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« Train
de nuit » de Diao
Yinan : entre Bresson et Jia Zhangke
par Brigitte
Duzan,
3 décembre 2008,
révisé 9 septembre 2011
« Train de nuit » (《夜车》) raconte l'histoire d'une femme bourreau dans la province du Shaanxi, ou
plutôt raconte une histoire sur ses désirs, ses sentiments,
ses efforts pour tenter d’échapper à une vie qui ressemble
en tous points à un cauchemar.
Ce deuxième long
métrage de
Diao Yinan (刁亦男) a été l’un des
films remarqués de la section « Un certain regard » du
festival de Cannes, en mai 2007. Il a ensuite obtenu le prix
spécial du jury et Liu Dan (刘丹)
, l’interprète principale, le prix de la meilleure actrice
au festival du cinéma indépendant de Buenos Aires.
D’une beauté
austère, c’est d’abord une vision très sombre du système
judiciaire chinois, mais, bien au-delà, de la société qui
vit sous un tel système. La peinture des aspects
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Affiche du festival de
Cannes |
les plus noirs de
la réalité sociale est souvent pondérée d’ironie chez
beaucoup de réalisateurs chinois, comme chez les écrivains ;
ici il n’en est rien : le désert affectif où est enfermé le
personnage solitaire au centre de ce film est encore
souligné par des images d’une beauté glacée où dominent les
bleus.
Le cadre
Le personnage
principal, Wu Hongyan (吴红燕),
exerce une profession en marge dans une région en marge :
elle est huissier de justice dans le tribunal d’une ville du
Shaanxi, Baoji (宝鸡).
On est là au cœur
du « pays du loess », à une centaine de kilomètres de Xi’an,
dans ce que l’on considère comme le berceau de la Chine, ou
tout au moins celui de la dynastie des Zhou, avant d’être
celui des Qin. C’est donc une zone nimbée d’histoire, mais
c’est aujourd’hui surtout une zone industrielle dont la
richesse est bâtie sur le charbon et le titane plutôt que
sur le tourisme, et où les soucis de préservation de
l’environnement ne sont pas vraiment une priorité. C’est en
outre une province où ont été implantés nombre de laogai,
ces centres de rééducation par le travail qui se sont
multipliés pendant l’ère maoïste au gré des campagnes
politiques. Le film reflète cet arrière-plan à la fois
industriel et concentrationnaire, il en naît, en quelque
sorte, presque organiquement.
Diao Yinan (刁亦男)
connaît bien l’endroit : il en est originaire et a fait ses
études à Xi’an. Comme bien d’autres jeunes réalisateurs de
son âge, il est revenu filmer chez lui. Baoji apparaît dans
la tristesse infinie d’un jour d’hiver, un coin perdu envahi
par les fumées d’usines, sous un ciel voilé d’un brouillard
persistant laissant vaguement entrevoir un soleil
fantomatique qui semble ne jamais devoir percer.
C’est un décor qui
rappelle la banlieue de Ravenne filmée en son temps par
Antonioni, ou mieux, celui des « Harmonies Werckmeister » du
réalisateur hongrois Béla Tarr dont Diao Yinan a reconnu
l’influence sur son œuvre : poème cinématographique en noir
en blanc où le ciel de plomb, le brouillard omniprésent, la
lumière froide et brutale, les immeubles délabrés
contribuent à créer une atmosphère vaguement déprimante.
Dans « Train de nuit », on retrouve les mêmes effets, même
si le film est en couleurs : ce sont des couleurs
glaciales ; il ne manque que la pluie et le vent, mais c’est
encore pire : on a une impression d’immobilisme encore plus
pesant. Le seul mouvement et la seule couleur, fulgurante,
celle qui vient des gerbes de flammes jaillissant de la
forge de l’usine, donnent une image infernale renforcée par
celle des quelques hommes encagoulés qui travaillent là.
Le cadre du film
est ainsi un univers de machines qui semblent dater d’un
demi-siècle, univers mutique où les hommes semblent avoir
perdu tout sens des relations humaines, où les seuls liens
sociaux qui leur sont offerts sont dans les bars et les
gares. Les immeubles d’habitation sont aussi tristes et
décrépits que le reste, des chambres sans attrait le long de
couloirs vides aux peintures écaillées, dans des bleus qui
glacent le sang. Dans celui où habite Hongyan, le seul signe
de vie et d’un semblant de chaleur humaine est la musique
sensuelle qui provient d’une chambre occupée par une jeune
chanteuse de bar qui se livre occasionnellement à la
prostitution pour améliorer son ordinaire : chaleur et vie
illusoires.
