|
« Qixia Temple 1937 »
: un film méconnu sur le massacre de Nankin
par Brigitte
Duzan,
11 mai 2009,
révisé 28 septembre 2011
« Qixia
Temple 1937 » (《栖霞寺1937》) est
intéressant à plusieurs points de vue : d’abord par
la manière dont il traite l’histoire, et par la
genèse du film, qui en explique justement le
caractère original. En effet, le film ne contient
aucune image spectaculaire de combats ou de
tueries ; la guerre déferle dans le temple sous
l’aspect des cohortes de réfugiés qui y cherchent
refuge, et par brèves flambées de violence, quand y
font irruption des soldats japonais. C’est en fait
une sorte de huis clos où planent l’ombre de la
guerre et la menace d’une hécatombe finale.
L’histoire d’un refuge contre la barbarie
Le temple
de Qixia se trouve à une vingtaine de kilomètres de
Nankin. Même si le temple actuel a été (re)construit
sous la dynastie des Qing, ses origines remontent à
la dynastie des Qi des Sud, au cinquième siècle, à
une époque de division de l’empire chinois, lorsque
|
|
Affiche |
Nankin était la
capitale d’un royaume florissant hors de portée des
« barbares » qui avaient pris possession du Nord : c’est
déjà tout un symbole.
Lorsque les
troupes japonaises envahirent Nankin, le 13 décembre 1937,
et commencèrent à brûler, piller, violer et tuer, la
population affolée chercha à fuir. Des colonnes d’habitants
effrayés se dirigèrent alors vers les deux endroits qui leur
servirent de refuge quelque temps, avant qu’ils puissent
être transférées dans la « zone de sécurité internationale »
créée dans la ville par John Rabe. L’un de ces refuges était
une usine de ciment, l’autre le temple de Qixia. Le film
retrace l’histoire de la résistance du temple à
l’envahisseur, un épisode véridique resté totalement inconnu
jusqu’en 2002, et qui était encore largement ignoré lorsque
sortit le film en 2005, pour le soixantième anniversaire de
la fin de la guerre.
L’entrée du temple |
|
Le
personnage principal est le supérieur du temple,
maître Jiran (寂然法师),
un moine encore tout jeune – il a alors à peine
quarante ans. Face à l’afflux de réfugiés, et aux
rapports alarmistes qui lui sont faits de la
situation dans la ville, il décide d’ouvrir les
portes du temple et d’y accueillir les malheureux.
Sa position devient cependant difficile lorsque les
quelques centaines de gens du début deviennent des
milliers : non seulement il faut les nourrir, et
éventuellement les soigner, mais ils font surtout
peser sur le temple la menace d’une destruction
|
par les forces
japonaises.
Les Japonais
viendront effectivement, et se livreront à divers sévices,
mais surtout parce qu’ils recherchent des soldats chinois
qui leur ont échappé, et qui ont effectivement eux aussi
trouvé refuge dans le temple, en attendant de pouvoir
traverser le fleuve pour rejoindre l’armée chinoise de
l’autre côté, plus au sud. Jiran se trouve alors en butte à
l’opposition des moines plus âgés dont le souci principal
est de préserver le temple et accusent Jiran de le mettre en
péril. Objections que celui-ci balaie d’un revers de
manche : le temple a déjà été détruit, on l’a reconstruit ;
le devoir premier d’un bouddhiste est de savoir compatir
avec ceux qui souffrent et leur venir en aide.
La
situation devient vite difficile à gérer, le nombre
de réfugiés atteignant bientôt 24 000 : les vivres
s’épuisent peu à peu, les médicaments aussi, on est
en plein hiver, il fait très froid, et les gens sont
dehors, dans la cour du temple, sous la neige.... Le
commandant japonais donne enfin un dernier ultimatum
: se rendre et livrer les réfugiés, ou le temple
sera pris d’assaut et détruit…
Jiran
tiendra jusqu’au bout, |
|
Petite patrouille
japonaise |
pendant quatre
mois, mais, épuisé par l’épreuve, il mourra en 1939, à
quarante ans.
L’étonnante genèse du film
On doit le
film à un moine qui non seulement en a écrit le scénario et
participé à la réalisation, mais aussi en a trouvé le
financement. Il s’appelle Chuan Zhen (传真法师)
et son histoire est aussi intéressante que celle du
film, qu’elle éclaire d’un jour particulier. Il l’a racontée
au cours d’interviews à la sortie du film.
Jiran en prière |
|
Chuan
Zhen est né en 1968 dans la province de l’Anwei. Ses
parents étaient très pauvres, et, faute de mieux,
comme souvent, ils ont confié l’enfant à un temple
bouddhiste. Chuan Zhen a été tonsuré à 19 ans, et
s’est retrouvé à Qixia (le temple a été réouvert en
1979, après la mort de Mao). Il y développa des
liens étroits avec son supérieur, Huijian (辉坚法师),
ne serait-ce que parce que celui-ci soutint son
jeune disciple à plusieurs reprises alors que ses
opinions peu conventionnelles en |
avaient agacé
plus d’un. Dans le calme de sa cellule, le vieux moine lui
raconta à de nombreuses reprises des histoires sur la vie
passée du temple, et en particulier sur les événements
dramatiques de décembre 1937, qu’il avait lui-même vécus.
