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« A Long Shot » de Gao Peng : un désastre industriel et humain revisité

par Brigitte Duzan, 4 janvier 2025

 

 

Affiche pour la sortie en Chine

 

 

Premier long métrage du réalisateur et scénariste Gao Peng (高朋), « A Long Shot » (Lǎo qiāng老枪》) a été couronné du prix de la meilleure contribution artistique (最佳艺术贡献奖) au 36e festival de Tokyo en octobre 2023. Il est sorti en Chine en novembre 2024. Il s’agit d’un autre film sur la crise industrielle des années 1990, à commencer par « Une pluie sans fin » (《暴雪将至》) de Dong Yue (董越), mais il tranche sur les précédents par son souci de réalisme, une esthétique de réalisme social plutôt que de film noir dans la lignée de Diao Yinan (刁亦男).

 

 

Affiche pour le festival de Tokyo

 

 

Débâcle industrielle, désastre humain

 

Inspiré d’une histoire vraie, « A Long Shot » se passe dans le nord-est chinois en 1996, sur fond de désastre industriel et de corruption ambiante, mais une corruption par nécessité, en quelque sorte, comme ultime mode de survie dans un monde de violence au quotidien quand tous les cadres sociaux et les repères moraux ont volé en éclat. Coécrit avec trois autres scénaristes, le film de Gao Peng est en deux parties, la première d’exposition et présentation des personnages, la deuxième s’apparentant à un thriller.

 

Comme l’explique le prologue, Gu Xuebing (顾学兵) est un ancien tireur d’élite qui, en raison de troubles de l’ouïe, a dû se reconvertir et devenir agent de sécurité dans une vieille usine métallurgique à l’abandon, victime de la fermeture des vieilles usines d’Etat obsolètes dans le cadre de la politique de reconversion industrielle et de modernisation économique lancée au début des années 1990. C’est tout le nord-est qui a été touché, avec des licenciements massifs laissant la population au bord de la survie. Le film de Gao Peng rappelle par bien des côtés le documentaire toujours aussi saisissant de Wang Bing (王兵) « À l’ouest des rails » (《铁西区》) qui dressait un constat amer de ce désastre industriel devenu désastre humain. Mais il va plus loin, en prenant comme argument principal un aspect du problème, vu sous l’angle de son personnage principal.

 

 

Les trois interprètes principaux (Zu Feng à droite)

 avec Gao Peng (2ème à partir de la gauche)

 

 

Ancien tireur d’élite, Gu Xuebing en a conservé une éthique, professionnelle et personnelle, qui en fait un ovni dans l’environnement de décadence morale où il vit. En effet, les usines fermées réduites à des spectres industriels recèlent des trésors à piller en en recyclant les machines, les pièces détachées, voire les métaux revendus à la casse. C’est toute une industrie de la misère qui prospère ainsi sur les ruines des usines, en payant pour qu’il ferme les yeux le personnel chargé de la sécurité. Chacun y trouve ainsi sa part, qu’il considère comme lui revenant puisqu’il a été dépossédé de ce qui lui revenait de droit : l’usine doit des mois de salaires de retard à ses ouvriers.

 

Gu Xuebing refuse de se laisser acheter et tente de faire prévaloir l’ordre au bout de son arme – arme elle-même à la limite de la légalité car le film se situe peu après la loi sur le contrôle des armes passée en 1996, pour juguler, justement, la violence dont le film fait état.

 

Gu Xuebing se pose en mentor, et peut-être père, d’un jeune dont il tente de préserver les illusions et l’intégrité, Geng Xiaojun (耿晓军). Après avoir tenté de lancer sa propre affaire, et y avoir renoncé, sa mère, dont Gu Xuebing a sans doute un jour été l’amant, s’est résignée à travailler dans une boîte de nuit, sous la coupe d’un homme d’affaires corrompu. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que Xiaojun se lie avec une bande de délinquants qui vont régulièrement piller l’usine, dans une sorte d’esprit de vengeance car le père de l’un des jeunes de la bande a été tué dans un accident de travail à l’usine sans que la famille ait jamais touché de dédommagements. Le pillage est devenu leur dangereux mode de survie.

 

 

Méditation nocturne

 

 

Gu Xuebing est finalement poussé dans ses derniers retranchements quand son amitié de longue date avec son chef, Tian Yongliè (田永烈), lui aussi ancien tireur d’élite, est à son tour emportée dans la dérive générale : Tian finit par se vendre à un mafieux à la tête d’une « société commerciale » en lien avec un Russe qui revend à la casse des navires de guerre abandonnés sur un chantier naval moribond. On est là au sommet de la vague de désintégration du système communiste aussi bien soviétique que maoïste. « A Long Shot » se termine sur une formidable conflagration où se mêlent échanges de tirs et feux d’artifice – feux d’artifice qui sont presque devenus un cliché des films du nord-est [1].

 

Souci de réalisme, aspect symbolique

 

C’est le souci de réalisme, dans la réalisation et l’interprétation, qui fait l’originalité du film, dégagé de l’esthétique de film noir, mais aussi toute la symbolique que l’on peut y lire et qui en fait, volens nolens, un film de plain-pied dans l’actualité.

 

§  Souci de réalisme

 

 - Réalisme dès l’abord dans les lieux : le tournage a été réalisé en 2022, pendant cinq mois, dans une vieille usine métallurgique d’Etat qui, étonnamment, était encore debout, mais dont la production avait été transférée ailleurs. Le réalisme est également le résultat des études des équipes de sécurité d’usines du même genre, qui avaient le droit de porter des armes jusqu’à la loi de contrôle des armes de 1996 et fonctionnaient comme un véritable service d’ordre.