Hongyan
Le visage de Hongyan |
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Hongyan semble
aussi grise et terne que son environnement.
Diao Yinan
travaille beaucoup les visages, le sien en particulier : il
est vide, sans expression, comme si tout espoir, donc toute
vie, s’en était à jamais effacé. Son métier n’arrange pas
les choses : non seulement elle doit surveiller et
accompagner les femmes emprisonnées, mais elle doit aussi,
au besoin, les exécuter – d’une balle, car, explique l’un de
ses collègues « on n’a pas les moyens ici de se payer des
injections ». Devant autant de misère, elle a
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atteint le degré
zéro de la compassion. A sa collègue qu’elle trouve un matin
en pleurs elle dit froidement : « Tu as du travail à
faire ».
Elle-même ne fait
que cela, son travail, sans état d’âme, au moins apparent.
Lorsqu’elle accompagne l’une de ses détenues, Zhang
Lingling, qui a tué un homme dans une sorte de réflexe
d’autodéfense, et que celle-ci s’évanouit en entendant la
sentence qui la condamne froidement à mort sans se pencher
sur les motifs qui ont pu la conduire à tuer, Hongyan la
relève et la soutient un instant, inconsciente comme un
pantin désarticulé, le temps que le juge ait terminé sa
lecture. Il n’y a aucune émotion dans son geste, elle est en
service et agit comme le règlement l’exige ; la caméra nous
offre alors une image christique, une sorte de descente de
croix baroque, superbement cadrée, impitoyable. Dans cet
univers carcéral, l’efficacité impose de dépasser les
sentiments. Hongyan est efficace, froidement, elle est
aussi, du coup, terriblement seule.
Pour échapper à sa
solitude, elle prend le train de nuit pour aller à la ville
voisine dans un club de rencontres pour célibataires. Le
lieu est aussi déprimant que le reste : les candidats
potentiels au mariage sont assis des deux côtés d’une piste
de danse, dans une immense salle à peine éclairée. La caméra
se fixe un long moment sur leurs pieds, immobiles, qui en
disent plus long que ne le feraient les visages. On pense
ici à Robert Bresson, autre cinéaste vénéré par
Diao Yinan,
qui
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Hongyan et Lingling |
disait : « Les
pieds et les mains ont une volonté. » Et ces pieds sont
terribles, dans leur mutisme. Tout un monde dans quelques
paires de chaussures que même la musique langoureuse arrive
à peine à faire bouger.
Ces soirées ne font
qu’accentuer la solitude de Hongyan, témoignant de son
incapacité à nouer des liens avec qui que ce soit. On ne
connaît rien de ce qui a bien pu la rendre ainsi, elle dit
tellement peu de choses ; à un moment cependant, à un homme
qui s’intéresse à elle et lui demande si elle aussi est
divorcée, elle répond juste, d’une voix à peine audible (on
pense encore à Bresson, qui disait à ses modèles : «Quand
vous parlez, parlez-vous à vous-mêmes ») : « Non, mon mari
est mort il y a dix ans, de maladie. » C’est tout, et cela
suffit pour entrevoir le glissement progressif de la douleur
vers une sorte d’apathie sans perspectives. Mais on n’arrive
pas à ressentir pour elle un quelconque sentiment qui
pourrait ressembler à de la pitié : elle est comme fermée au
monde. Absente.
Lijun
Li Jun |
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C’est alors qu’un
homme commence à la suivre. Nous savons que c’est Lijun (李军),
le mari de Lingling, mais elle ne le sait pas encore. Il l’a
vue de loin à l’usine, lorsqu’elle a apporté le certificat
de décès, et, depuis lors, s’est attaché à ses pas comme une
ombre silencieuse. Il porte un couteau, on devine ses
intentions, le malaise s’installe. Pourtant, ils semblent
s’entendre assez bien, ces deux êtres que le destin a
brisés. Lijun a été muté au réservoir local dont il doit
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assurer le gardiennage ; il y occupe une pièce dans un
bâtiment délabré qui domine le plan d’eau ; c’est là qu’il
amène Hongyan, lui proposant une promenade en bateau.
