Across the Furious Sea : une histoire de vengeance
paternelle avortée, par Cao Baoping
par Brigitte
Duzan,
9 janvier 2025
Across the Furious Sea
Tourné
en 2019, mais sorti seulement le 25 novembre 2023 sur les
écran chinois, « Across the Furious Sea » (《涉过愤怒的海》)
est le sixième film réalisé par
Cao Baoping (曹保平)
depuis ses débuts derrière la caméra en 2006. C’est encore
une histoire sanglante, et peut-être plus violente encore
que celles de ses films précédents, mais où une attention
particulière est portée aux relations familiales, et aux
liens entre père et fille et mère et fils, dans des familles
de statut social différent. C’est surtout une violence liée
à une époque où se désintègrent les lien familiaux, avec les
conséquences perturbantes que les divorces à répétition
peuvent avoir sur les enfants. C’est enfin une violence
aveugle, avec un côté absurde quand l’objet même de la quête
de revanche se révèle sans fondement.
Un scénario complexe adapté d’une novella
Comme
d’habitude chez Cao Baoping, le scénario a fait l’objet d’un
long travail d’adaptation, d’une novella (中篇小说)
publiée en 2020 dans un recueil de trois par un scénariste
passé à l’écriture de nouvelles en 2015 : Lao Huang (老晃).
Le recueil de novellas
de Lao Huang (2020)
§Le
scénario
L’histoire est celle d’un marin pêcheur, Jin Yunshi (金陨石),
dont la fille Jin Lina (金丽娜),
ou Nana, partie étudier au Japon, a été assassinée. Le corps
a été retrouvé lacéré de dix-sept coups de couteau, et le
meurtrier identifié comme étant un autre étudiant chinois,
Li Miaomiao (李苗苗).
Jin Yunshi part au Japon pour retrouver Li Miaomiao et
venger sa fille, mais la mère du garçon, Jing Lan (景岚),
le cache en essayant de lui obtenir un visa pour
l’Allemagne. Miaomiao s’échappe pour participer à un
rassemblement de cosplayers[1],
ce qui permet à Jin Yunshi de retrouver ses traces, d’où
s’ensuit une course-poursuite haletante sur le toit d’un
immeuble. Miaomiao parvient à nouveau à s’enfuir.
Jin
Yunshi va le chercher dans la demeure paternelle, mais se
fait enfermer dans le sous-sol, dont il n’arrive à se faire
libérer qu’en y mettant le feu… Le film se poursuit comme
une chasse du chat et de la souris, avec une
course-poursuite hallucinante en plein typhon qui se termine
par un triple accident. Jin prétend ensuite avoir kidnappé
Miaomiao et s’en être débarrassé, sur quoi Jing Lan fait
une tentative de suicide en se précipitant dans la mer du
haut d’un promontoire avec sa voiture, de laquelle Jin
parvient à l’extraire et à la sauver…
Le
scénario n’en finit pas de revenir sur les circonstances du
drame en tentant de cerner les personnalités des différents
personnages, celles des deux principaux, Nana et Miaomiao,
ne cessant de révéler des surprises. Personne n’en sort
grandi, mais surtout Jin Yunshi doit se rendre à l’évidence
que sa fille était loin d’être la gentille gamine qu’il
connaissait. Tout le monde en fait est responsable, sinon
coupable, et d’abord des failles dans l’éducation des
enfants, peut-être surtout dans le cas de Nana, fragilisée
par l’abandon de sa mère.
§Les
différences avec la novella
La
novella rappelle un fait divers semblable, l’ « affaire
Jiang Ge » (“江歌案”) :
à Tokyo, le 3 novembre 2016, Jiang Ge (江歌)
une étudiante chinoise de 24 ans a été poignardée devant
chez elle par un étudiant chinois, Chen Shifeng (陈世峰).
Le cas a suscité une vive controverse en Chine quand il fut
dévoilé que la colocataire de Jiang Ge, Liu Xin (刘鑫),
qui avait prétendu ne pas connaître le meurtrier, était en
fait son ex-petite amie[2].