 

- Réalisme dans les détails des armes et des techniques de tir, et ce en grande partie grâce à l’acteur Zu Feng (祖峰) qui interprète le rôle de Gu Xuebing en se fondant littéralement dans son personnage [2]. Gu Xuebing a des points communs avec le personnage de Li Ya (李涯) que l’acteur interprétait dans la série télévisée « Lurk » (《潜伏》), en 2008 : tous deux cherchent le moyen de survivre au milieu d’une foule de gens corrompus, sans se laisser dévier de leurs principes et de leurs valeurs. Surtout, Zu Feng a apporté une expérience précieuse pour le film de Gao Peng.

 

Plus âgé que lui, Zu Feng a commencé à travailler en 1992 à l’âge de 18 ans, en sortant du lycée. Il est alors entré dans une grande usine d’Etat, l’usine automobile de Nankin où travaillait sa mère, et ce n’est qu’en 1996 qu’il est entré à l’Institut du cinéma de Pékin (après avoir passé trois fois l’examen d’entrée). Il a donc une expérience vécue des vieilles usines des années 1990 comme celle du film.

 

Mais il est aussi lui-même un passionné de tir. Il a participé aux recherches faites par l’équipe du film sur les armes utilisée dans le film. De nombreux détails lui sont dus, comme il l’a expliqué dans une interview avec The Paper. Par exemple, dans la dernière scène, quand Gu Xuebing tire sur le chef des truands, il vise la main gauche dans sa poche : c’est la marque de son calme et d’une énergie intériorisée ; le modèle est ici le tireur turc Yusuf Dikec qui a défrayé la chronique par sa pose « décontractée », la main gauche dans sa poche, lors des Jeux Olympiques de 2024 à Paris. Ce qui est complètement différent de ce que font les policiers dans la plupart des films, qui tirent en tenant leur pistolet des deux mains.

 

 

Tir main gauche dans la poche

 

 

Dans l’ interview avec The Paper déjà mentionnée, Zu Feng a en outre révélé qu’il aimait beaucoup la calligraphie et la gravure de sceau, depuis ses années de collège. À la demande de Gao Peng, c’est lui qui a calligraphié les deux caractères du titre du film. Donnant l’impression d’être tracés avec un pinceau un peu sec, un peu maladroit, ils reflètent l’esprit du personnage que l’acteur interprète.

 

Ces images comme surréelles du passé, du passé qui s’éternise dans cette vieille usine délabrée, finissent par dégager un sentiment délétère et amer de monde en sursis rappelé à la vie par le souvenir, grâce au film. « A Long Shot » rappelle les images du vieux complexe industriel de 2014 du film de Wang Xiaoshuai (王小帅) « Red Amnesia » (《闯入者》), où continuaient de vivre des familles oubliées là, comme des ombres du passé. Dans « A Long Shot », les couleurs sont toujours un peu nocturnes, allant jusqu’à des images quasi infernales de truands ou de bandes de jeunes dans la nuit, tranchant sur la réalité de la violence au quotidien.

 

 

La bande de jeunes dans la nuit

 

 

§  Symbolisme latent

 

Sans vouloir trop déceler des symboles partout, on peut malgré tout voir dans l’ouïe défaillante de Gu Xiaobing une manière de peindre un personnage coupé du monde qui l’entoure, d’autant plus intériorisé qu’il tente de survivre en se repliant sur ses exigences morales dans un univers post-industriel, quasiment post-apocalyptique, où règne le sauve-qui-peut.

 

On ne peut surtout s’empêcher de trouver dans le film de Gao Peng comme une image réfractée du monde chinois actuel dans un contexte de crise économique qui frappe de plein fouet les jeunes générations, avec le même effet d’amère désillusion et de perte de foi dans le système, sinon de perte du sens moral. La corruption est rampante, mais à un niveau supérieur : il y faut un certain statut social.

 

On ne peut s’empêcher de penser aussi qu’il faut à un jeune réalisateur un certain courage pour réaliser un tel film aujourd’hui, en réussissant à obtenir le visa de censure pour qu’il puisse sortir en salle. Il est quand même terriblement déprimant, dans un contexte où le divertissement fait florès.

 

Note sur le titre chinois

 

Le titre chinois (Lǎo qiāng老枪》) évoque le film français de 1975 qui porte le même titre en chinois : « Le Vieux Fusil », avec Philippe Noiret et Romy Schneider. Il est inspiré du massacre d’Oradour-sur-Glane et comporte des scènes d’une violence hallucinante quand le chirurgien interprété par Philippe Noiret sombre dans une sombre folie et, pour venger le meurtre horrible de sa femme et de sa fille et le massacre de tout le village, extermine les soldats allemands réfugiés dans son château. Le film était très célèbre en Chine dans les années 1980 et 1990 car il avait été sous-titré et diffusé par le Studio de Shanghai. Gao Peng et Zu Feng l’ont vu plusieurs fois à la télévision.  

 

 

Trailer

 


 

[1] Avec pour référence le film emblématique de Diao Yinan « Black Coal Thin Ice» (《白日焰火》) dont le titre chinois signifie « Feux d’artifice en plein jour ». C’est le nom d’une maison de jeu qui constitue l’élément-clé amenant le dénouement final du film, avec une note d’irréalité. On a un peu le même effet dans le film de Gao Peng.

Même si c’est une coïncidence, on ne peut écarter le rapprochement entre le nom de l’acteur principal du film de Diao Yinan, Wang Xuebing (王学兵), et celui du personnage principal du film de Gao Peng, Gu Xuebing (顾学兵) – avec la même valeur symbolique.

[2] Mais les autres acteurs ne sont pas en reste, dont l’actrice Qin Hailu (秦海璐) dans le rôle de Jin Yujia et Zhou Zhengjie (周政杰) dans celui de son fils Geng Xiaojun.

 

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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