Alors qu’on l’a
appelé pour réparer une machine tombée en panne, elle
l’attend en feuilletant des vieux livres posés sur l’unique
table. Or l’un d’eux contient des papiers : le certificat de
décès de Lingling, et la photo du couple, souriant, avec
leur petit garçon au milieu. Hongyan comprend d’un coup,
d’autant plus qu’elle découvre aussi, dans le sac que Lijun
porte toujours en bandoulière, une hache et un couteau.
Affolée, elle s’enfuit en courant, sur la route légèrement
enneigée, et la caméra suit de dos la petite silhouette
noire, jusqu’au village proche. Elle est alors témoin du
spectacle pénible d’un vieux cheval attelé à une lourde
charge que trois hommes essaient vainement de faire avancer
en le fouettant. Les coups pleuvent, le bruit résonne dans
le silence, le cheval finit par se coucher, on sent qu’il ne
se relèvera plus.
La caméra se fixe
alors sur le visage de Hongyan, qui s’est assise sur le côté
de la route. Les coups de fouet continuent de retentir, et,
pour la première fois, on voit ce visage s’animer, exprimer
un sentiment : ce pourrait être du dégoût comme de la
compassion, mais il exprime quelque chose. Alors que les
condamnées n’arrivaient pas, ou plus, à l’émouvoir, le vieux
cheval suscite en elle un sentiment humain, et déclenche en
même temps comme une libération : comme si l’émotion lui
redonnait vie.
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Le réservoir |
Elle revient alors
sur ses pas, et trouve Lijun, le visage enfoui dans
l’écharpe qu’elle avait oubliée sur sa chaise – une écharpe
d’un rouge éteint, mais rouge, couleur de sang, de chair.
Elle accepte alors la promenade en bateau et, au moment de
partir, lui rappelle de prendre le sac qu’il allait oublier…
Le film se termine
ainsi, sur un dénouement ambigu qui laisse ouvert le destin
de ses deux personnages. Diao Yinan s’en est expliqué : il a
vraiment voulu cette incertitude finale ; Lijun s’est
attaché à Hongyan, y perdant un peu de son désir de
vengeance ; Hongyan, de son côté, s’offre en victime
expiatoire, mais le passage en bateau peut être aussi bien
une descente aux enfers que la promesse d’une vie nouvelle.
On pense à Ingmar Bergman : « Dieu et moi, nous nous sommes
séparés il y a bien des années. Nous sommes sur cette terre,
ici, et c’est notre unique vie. »
Cette fin
inaccomplie nous ramène à la conception de Bresson du
cinéma - des films construits sur des vides, que chaque
spectateur comble avec ce qui lui appartient en propre –
conception qui favorise une réappropriation par le
spectateur. En même temps, on comprend qu’un cinéaste
chinois ait été fasciné par cette vision des choses qui
ramène à la vision fondamentale qui articule ce que François
Cheng a appelé « le vide et le plein » et qui donne au vide
un rôle fondamental.
Un film entre
fiction et documentaire
Si le film a autant
d’impact, c’est que, outre l’impact de sa recherche
formelle, il a une force réaliste quasi documentaire. En ce
sens,
Diao Yinan est disciple de
Jia Zhangke.
Avant de se lancer
dans ce film, il a mené une enquête sur le terrain et a même
réussi à assister à l’exécution de trois condamnés. Il a
d'abord assisté à la préparation de leur exécution, une
sorte de répétition générale, dont il a fait une scène
hallucinante dans son film : on voit les policiers demander
au condamné de s’agenouiller et de mimer les gestes qu'il
devra faire avant de recevoir la balle fatale dans la nuque,
quelques instants plus tard...
Diao Yinan a
accompagné ensuite vers le terrain d'exécution les trois
condamnés cagoulés, encadrés par des policiers casqués. Il a
raconté que deux des trois hommes étaient silencieux, comme
engourdis à l'approche de la mort. Le troisième, un ancien
policier, marmonnait des paroles inintelligibles en
traversant pour la dernière fois son village.
