, déclarant que Li Bai, Du Fu et les
poètes des Tang étaient libres de créer sans avoir un
commissaire politique pour contrôler ce qu’ils écrivaient…
Il est condamné et
envoyé défricher les terres sauvages du Grand Nord. Il n’en
revient qu’en 1960. On le charge alors d’écrire des livrets
d’opéra et des pièces de théâtre. C’est l’époque du
rajustement après la catastrophe économique et humaine
provoquée par le Grand Bond en avant : le gouvernement veut
promouvoir le cinéma pour les masses paysannes, épuisées et
décimées par la famine. Parmi les films encouragés figurent
les films d’opéras régionaux
Larmes dans la
montagne déserte
particulièrement
prisés par le public populaire des campagnes.
C’est alors que Wu
Zuguang écrit le livret de
« La
Rose de Wouke » (《花为媒》)
qui est un chef d’œuvre du genre. Le film sort en 1963.
C’est une splendeur, et la fin d’une ère pour l’opéra… Il va
bientôt être réduit à quelques huit « modèles », et Wu Zuguang envoyé se réformer dans une « école de cadres »…
Après la Révolution
culturelle
Critique du Parti
A la fin de la
Révolution culturelle, le Parti tente de se concilier les
intellectuels en leur offrant de devenir membres. Contre
l’avis de son ami le grand traducteur Yang Xianyi, Wu
Zuguang répond à l’appel et entre au parti en 1980. Cela ne
l’empêche cependant pas de maintenir son indépendance, et de
continuer ses critiques. Lors d’un voyage aux Etats-Unis en
1983, en particulier, il s’élève contre la discipline
imposée par le Parti et contre la campagne ‘contre la
pollution spirituelle’ (‘清除精神污染’运动)qui se
déchaîne d’octobre à décembre. A son retour en Chine, il
organise même une pétition contre ce genre de purge.
Mais il continue
son travail de création. En 1983, il écrit une nouvelle
pièce de théâtre ‘parlé’, « Par monts et par vaux » (《闯江湖》),
qu’il adapte ensuite au cinéma ; le film est réalisé en 1984
par Cen Fan. L’histoire est basée sur celle de son épouse,
Xin Fengxia (新凤霞).
Xin Fengxia
Xin Fengxia fut une
célèbre actrice et chanteuse d’opéra pingju, celle,
justement, qui interprète le rôle principal dans
« La Rose de Wouke »(《花为媒》.
Sa vie montre à quel point la situation sociale des
comédiens a pu changer après 1949 ; elle montre aussi la
tragédie qu’a représenté la Révolution culturelle pour de
nombreux intellectuels et artistes.
Elle est née dans
un taudis de Suzhou et y a grandi pendant la guerre de
résistance contre le Japon. Comme un de ses oncles était
musicien dans une troupe d’opéra et que sa fille y était
actrice, Fengxia a appris le métier dès l’âge de sept ans.
C’était une manière comme une autre d’échapper à la misère ;
elle n’était pas payée, mais recevait un bol de riz tous les
jours.
Avec Xing Fengxia,
jeunes
Mais, quand elle
eut quatorze ans, son père tomba malade et elle devint la
principale source de revenus de la famille. Elle alla donc
travailler dans une usine textile pendant la journée, en
jouant le soir dans la troupe de pingju de son oncle.
Sa mère l’accompagnait pour éviter qu’elle soit harcelée ou
attaquée et battue par des hooligans.
Avec Xin Fengxia dans
les années 1990
A quatorze ans,
elle commença à déjà interpréter des rôles principaux. A
dix-huit ans, elle joua dans l’opéra de Wu Zuguang « Retour
dans la tempête » (《风雪夜归人》),
et c’est elle aussi qui interprète les chansons de l’un des
films dont Wu Zuguang avait écrit le scénario à Hong Kong.
En 1949, elle était célèbre.
Sa mère avait rêvé
qu’elle puisse devenir la concubine de quelque riche
personnage. Les temps avaient changé, et Fengxia avait
d’autres plans.
Comme dans les romans
d’autrefois, elle
voulait épouser un lettré qui serait aussi son mentor. Quand
elle rencontra Wu Zuguang pour la première fois, elle était
une jeune célébrité de vingt ans et lui un dramaturge de
trente quatre. En fait, un journal avait demandé à Wu
Zuguang de l’interviewer ; il l’invita donc à dîner parce
que c’était le seul moment de libre qu’elle avait.
Quelques mois plus
tard, elle lui demanda de l’aider à écrire un discours parce
qu’elle avait été élue représentante de la Ligue de la
jeunesse. C’est elle qui lui proposa de l’épouser. Le
mariage eut lieu en janvier 1951, et ils connurent une
période d’intense bonheur. Comme elle n’avait jamais été à
l’école et était illettrée, il lui apprit à lire et à
écrire. Elle commença à écrire un journal et des essais.
En 1957, cependant,
ils furent séparés lorsque Wu Zuguang fut étiqueté droitier
et envoyé dans le Grand Nord. Elle resta seule pour élever
leurs trois enfants, et économisa en outre pour lui envoyer
des paquets de nourriture. C’était la période du Grand Bond
en avant, pendant laquelle elle dut donner jusqu’à six
représentations par jour.
Ils eurent à
nouveau quelques années de bonheur paisible de 1960 jusqu’à
la Révolution culturelle. Ils furent alors séparés, et
séparés de leurs enfants. Fengxia dut creuser des abris
anti-aériens, entre autres. En 1975, elle put retourner dans
sa troupe, mais sa santé avait été durement affectée. Elle
eut une thrombose cérébrale, mal diagnostiquée : elle resta
paralysée du côté gauche et resta sans traitement pendant
trois ans.
Elle resta
handicapée jusqu’à sa mort, en 1998, incapable de remonter
sur scène. Son mari l’encouragea à écrire ; elle a laissé
des mémoires qui dressent un tableau passionnant et émouvant
de la vie d’une actrice avant et après 1949 (1).
Essais pour noyer le
chagrin
1987 et après
Wu Zuguang âgé, dans
son bureau
Fidèle à lui-même,
Wu Zuguang recommença ses critiques du Parti et du
gouvernement en 1986. En 1987, il s’éleva contre la campagne
’anti-bourgeois‘ et demanda la fin de la censure ; il fut
contraint de démissionner du Parti. Il était en train de
préparer un recueil d’essais intitulé « Essais pour noyer le
chagrin » (《解忧集》) ;
il se référait à un vers de Cao Cao qui disait qu’il n’y
avait qu’un moyen pour ce faire : le vin (何以解忧,唯有杜康).
Il écrivit une
lettre à la Commission de discipline du Parti pour expliquer
les trois
raisons qui l’avaient poussé à
démissionner : la première était sa déception envers le
Parti. La lettre fut publiée en septembre à Hong Kong. Par
la suite, il adopta encore une position courageuse lors des
événements de Tian’anmen.
Mais il n’a plus
rien écrit. Il est mort le 9 avril 2003 d’une crise
cardiaque.
(1)
“Reminiscences” de Xin Fengxia,
Panda Books, 1981, avec une préface de la traductrice,
Gladys Yang, et une postface de Wu Zuguang.