Lao Huang a pourtant déclaré qu’il n’avait pas entendu
parler de cette histoire quand il a écrit sa novella. Il
s’est en fait inspiré d’une autre histoire semblable mais
intervenue aux États-Unis ; le meurtrier avait réussi à
revenir en Chine après le crime et c’est en entendant cette
histoire que Lao Huang a imaginé le père de la victime
traversant l’océan pour aller récupérer le corps de sa
fille, et tenter de venger sa mort.
Le
scénario du film reprend les grandes lignes de la novella,
mais Cao Baoping en a fait bien plus qu’une histoire de
vengeance paternelle : il s’est interrogé sur ce qui arrive
quand le père de la victime se trouve confronté avec la mère
du criminel, ou prétendu tel, et qu’il découvre peu à peu le
monde de sa fille dont il n’avait aucune idée. Ce faisant,
Cao Baoping a creusé les personnages de Li Miaomiao et de
Jin Lina restés très vagues dans la novella, en se demandant
comment ils avaient pu devenir tels qu’ils étaient : l’une,
abandonnée par sa mère, souffrant de solitude, et l’autre,
enfant unique mais aussi de parents divorcés, choyé par sa
mère mais profondément perturbé par le remariage de son
père.
Le
scénario a donc adopté une double ligne narrative en jouant
sur l’opposition entre le père et la mère, et entre les deux
familles. Le personnage du père, cependant, est totalement
différent dans le film. Dans la novella, c’est un personnage
brutal, buveur et noceur, très peu sympathique ; dans le
film, il est surtout occupé corps et âme par son métier de
pêcheur, et constamment en mer. L’accent est mis sur
l’aspect humain de l’histoire, comme dans la plupart des
films de Cao Baoping.
Un monde de violence
§Un
monde disloqué
Le
film est donc bâti selon une double ligne de fracture, mais
se répercutant à différents niveaux, comme une image
fractale : fracture temporelle et spatiale, entre le monde
du père et celui de la mère, et entre les mondes des deux
enfants, fracture du monde de chacun des personnages, les
uns et les autres hantés par des divorces et des traumas
d’enfance.
Confrontation entre
Jin Yunshi et Jing Lan : nous sommes tous les deux
des truands
Dans
cette perspective, le film souligne cette dislocation par
des séquences heurtées, des flashbacks récurrents, et
l’utilisation de couleurs différentes : plus chaudes et
vives dans l’évocation de la relation entre Nina et
Miaomiao, froides dans la description quasiment clinique de
la violence au cœur de la vie de chacun. Dans ce contexte,
le recours au thème du cosplay et à ses images de
divertissement bakhtinien new-age ajoute au sentiment de
malaise en apportant une note supplémentaire de dislocation,
par inadaptation au monde réel et volonté de s’en abstraire
plutôt que de s’y faire.
Miaomiao et Nana en
cosplayers
Au
final, une fois traversé l’océan furieux du titre, c’est une
prise de conscience bien plus cruelle que tout le reste qui
attend le père, comme les autres, car elle renvoie chacun à
ses responsabilités. Personne n’en sort indemne. Il n’y a
pas de rédemption possible. C’est bien le film le plus
sombre sorti sur les écrans chinois ces derniers temps, en
dehors de tout discours politique : c’est toute la société
qui est en cause, et la nôtre aussi bien. Il faut du temps
pour le « digérer ».
§Un
film elliptique…
Mais
il faut d’abord du temps pour comprendre, car « Across the
Furious Sea » est fondé sur la fragmentation et l’ellipse :
fragmentation reflétant celle de la ligne narrative, ellipse
pour traiter de la violence, omniprésente, à commencer dans
les esprits. Le film est une suite très rapide de scènes
récurrentes de violence, latente ou explosive. Mais on a
l’impression de ne jamais « voir » une scène entière. Selon
un procédé qui rappelle le « glimpse » de
King Hu (胡金铨),
le film est monté par bribes, avec en outre des flashbacks
temporels et des fractures spatiales qui n’en finissent pas
de brouiller la perception de l’intrigue, avec des dialogues
tout aussi rapides, le plus souvent.