C’est une
expérience dont on ne sort pas indemne ; d’ailleurs, après
chaque exécution, les policiers chargés de la tâche
disposent d'une demi-journée de vacances, et ils ont droit
chaque année, en outre, à des séances de soutien
psychologique. Mais, dans le cas de Diao Yinan, elle eut une
sorte d’effet cathartique : « Auparavant, » a-t-il expliqué,
« j'avais très peur de la mort, mais, au moment de cette
exécution, j'ai eu l'impression, brièvement, que vivre ou
mourir était égal. Depuis lors, je continue de craindre la
mort, mais tout en étant curieux d'elle... Dans le film, mes
personnages affrontent la mort à ma place. »
Le soin apporté au
réalisme, dans le film, fait contrepoint au souci
esthétique, et l’empêche de devenir un objet artificiel.
La manière de filmer les
différentes scènes, le procès, le verdict, le traitement des
prévenus, les préparatifs de l’exécution, tout témoigne
d’une réalité quotidienne judiciaire qui a valeur
documentaire et, partant, valeur de témoignage.
L’actrice Liu Dan |
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Cet
aspect est renforcé par le choix des acteurs, Liu Dan (刘丹),
qui interprète le rôle principal, en particulier, est une
actrice sortie de l’Académie du cinéma de Pékin, mais qui
joue surtout au théâtre ; elle est d’une grande
expressivité. Mais les scènes judiciaires du film ont été
tournées dans les locaux du tribunal de Baoji (2), les
scènes de l’usine dans l’aciérie Hongguang (红光铁厂)
du groupe sidérurgique Longgang du Shaanxi (陕西龙钢集团),
et beaucoup des acteurs sont des amateurs.
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Le film
n’est donc pas une vision éthérée. Ses images glacées d’un
monde inhumain où l’on achève les condamnés sans juger leurs
antécédents reposent sur le réel. Elles véhiculent une
pensée, une interrogation que l’on devine en filigrane : si
la loi et la moralité en sont réduits à ces expédients
sinistres et inhumains, l’insoumission et l’immoralité ne
seraient-ils pas une issue ? C’est en tout cas un danger.
Le
film, cependant, nous montre simplement les effets du
système sur l’individu, et ils sont dévastateurs, bien plus
que les dénis de justice ordinairement décriés. Comme le
notait Jacques Mandelbaum dans le Monde à la sortie du film
en France, en janvier 2008 : « La
vision du monde que propose 'Train de nuit' renvoie à l'état
des lieux contemporain que nous propose, avec une puissance
inégalée, le jeune cinéma chinois. Un état des lieux qui
nous concerne tous parce qu'il interroge la place qui reste
à l'humain. »
Conclusion
Depuis son premier
film –
« Uniforme » (《制服》)
– sorti en 2003, Diao Yinan a épuré son style. Il tend ici
vers une austérité que vient même renforcer une musique
atonale qui glace les os. Le film abonde de références
cinématographiques, l’incommunicabilité chère à Bergman et
Antonioni, l’austérité de l’image influencée par Béla Tarr
comme par Robert Bresson. Il partage avec Tarr un
arrière-plan historique très semblable : d’un côté la
Hongrie de l’après-guerre et de l’après communisme, avec ses
problèmes de chômage, de logement, de misère humaine, de
l’autre la Chine post-« réforme et ouverture », avec ses
problèmes humains. Le résultat est comparable : un cinéma
très âpre qui s’attache aux êtres dans leur vie concrète en
essayant de comprendre de quoi leur existence est faite.
Le rapprochement
avec Bresson, le « janséniste de la mise en scène », est
tout aussi flagrant. On a noté le cadrage de certains plans
sur les pieds ; on pourrait faire la même analyse pour le
traitement des visages et des voix, l’utilisation des
couleurs et celle de la caméra, sans balayage, tournée vers
le geste.
Marguerite Duras,
qui vénérait aussi Bresson, a dit de lui : « Bresson, cela
va pour moi jusqu’à la douleur. » On pourrait dire de même
de Diao Yinan.
Notes
(1)
宝鸡
bǎojī,
ou « coq
précieux » car, selon la légende, un coq en pierre se serait
mis un jour à chanter dans la montagne voisine…
(2) Diao Yinan
affirme n'avoir subi aucune pression de la part des pouvoirs
publics lors du tournage et avoir réussi à obtenir
l'autorisation de filmer dans les locaux du tribunal et de
travailler avec le personnel de l'administration judiciaire.
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