« Island Keeper » : défendre l’île, défendre la patrie, le
patriotisme selon Chen Li…
par
Brigitte Duzan, 30 mai 2022
Sorti
le 18 juin 2021 dans le cadre des commémorations du centième
anniversaire du PCC, « Island Keeper » (《守岛人》)
est un film tourné par la réalisatrice Chen
Li (陈力)
après plusieurs autres célébrant les hauts faits, militaires
et autres, des grands révolutionnaires comme Mao Zedong et
Zhou Enlai.
Island Keeper,
sous-titré « promesse pour la vie »
En
regard de ces films qui réécrivent l’histoire, « Island
Keeper » semble n’être qu’une touchante histoire d’amour
conjugal. C’est en fait, sous des dehors de drame intime,
une nouvelle apologie des grandes valeurs d’abnégation et de
sacrifice prônées par le Parti. Bien fait et bien
interprété, annoncé comme adapté d’une histoire vraie,
« Island Keeper » est certainement plus efficace qu’un grand
film de guerre pour insuffler un noble idéal patriotique à
des spectateurs dans la Chine des années 2020, surtout quand
ils réalisent où a été tourné le film… C’est du grand art,
tout en allusion comme dans la poésie ancienne.
Une belle histoire
L’histoire est celle d’un gardien de phare nommé Wang Jicai
(王继才),
et de son épouse Wang Shihua (王仕花).
À l’automne 1986, après le retrait des troupes qui y étaient
stationnées, Wang Jicai a été posté sur un minuscule îlot
désertique, l’île de Kaishan (开山岛)
au large de Guanyun (灌云),
dans le Jiangsu, avec une double mission : aide à la
navigation et observation météo. Au début du film, il est là
depuis plus de deux mois, seul avec une chienne et ses deux
chiots, sans eau ni électricité. Une tempête se déchaîne, et
l’oblige à se protéger dans une pièce en sous-sol où, dans
la semi-obscurité, il a des hallucinations et croit voir une
revenante.
Island Keeper,
sous-titré « l’affaire de toute une vie »
Sa femme, qui travaille dans le jardin d’enfants local, vit
avec leur petite fille Xiaobao (小宝)
sur la côte, chez ses beaux-parents. Elle presse le
supérieur de son mari, Wang Changjie (王长杰),
de trouver un remplaçant pour garder le phare comme il
l’avait promis au départ. Wang Changjie a conscience de sa
responsabilité mais ne trouve personne alors que l’hiver
arrive. Wang Shihua rend visite à son mari avec Xiaobao, en
lui apportant de l’eau et des vivres frais. Finalement,
impressionnée par la dureté des conditions de vie sur
l’ilot, elle renonce à son poste au jardin d’enfants et va
rejoindre Wang Jicai en laissant la petite fille à ses
parents. Ils passent ensemble les fêtes du Printemps 1987
sur l’ilot désert.
Liu Ye dans le rôle de
Wang Jicai
Quelques mois plus tard, Wang Changjie leur rend visite :
Shihua est enceinte. C’est alors que se déchaîne une autre
tempête : tandis que le père de Wang Jicai est hospitalisé à
Guanyun, elle se prépare à accoucher, seule sur l’ilot…
Coécrit par la réalisatrice avec les scénaristes Ding Han (丁涵)
et Zhao Zhe’en (赵哲恩),
le scénario est adapté de l’histoire vraie du couple éponyme
qui a passé trente-deux ans sur le minuscule ilot de Kaishan
au large du Shandong en y organisant leur vie. Le mari a été
emporté par une maladie à l’âge de 58 ans en juillet 2018,
et sa femme a alors demandé à être nommée à sa place. L’ilot
de Kaishan est désormais célèbre :
Un film bien mené, bien interprété
Gong Zhe dans le rôle
de Wang Shihua
Le début du film, dans la tourmente de la tempête, est
tourné un peu comme un film de guerre, tandis que la
séquence où Wang Jicai terrorisé croit entendre une
revenante dans l’obscurité semble tirée d’un film
d’épouvante adapté d’un
conte de Pu Songling.
Autrement, le film est d’une facture assez réaliste, avec de
très belles photos d’intérieur, en particulier, du chef
opérateur Liang Ming (梁明).
Il n’a pas été tourné sur l’ilot où s’est passée l’histoire
vraie, mais sur l’île de Pingtan (平潭岛),
ou Haitan (海坛岛),
sur la côte du Fujian ; le climat y est subtropical, avec
des vents violents toute l’année, mais c’est surtout une île
assez grande, non loin de Fuzhou, plus apte à un tournage
que l’ilot minuscule initial qui, lui, est devenu un site
touristique. Le choix de l’île, cependant, n’est pas anodin
et confère une dimension symbolique à l’histoire (voir
conclusion ci-après).
