« Stratum I : the Visitors » : un poème nocturne sur la
mémoire des ruines par Cong Feng
Festival Shadows, 23 novembre 2014, révisé 14 décembre 2023
Stratum 1 : The Visitors
Quatrième long métrage de Cong
Feng (丛峰)
achevé en 2012, « Stratum 1: The Visitors »
(《地层1:来客》) se présente comme un exercice bien plus complexe
que ses films précédents, mêlant documentaire et fiction
dans un style à la limite de l’expérimental, parfaitement
adapté à son sujet : une vision onirique de la réalité
urbaine dans la Chine d’aujourd’hui, et une réflexion
empreinte de tristesse sur l’éradication de la mémoire que
préservent les pierres.
C’est
ce style, lié à la photographie et à la musique, qui fait
toute la valeur de ce film de Cong Feng : ce n’est pas un
énième documentaire sur la disparition des vieux quartiers
dans les villes chinoises, c’est un film de poète qui
procède par allusions et fulgurances, et finit par
s’imprimer et s’exprimer dans la durée.
Deux parties opposées comme le vide et le plein
1ère
partie
Deux
« visiteurs » se promènent de nuit dans les ruines de
bâtiments abandonnés, qui vont être détruits. Ils n’errent
pas, ils visitent, ou plutôt revisitent leur passé, qui
semble remonter des ruines éclairées de façon fugace, sur
leur passage. Les souvenirs sont douloureux, mais exprimés
sans pathos : une mère devenue folle, et un enfant qui subit
ses accès de démence sans trop comprendre ; la Révolution
culturelle est tout juste évoquée, comme une cause
plausible, mais une cause comme une autre
[1].
Mémoire en ruines comme les lieux autour d’eux.
Ils
quittent finalement cet endroit fantomatique pour
s’éloigner, par d’autres paysages similaires, et, marchant
toujours, atteindre une immense colline de gravats au sommet
de laquelle travaillent des engins de chantier dans un halo
de poussière éclairé on ne sait d’où : vision dantesque,
vision fantastique, aussi, avec ces engins monstrueux
évoquant les animaux chimériques du Livre
des monts et des mers (《山海经》),
expressément cité
[2].
Quand
ils atteignent le sommet, on se rend compte qu’ils sont en
bordure de la ville, qui pourrait être n’importe quelle
ville chinoise aujourd’hui : elles sont toutes prises dans
la même folie destructrice. Au loin passe un train, comme
une chenille lumineuse dans la nuit, qui continue de relier
la ville au village d’antan, un lien, encore, avec les
souvenirs…
2ème partie
Les
deux visiteurs nocturnes assistent à la destruction des
bâtiments de la première partie, scène diurne, cette fois,
et documentaire. Le temps n’est plus parcellaire, et la
vision limitée à la lumière de la torche électrique. Cong
Feng travaille ici sur l’espace et la durée. Un espace qui,
peu à peu, systématiquement, s’aplanit, se vide de ses
derniers gravats, jusqu’à ses derniers vestiges métalliques
qui sont consciencieusement ramassés pour être recyclés par
une horde de dérisoires petites ombres noires munies
d’appareils de détection de métaux. Et un espace
parfaitement aplani qui prend forme dans la durée,
inexorablement.
Deux “visiteurs” dans
les ruines du passé
Documentaire, certes, mais le documentaire est ici travaillé
pour apparaître comme une fiction, avec cet enfant qui
« visite » lui aussi les ruines en voie de disparition,
comme l’âme du premier visiteur se remémorant son enfance,
dont l’apparition semble suscitée par ses souvenirs.
Souvenirs auxquels revient Cong Feng à la fin, en une
dernière séquence, en boucle, la seule où affleure une
émotion perceptible, devant l’ultime carré de pierres
résistant encore à l’assaut des engins du chantier, comme le
dernier carré de braves d’un combat déjà perdu.
Combat
de la mémoire contre le vide, de l’histoire contre le néant.
Scénario, photo et musique de Cong Feng
C’est
Cong Feng qui a conçu le scénario, mais il ne l’a que
partiellement écrit : dans toute la première partie, les
dialogues ont été improvisés, laissant aux deux acteurs le
soin d’évoquer leurs souvenirs, ce qui donne un aspect
documentaire à la fiction, ou plutôt brouille la différence
entre les deux.
C’est
lui aussi qui a signé la photographie et la musique. La
photo est nettement différente dans les deux parties,
adaptée à chaque vision : caméra portée, plans rapprochés,
angles restreints, zooms sur les visages, images comme
captées à l’insu des personnages ; plans d’ensemble du
paysage de ruines en train d’être aplanies, caméra fixe,
comme imperturbable, filmant de haut, avec la distance qui
sied à une vision « objective » des choses…
Dans
la première partie, la musique vient renforcer l’originalité
de l’image dans certaines séquences clés ; ce sont des
moments musicaux superbes. Elle disparaît dans la seconde
partie, le style documentaire étant logiquement accompagné
des bruits du chantier.
Note a posteriori
Lors
de la cérémonie de clôture du 10ème festival du
cinéma indépendant de Pékin, en 2013, Liu
Sola (刘索拉)
a été invitée à improviser avec l’un des musiciens du groupe
Tang Dynasty (唐朝乐队),
Liu Yijun (刘义军),
dit Lao Wu (老五).
Pendant qu’ils jouaient était projetée la seconde partie du
film de Cong Feng : ils ne la connaissaient pas, mais leur
improvisation était en parfait accord avec le film. La
musique a été enregistrée…
Stratum 1 : The Visitors (127’, sous-titré chinois et
anglais), collection
archives CIFA :