C’est
une violence de l’impuissance et de la frustration, une
violence de la solitude et de la peur de la solitude, une
violence de l’inadaptation au monde. Mais qui est d’autant
plus effrayante quand elle n’est pas affichée dans sa pure
totalité. L’exigence artistique rejoint ici la nécessité
pratique de répondre aux exigences de la censure chinoise
qui interdit de montrer à l’écran « une violence
excessive », mais sans plus de précision, l’une des
solutions étant dès lors de « ne pas montrer », en laissant
deviner. « Across the Furious Sea » est pourtant sorti avec
l’indication qu’il n’était pas recommandé pour les moins de
quinze ans[3],
et c’est le premier film en Chine à le faire. Cela ne semble
pas avoir freiné son succès en salle, mais pourrait être un
signe que la censure est en train d’évoluer. On notera quand
même que le film se termine, selon les règles bien
chinoises, sur une conclusion parfaitement morale.
L’ellipse entraîne cependant des vides dans la narration que
l’on a parfois du mal à combler, mais aussi ce qui peut
apparaître comme un certain laxisme dans le suivi narratif -
la facilité, par exemple, qu’a ce pêcheur mal dégrossi à
naviguer dans les rues de Tokyo, dans tout moyen de
transport qui lui tombe sous la main. Les excès de violence
sont jugulés, non la tendance au surréalisme, même si elle
est justifiée dans les faits, comme la pluie de poissons que
l’on dit causée parfois par un typhon, mais qui, dans
« Across the Furious Sea », produit un effet très appuyé de
film d’horreur.
§… mais
trop long, malgré les ellipses
Le
film reste cependant maîtrisé, l’un de ses principaux atouts
tenant au jeu contrasté des acteurs, et en particulier les
deux principaux :
Huang Bo (黄渤)
dans le rôle de Jin Yunshi et Zhou Xun (周迅)
dans le rôle de Jing Lan, une Zhou Xun métamorphosée dans ce
film de
Cao Baoping,
quinze ans après « The Equation of Love and Death » (《李米的猜想》).
Huang Bo dans le rôle
de Jin Yunshi, à la recherche de Miaomiao
Une Zhou Xun
métamorphosée dans le rôle de Jing Lan
Mais,
à 144’, en dépit du style fragmenté et elliptique qui
devrait conduire à un film resserré, il est beaucoup trop
long, et inutilement. Il est vrai que c’est une tendance
générale du cinéma chinois aujourd’hui, mais on peut quand
même se demander si ce n’est pas un problème de montage :
celui de « Across the Furious Sea » est signé Yan Yiping (鄢一平),
et il se trouve que c’est le même monteur que celui du film
de
Liu Jiayin (刘伽因),
« All
Ears » (《不虚此行》),
sorti en même temps et lui aussi traînant en longueur, film
dont Cao Baoping était justement producteur exécutif.
Across
the Furious Sea, sous-titres chinois et anglais
[1]Le cosplay
estune sorte de jeu
de rôle très populaire parmi les jeunes au Japon,
qui consiste à se mettre littéralement dans la peau
d’un personnage de fiction en l’imitant de manière
extrêmement précise, jusque dans la coupe de cheveux
et le maquillage. Le cosplay fait aujourd’hui des
émules en Chine, on en trouve un exemple dans la
novella de
Lu Min (魯敏)
«
Peut-être qu’il s’est passé quelque
chose » (《或有故事曾经发生》).
Dans le film de Cao Baoping, le cosplay apporte un
élément d’irréalité identitaire qui ajoute au
malaise ressenti du fait de la violence inhérente au
scénario.
[2]
Liu Xin en avait peur car il la
harcelait. Le jour du crime, elle rentrait avec
Jiang Ge lorsqu’elle a vu surgir Chen Shifeng qui
l’attendait. Paniquée, elle est entrée dans
l’appartement en fermant la porte derrière elle.
Chen Shifeng s’est retournée contre Jiang Ge. Le
fait que Liu Xin n’ait rien fait pour lui venir en
aide a suscité l’indignation générale en Chine, et
la mère de Jiang Ge lui a intenté un procès en
demandant dédommagement. Chen Shifeng a été condamné
à vingt ans de prison, mais les poursuites contre
Liu Xin se sont poursuivies jusqu’en 2023. L’affaire
présente donc bien des points communs avec la
novella de Lao Huang, y compris dans les caractères
des personnages. Ainsi Jiang Ge avait été élevée par
sa mère qui avait divorcé quand elle avait un an.
[3]Indication
portée sur l’affiche. Il s’agit d’une nouvelle
application de la
loi de promotion du cinéma
promulguée en 2016.