« Jiabiangou Elegy
: Life and Death of the Rightists »,
documentaire d’Ai Xiaoming à la mémoire des victimes du camp
par
Brigitte Duzan, 31 août 2024
Sorti
en première mondiale en 2017 à Hong Kong, pour le 60e
anniversaire de la campagne contre les droitistes,
« Jiabiangou Elegy » (《夹边沟祭事》)
est un documentaire exceptionnel réalisé par Ai
Xiaoming (艾晓明)
après plusieurs années de recherches et un tournage
mouvementé sur le terrain à partir de 2014.
Jiabiangou est le nom du camp du district de Jiuquan (酒泉),
dans le nord du Gansu, où ont été envoyés plus de trois
mille « droitistes » et « contre-révolutionnaires » à la
suite de la campagne anti-droitiste de 1957. Déjà détenus là
dans des conditions infrahumaines, ils ont en outre dû
affronter la Grande Famine provoquée par le Grand Bond en
avant. Seuls quelques centaines de prisonniers ont survécu.
Le
sujet, dans toute son atrocité, a été abordé en littérature
et au cinéma : en littérature, d’abord, par Yang
Xianhui (杨显惠),
dans son recueil de nouvelles « Adieu à Jiabiangou » (《告别加边沟》)
paru en 2003 et, déjà, écrit sur la base de témoignages de
survivants du camp ; et au cinéma par Wang
Bing (王兵)
dans son documentaire de huit heures « Les âmes mortes » (《死灵魂》)
présenté au festival de Cannes en mai 2018
[1].
C’est justement parce que
l’histoire du camp avait déjà été traitée, et en particulier
qu’un documentaire existait déjà, qu’Ai Xiaoming a longtemps
hésité à entreprendre un nouveau projet. Mais elle s’est
décidée car son intention première, sa manière de concevoir
le documentaire, était différente : il ne s’agit pas
seulement d’interviews de survivants comme dans le film de
Wang Bing, on le comprend dès la première séquence qui
montre la destruction du mémorial aux victimes du camp et
l’interdiction de la cérémonie inaugurale.
Ai Xiaoming a conçu un
documentaire non seulement ancré dans le passé et la
préservation de l’histoire, mais aussi étroitement enraciné
dans le présent, en montrant les efforts des survivants et
des descendants des morts pour rendre hommage aux victimes
et assurer au moins une sépulture à leurs os éparpillés dans
le sable du désert – efforts constamment battus en brèche
par les autorités qui tentent au contraire de faire le
silence sur le camp et tout ce qu’il représente.
Au fur et à mesure que passe
le temps, le risque est grand qu’ils finissent par
l’emporter, les témoins se faisant de plus en plus rares et
le terrain même ayant profondément changé, comme toute la
région, Jiabiangou étant devenu un parc forestier… Dans ces
conditions, il est d’autant plus important de préserver le
souvenir, à commencer par celui du lieu : le documentaire
n’est pas une suite d’interviews en chambre, mais a été
filmé en majeure partie sur le terrain. Ce n’est pas
seulement une réflexion sur l’histoire, c’est aussi une
représentation du présent, comment on continue à être hanté
par les spectres d’un passé dont on ne peut parler. C’est
peut-être là qu’est aujourd’hui la tragédie et que le
travail d’Ai Xiaoming prend tout son sens.