Après un « Dwelling by the West Lake » un peu décevant, à
quand le troisième Gu Xiaogang ?
par Brigitte Duzan, 1er janvier 2025
Deuxième long métrage de
Gu Xiaogang (顾晓刚)
après
« Dwelling
in the Fuchun Mountains » (《春江水暖》),
« Dwelling
by the West Lake»
(《草木人间》)
est sorti sur les écrans chinois le 3 avril 2024, après
avoir été en compétition au 36e festival de Tokyo
fin septembre 2023 et fin octobre au festival de Pékin.
Choisi
comme film de clôture de la Semaine de la critique du
festival de Cannes en mai 2019, le premier film avait séduit
par la beauté de ses images, inspirées de la tradition de la
peinture de paysage traditionnelle, peinture « de montagne
et d’eau », le shanshui (山水).
Le titre chinois du film -
chūnjiāng shuǐnuǎn《春江水暖》-
donne la tonalité : « la douceur de l’eau sur le fleuve au
printemps ».
Le
deuxième film était
annoncé dans la lignée du premier,
comme deuxième volet d’une « trilogie du shanshui ».
Or, si l’on retrouve bien l’esthétique raffinée du premier
film au début du deuxième, soulignée par les affiches
initiales, et en particulier celle réalisée pour le festival
de Tokyo, le film diverge totalement ensuite, surprenant
tout le monde et suscitant des réactions spontanées de
déception, comme si le réalisateur avait trompé les attentes
qu’il avait lui-même créées.
Dwelling by the West Lake, affiche du
festival de Tokyo
(rappelant l’esthétique de « Dwelling
in the Fuchun Mountains »)
On ne
peut pourtant pas reprocher à un jeune réalisateur de ne pas
vouloir se laisser enfermer dans un style qui finirait vite
par devenir cliché, surtout quand il cherche à briser les
cadres conventionnels. Son deuxième film peut surprendre, il
garde malgré tout la marque d’un cinéaste original.
Scénario et thèmes de
« Dwelling
by the West Lake»
L’histoire de Taihua et de son fils Mulian
L’histoire commence dans une plantation de thé, sur les
collines qui dominent le lac de l’Ouest. Taihua (苔花)
est l’une des femmes employée sur la plantation pour la
cueillette du thé. Elle a un fils adolescent, Mulian (目莲),
qu’elle élève seule car son mari les a abandonnés dix ans
auparavant. Il a disparu sans donner de nouvelles depuis
lors, mais Mulian garde l’espoir de le retrouver. Pour ce
faire, ayant terminé ses études, il va chercher un emploi à
Hangzhou où il a entendu dire que son père s’est retiré dans
un monastère.
Quant
à sa mère, elle est évidemment très proche de son fils, mais
elle a depuis des années une relation secrète avec le
propriétaire de la plantation, Lao Qian (老钱),
qu’elle espère pouvoir épouser. Mais la mère de Qian, ayant
découvert le pot aux roses, fait un scandale dans le dortoir
des cueilleuses et la met à la porte. Sur quoi Taihua quitte
la plantation, avec l’une de ses collègues. Or celle-ci fait
partie d’une entreprise de vente directe qui est en fait un
système de vente pyramidale, intitulé « Papillon
international » (“蝴蝶国际”).
Elle recrute Taihua, et c’est là que le film diverge, sans
transition.
Le
système étant fondé sur l’adhésion des nouveaux membres par
achat initial d’une part importante du « stock », Taihua
vend sa maison pour investir dans cette gigantesque
escroquerie qui lui promet des gains mirifiques. Quand
Mulian s’en rend compte, il tente de lui ouvrir les yeux et,
faute d’y parvenir, s’engage lui aussi dans le système pour
mieux pouvoir en dénoncer les promoteurs. Mais il faudra une
dissension entre eux pour qu’ils soient arrêtés. Ce qui ne
marque pas la fin du calvaire pour Mulian, car il lui reste
encore à sauver sa mère de l’état de choc dans lequel l’a
plongée cette aventure, et à réussir à la faire revenir à la
vie.
La
légende de Mulian
Le
film est inspiré d’une histoire très connue du bouddhisme
Mahāyāna dont un texte datant du 9e siècle a été
retrouvé dans un manuscrit de Dunhuang : « Mulian sauve sa
mère » (《目连救母》)
– histoire provenant du sutra Ullambana (en chinois
Yulanpen《盂兰盆经》)
traduit dans les années 265-311 par le moine
Dharmarakṣa,
originaire de Dunhuang.