Xiaobao et son
grand-père
Les acteurs sont très justes. On retrouve des interprètes
récurrents d’autres films de Chen Li : l’actrice Gong Zhe (宫哲),
qui a commencé sa carrière dans le rôle de la jeune
étudiante du film de 2005 de
Ma Liwen (马俪文)
« Toi
et moi » (《我们俩》),
Sun Weimin (孙维民)
dans le rôle du père de Wang Jicai, ou encore Hou Yong (侯勇)
dans celui du chef de la milice Wang Changjie. Mais le film
doit évidemment beaucoup à l’interprétation du personnage de
Wang Jicai par
Liu Ye (刘烨),
à peine reconnaissable avec un visage brûlé par le soleil.
Les interprètes
Liu Ye
刘烨
Wang Jicai
Gong Zhe
宫哲
Wang Shihua
Sun Weimin
孙维民
le père de Wang Jicai
You Hong
侯勇
Wang Chengjie
« Island Keeper » a décroché le prix du meilleur film lors
de la 34ème édition du festival du Coq d’or qui a
par ailleurs triplement récompensé le thriller de Zhang
Yimou « Cliff
Walkers » (《悬崖之上》)
[1].
Il aurait pourtant gagné à être un peu plus court : ses deux
heures paraissent une éternité, comme sans doute la vie sur
l’ilot.
Mari et femme
Pour compléter l’hommage au couple après la mort du mari,
leur histoire a été adaptée en opéra de Pékin dont la
première a eu lieu à Tianjin en avril 2021. C’est dire si
l’histoire est considérée comme emblématique.
Patriotisme et grandes valeurs confucéennes
Exaltation des valeurs de sacrifice
Ce qui frappe, dans « Island Keeper », c’est la place donnée
au personnage féminin et son image. Après les films « main
melody » (zhu
xuanlü主旋律)
habituels prônant les valeurs révolutionnaires et martiales
des héros de l’épopée maoïste, on voit apparaître une
nouvelle mouture de ces films où ce sont les femmes qui se
distinguent. Mais ce ne sont plus les femmes guerrières de
naguère, armes au poing, du « Détachement féminin rouge » (《红色娘子军》)
ou
des opéras modèles et de leurs adaptations au cinéma.
La vie continue
L’image est plus subtile. Le film exalte les valeurs
d’abnégation de l’épouse qui renonce à ses propres
perspectives pour aller soutenir son mari dans les
difficiles conditions de vie qui sont celles de l’ilot battu
par les vents, sans eau ni électricité, où il a été posté.
C’est admirable, certes, et représente un esprit de
sacrifice comme celui des jeunes révolutionnaires, bien que
d’un autre ordre, plus obscur et sans doute moins
glorifiant. L’amour conjugal rejoint l’amour de la patrie
dans le même élan de don de soi.
Cultiver son jardin
En même temps, cependant, ce sacrifice représente un retour
aux valeurs confucéennes d’autrefois, celles que l’on a
dites « féodales » et qui vouaient la femme à vivre dans
l’ombre du mari, cloîtrée dans les intérieurs feutrés des
chambres des femmes. On retrouve même l’idéal de vertu de la
veuve vouée à poursuivre sa vie dans la plus parfaite
fidélité au défunt, en cultivant son souvenir if; color: #141412; background-image: none; background-repeat: repeat; background-attachment: scroll; background-position: 0% 0%">
[2].
Film patriotique
Finalement, « Island Keeper » est un modèle de film
patriotique sans en avoir l’air, ce que soulignent les
divers slogans attachés au film, et en particulier celui qui
justifie le sacrifice de Wang Jicai et de sa femme :
« Garder l’île, c’est garder la nation » (“守岛就是守国”).
Garder l’île
C’est là que le choix de l’île de Haitan comme lieu de
tournage prend toute sa signification : l’île se trouve en
effet au large du Fujian, à une encablure des côtes de
Taiwan, séparée de Taiwan par le détroit de Haitan. Un pont
a été construit en 2010 entre l’île de Haitan et le
Continent, ce qui en fait l’endroit de Chine continentale le
plus proche de Taiwan et une zone frontière contestée entre
les mers de Chine orientale et méridionale. Le poste de
« gardien de l’île » prend là toute sa signification
symbolique.
Island Keeper
[1]
Voir les récompenses de cette édition
2022 du festival :
[2]
Étude du personnage féminin :
Examining Women Characterization in ‘Main-Melody
Movies’ Through Female Perspectives – A Case Study
of Island Keeper,
par Tong Qiyan, Central Academy of Drama,