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« Four Ways to
Die in My Hometown » : une élégie funèbre, et musicale, de
Chai Chunya
par Brigitte Duzan, 27 novembre 2014
Elégie : poème lyrique qui a généralement pour thème
la fuite du temps et en grec : chant de mort… C’est
donc bien une élégie que « Four Ways to Die in My
Hometown »
(《我故乡的四种死亡方式》),
premier film de
Chai Chunya (柴春芽),
journaliste, photographe et écrivain devenu
réalisateur.
Sorti au 5ème Beijing First Film
Festival, en octobre 2012, le film est toujours
aussi actuel et laisse une profonde impression.
Elégie sur une culture populaire en voie de
disparition
Originaire d’un petit village de montagne du Gansu,
Chai Chunya
a été très marqué par ses années passées dans la
préfecture autonome tibétaine de
Garzê, au Sichuan, où il a découvert une
spiritualité populaire dont il a ensuite retrouvé
chez lui, au sien du peuple, beaucoup d’éléments
dont il n’était pas conscient auparavant.
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Four Ways to Die in My
Hometown |
En même temps, quand il est rentré chez lui, il a été frappé
par l’ampleur de l’exode rural, facteur déterminant signant
à terme la mort de toute une région, avec ses traditionset
sa culture liées à des arts locaux transmis de génération en
génération jusqu’alors : théâtre de marionnettes et musique.
Pris de nostalgie, il a voulu capter les dernières images,
les derniers souvenirs, d’un monde condamné à une
disparition prochaine.
Beaucoup d’autres l’ont fait, mais
Chai Chunya a réussi une fresque d’une
grande force parce que la musique y vient renforcer et
souligner la poésie elliptique du texte et de l’image.
L’histoire d’une jeune fille qui rentre chez elle…
Chai Chunya a bâti sa fable, car c’en est une, autour d’un
personnage central féminin qui est comme son alter ego : une
jeune fille qui revient de la ville où elle est partie faire
des études, pour rendre visite à son père et à sa petite
sœur parce qu’elle a eu la vision prémonitoire que son père
allait mourir.
La petite sœur |
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Elle le trouve en effet au plus mal, vivant dans un
cercueil en attendant la mort, maudissant le monde
autour de lui, et convaincu qu’il a pour mission de
régénérer le village avant que l’exode en cours ne
l’ait totalement vidé de ses habitants et condamné à
disparaître.
Autour de ces trois personnages, Chai Chunya bâtit
une trame résolument non narrative, qui s’articule
autour de l’évocation, imagée et musicale, du monde
qui disparaît, avec ses croyances, ses |
superstitions, ses arts propres, théâtre de marionnettes et
tradition musicale.
Une allégorie du temps qui passe en quatre parties
Son scénario est structuré en quatre parties, annoncées par
des intertitres, correspondant aux quatre éléments
constitutifs, selon le bouddhisme tibétain, de l’univers et
de la vie : la terre (地),
l’eau (水),
le feu (火),
et le vent (风).
C’est leur dissociation qui entraîne la mort.
Le film est donc une recherche de la réalité rurale
de cette région du Gansu, à travers la spiritualité
bouddhiste qui la structure, à travers, aussi, les
personnages emblématiques qui la représentent : le
shaman chargé de faire fuir les esprits mauvais, le
fou qui terrorise le village, les trois chanteurs du
théâtre d’ombre… et le chameau qui fait partie de la
culture locale autant que de l’héritage familial.
Chaque partie se conclut sur un élément, un trait
particulier lié à la disparition qui est le
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Trois survivants de la
Grande Famine |
thème du film : la terre qui recueille les corps, l’eau liée
à une légende de mort et renaissance par le sacrifice d’une
jeune fille, le feu qui détruit le théâtre d’ombres des
trois compères en une image symbolique, et le vent… le vent
qui continue de souffler sur la terre.
Le père meurt, le chameau aussi, la jeune fille repart à la
ville, la petite sœur reste…. Et le vent continue de
souffler…
Un film très personnel, soutenu par la musique
Le film est allégorique, mais il a aussi un caractère
authentique car les personnages sont calqués sur des
personnages réels et le scénario est basé sur la réalité du
village. Ainsi, le shaman de la première partie (la terre),
chargé d’éradiquer les esprits mauvais nuisant à la santé
mentale du père, est interprété par le grand-père du
réalisateur, et ses faits et gestes sont issus de son
expérience personnelle ; cette partie du scénario n’a pas
été écrite, mais improvisée.
Quant à la « sorcière » (女巫)
de la partie de l’eau, elle est jouée par une parente de
Chai Chunya, mais elle devait être à l’origine jouée par sa
tante ; cependant, elle n’a pas pu le faire, car elle en a
été empêchée par les autorités locales qui y ont vu une
histoire louche qui pouvait se retourner contre eux.
La grande sœur, au
moment de partir |
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Il y a donc un travail très profond réalisé à partir
d’une réalité concrète pour déconstruire une
narration qui, trop claire, aurait nui à la poésie
que Chai Chunya voulait insuffler à son film.
Cette poésie ressort de la beauté d’images fugaces
qui s’adressent plus à l’illogisme de l’inconscient
qu’à la part rationnelle du conscient. Et cette
poésie agit par le biais de l’image, mais soutenue
par la musique : thème musical quasi obsessionnel
qui revient en boucle, et chants traditionnels
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de la vieille tradition opératique locale, reprise dans le
théâtre d’ombres qui est l’un des éléments allégoriques
essentiels du film – allégorie de la vie contre la mort à
plusieurs titres, et l’un d’eux, pratique, très clairement
énoncé : parce que c’est ce théâtre qui a permis aux trois
personnages au centre de la partie « feu » de survivre à la
Grande Famine… l’histoire aussi est là, en filigrane.
Il y a un côté rebelle qui n’échappe pas, dans ce film :
c’est une ode à une culture locale qui disparaît, faite de
croyances frisant la superstition, une spiritualité inspirée
aussi bien de l’Inde que du Tibet, et la vitalité de
dialectes défendus contre l’emprise dominante du
putonghua… L’empereur a toujours été loin, au Gansu.
C’est la terrible tristesse de voir tout cela disparaître
aussi inéluctablement que change le climat qui perdure
longtemps après avoir vu la dernière séquence du film.
Le film
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