Dans
sa version la plus ancienne de l’histoire, en raison d’une
vie corrompue, la mère (de plusieurs vies antérieures) du
disciple Śāriputraavait été condamnée à se
réincarner en « preta », esprit tourmenté ou démon
famélique condamné à souffrir de ses désirs – richesse,
plaisirs ou faim - sans pouvoir les assouvir. Aucun humain
ne peut nourrir un preta : il faut faire acte de
charité envers d’autres pour que ces bienfaits finissent par
alléger ses souffrances et le sauver, ce que fait Śāriputra
avec l’aide du Bouddha. Cette histoire est à l’origine de la
Fête chinoise des fantômes (guǐ
jié
鬼节),
le 15e jour du 7e mois lunaire
[1],
ouvrant le mois des « fantômes sauvages et âmes orphelines »
(孤魂野鬼)
qu’il s’agit de nourrir et d’apaiser.
Sous
les Tang, cette histoire est devenue celle de « Mulian
sauvant sa mère des enfers », avec (ou non) l’aide du
Bouddha. Elle a connu plusieurs variantes, sous forme de
chuanqi
(传奇)
ou de
bianwen
(变文),
et a inspiré les conteurs, puis des opéras et des films, en
Chine comme au Japon, en Corée et dans le sud-est asiatique.
Il existe ainsi un opéra rituel du Hunan fondé sur une
version où la mère a été réincarnée en chien, sur lequel
Jacques Pimpaneau a réalisé un documentaire en 1994 :
Le
documentaire de J. Pimpaneau
L’histoire de Mulian est d’autant plus intéressante, en lien
avec le film de Gu Xiaogang, qu’il en existe une adaptation
en opéra local du Zhejiang (ainsi que de l’Anhui, du Jiangsu
et du Jiangxi). Né sous les Ming, comme « opéra de
fantômes », cet opéra était en déclin déjà dans les années
1920, avait quasiment disparu à la fin des années 1990, mais
a connu une renaissance à partir du milieu des années 2000
[2].
Mulian
portant Taihua sur son dos pour grimper jusqu’au sommet de
la colline à la fin du film de Gu Xiaogang, avec comme un
rituel de purification par l’eau, représente bien l’idée de
sauvetage de la mère par son fils, les enfers étant ici
cette monstrueuse organisation pyramidale qui prospère par
lavage des cerveaux et embrigadement des esprits, comme un
culte.
Le
système de vente pyramidal comme représentation de la
société
Le
système pyramidal est dépeint avec une violence extrême qui
rompt brutalement le calme méditatif du début du film. On
est soudain plongé dans un enfer urbain qui passe par
l’escroquerie des plus faibles. Car la vente pyramidale et
son emprise sur les esprits est présente aussi dans la
maison pour personnes âgées où Mulian trouve initialement du
travail. Finalement, c’est toute la société qui semble ainsi
gangrenée, et gangrenée du sommet. Une société qui rend fou,
littéralement.
La
police se déclare impuissante quand Mulian vient lui
apporter les vidéos qu’il a enregistrées des réunions de
l’organisation : « La loi peut pallier les faiblesses de la
société, elle ne peut rien contre les faiblesses de la
nature humaine ». C’est à chacun de se purifier et de se
sauver. Mais, en même temps, on retrouve ici un thème
récurrent dans le cinéma chinois contemporain : cette fuite
en avant vers plus de richesse matérielle aux dépens des
plus fragiles, et surtout sans véritable but dans la vie qui
donne un sens à cette course sans fin.
Un
réseau de symboles
Le
papillon du nom de l’organisation pyramidale renvoie
évidemment au rêve de Zhuangzi : on nage en plein délire et
en pleine illusion. D’autres symboles lui sont liés, dont
celui de la chenille qui apparaît deux fois dans le film :
une première fois après la dernière rencontre de Taihua avec
Qian dans la plantation, cette chenille-là ne deviendra
jamais papillon ; la deuxième fois, son apparition sur le
dos d’un vêtement annonce la chute de l’organisation et la
fin du rêve de Taihua, la plongeant dans une profonde
dépression. Ce sont deux symboles de désir illusoire : désir
de lien affectif et de vie sexuelle épanouie dans un cas,
désir de richesse et du statut social que l’on peut en
attendre, dans l’autre. Désirs frustrés qui finissent par
bloquer et obscurcir l’horizon.