C’était alors
une histoire qui n’avait fait l’objet d’aucune recherche et
que personne, nulle part, ne mentionnait. Si celle de la
« zone de sécurité internationale » est documentée, grâce
aux journaux personnels de John Rabe et de Minnie Vautrin,
en particulier, il s’agissait là d’un récit oral, qui
n’avait pas franchi les portes du monastère. Décidé à le
transmettre à la postérité, mais conscient de l’insuffisance
de ses connaissances, deux ans après avoir terminé ses
étudies bouddhistes, en 1992, Chuan Zhen s’inscrivit à
l’université de Nankin, section histoire (南京大学历史系),
passant le concours d’entrée avec le strict minimum de
points requis, et suscitant au passage à nouveau la
controverse parmi ses pairs. Il avait 24 ans et allait
passer ses dix prochaines années à mûrir son projet.
A sa
sortie de l’université, en 1996, il commença la
rédaction du scénario, et s’appliqua à obtenir les
autorisations nécessaires. Puis, en 2003, il
s’attela à la réalisation pratique. Sa première
préoccupation fut de trouver un réalisateur : il le
trouva dans les studios de la télévision en la
personne de Zheng Fangnan (郑方南),
un scénariste et réalisateur qui n’avait jusque là,
en effet, tourné que des films et feuilletons
télévisés. C’est un autre personnage original dans
son milieu, un militaire, formé pendant la
Révolution culturelle à l’ « Ecole des cadres du 7
|
|
Désaccord entre les
moines |
mai » (五七干校)
avant de se perfectionner à l’Académie du cinéma de Pékin.
Commença alors
pour Chuan Zhen l’étape déterminante : trouver les fonds
nécessaires pour boucler un budget initialement évalué à
quelque 9,8 millions de yuans (soit un peu plus d’un million
d’euros). Mais, comme il dit, ce n’était peut-être pas le
plus difficile pour lui ; il reprit la vieille habitude des
moines qui ont besoin d’argent : il prit son bâton de
pèlerin et alla demander l’aumône. Il s’adressa d’abord au
gouvernement régional, en l’occurrence celui du Jiangsu, qui
lui accorda une première obole d’un million de yuans. Le
reste fut trouvé auprès d’entreprises. L’une d’entre elles
lui fournit aussi une voiture (une « Drapeau rouge » (红旗),
la marque de luxe des VIP !), pour faciliter ses
déplacements. Au bout de deux ans, elle avait 100 000
kilomètres au compteur et Chuan Zhen avait récolté 8
millions de yuans… Le tournage pouvait commencer.
Un film
sur la compassion plus que sur les méfaits de la guerre
La foule des réfugiés |
|
La
première fois que j’ai vu « Qixia Temple 1937 », le
film m’a frappée par la grâce intérieure qui s’en
dégage, une sorte de spiritualité qui donne d’autant
plus d’impact, par sa distanciation, à la brutalité
des événements décrits. Lorsqu’on connaît ensuite la
genèse de l’œuvre, on en comprend mieux la force.
La
plupart des réalisateurs qui font
|
des « films de
guerre » vous diront qu’ils veulent surtout transmettre un
message de paix ; et la grande majorité des films chinois
dits « de guerre » s’intéressent essentiellement aux actes
héroïques de quelques personnages iconiques présentés comme
exemples à émuler.
Il n’a
rien de cela dans « Qixia Temple 1937 ». Le film se
veut un témoignage et un hommage, d’autant plus
émouvants qu’ils sont l’œuvre tenace de tout un pan
de vie. Ce n’est évidemment pas un chef d’œuvre, et
il était dans sa nature qu’il n’en fût pas un. Il a
été tourné avec un budget réduit, des acteurs peu
connus (mais excellents), un scénario qui, en
multipliant les intrigues secondaires, affaiblit
l’intensité dramatique plus qu’il ne la renforce, et
un réalisateur dont la facture a tendance à afficher
ses marques télévisuelles.
Cependant, malgré toutes ces imperfections, le film
emporte l’adhésion grâce à la présence centrale de
l’acteur qui se fond dans le rôle du moine Jiran, et
dont le visage rayonne d’une intense vie intérieure,
bien plus que celui de l’immense Bouddha doré à
peine visible dans l’obscurité de la salle de
prières. |
|
Le réalisateur Zheng
Fangnan |
Ce film est
l’histoire d’un héros solitaire, dont la seule arme, plus
encore que sa foi, fut la compassion. C’est bien là sa plus
grande originalité. Et l’on comprend à posteriori la
détermination du moine qui s’est trouvé être le dépositaire
de cette histoire et a voulu la transmettre pour qu’on ne
l’oublie pas.
Note :
On
trouve
le DVD
(sous-titré) à la médiathèque du Centre culturel de
Chine à Paris (1 bd de la Tour-Maubourg).
Le
film
|
|