La
force de la nature est en fin de compte ce qui, bien plus
que le Bouddha, apparaît comme l’ultime élément salvateur,
symbolisé par l’arbre auquel chacun est lié à sa naissance.
Ce symbole de la puissance de la nature rappelle « Le Roi
des arbres » (《树王》)
d’A
Cheng (阿城),
mais aussi une coutume des Miao du Guizhou qui ont chacun
leur « arbre de vie » à leur naissance (“生命树”)[3].
La
quête du père s’avère en fin de compte aussi illusoire que
les ventes pyramidales, le père reste absent : le fils comme
la mère trouvent leur émancipation en comptant sur leurs
forces propres.
Un film moins réussi que le précédent, mais dont les
qualités font attendre le suivant
Quand
on y réfléchit, après l’avoir vu, le film comporte donc
beaucoup d’éléments qui restent en tête et auraient dû
contribuer à en faire un succès comme le précédent. Pourtant
ce n’est pas le cas, il laisse un sentiment mitigé.
Manque de cohérence
Le
film reprend en fait la même construction narrative que le
premier : dans une nature dépeinte comme un shanshui,
où le temps s’étire lentement, au gré des saisons, le
premier film décrit la vie des quatre fils d’une famille,
dans leurs rapports conflictuels, mais avec une grande
chaleur humaine. Le troisième fils, en particulier, qui
élève seul son fils trisomique car sa femme l’a quitté et
qui finit par prendre aussi sa vieille mère avec lui, cache
un cœur en or sous des aspects de voyou et de joueur. C’est
la douceur qui l’emporte, comme dans le titre : un vers d’un
poème de Su Shi…
Dans
« Dwelling by the West Lake », Gu Xiaogang a repris une
structure narrative semblable, en commençant par un superbe
travelling sur la colline de théiers, en s’élevant au-dessus
des arbres pour découvrir le lac, et la ville derrière,
comme une illusion d’optique, avant de passer par l’histoire
des personnages, et de terminer dans une troisième et
dernière partie par un retour à la nature.
Le
problème est que, dans ce deuxième film, la partie centrale
est en rupture brutale et totale avec le reste, comme
soudain déconnectée, dans une violence verbale qui laisse
mal à l’aise. Cette violence atteint à son tour les acteurs,
qui semblent n’avoir plus d’autre ressource que de hurler
eux aussi. C’est une violence urbaine, qui tranche sans
transition avec le calme idyllique de la plantation, même si
ce n’est idyllique qu’en apparence. Et cette violence n’est
transcendée, dans une très (trop) longue séquence, que par
des images d’un autre style encore, onirique cette fois, où
l’on peine à trouver un sens véritable. La conclusion est du
même aloi.
Rien
ne montre mieux la disparité totale entre la partie initiale
et la partie centrale du film, que la disparité des
affiches, celle pour le festival de Tokyo qui rappelle
l’esthétique de shanshui du premier film, et
l’affiche pour la sortie en Chine, qui fait éclater
visuellement la violence de la partie centrale.
Affiche pour le Japon
Affiche pour la sortie en Chine
Et
malgré tout des moments de grâce
Il y a
certainement là volonté délibérée du réalisateur de se
libérer de l’image esthétique à laquelle il a été associé.
Mais on a l’impression d’un film qui procède par sauts, sans
liens les uns avec les autres, et on en vient à se demander
s’il n’y a pas là un problème de déconstruction dû à la
censure, comme souvent. Car le film garde le charme du
premier dans ses bons moments. Et ces bons moments, outre
les séquences initiales dans la plantation, on les doit à de
merveilleux acteurs, surtout dans les rôles secondaires :
Jiang
Qinqin (蒋勤勤)
dans le rôle de Taihua, complètement transformée une fois
membre de l’organisation,
Wu Lei
(吴磊)
dans le rôle de Mulian,
Chen
Jianbin (陈建斌)
dans le rôle de Lao Qian,
Wang
Jiajia (王佳佳)
qui campe une Wan Qing (万晴)
exceptionnelle, elle-même trompée par son frère qui a monté
l’escroquerie.
Wu Lei dans le rôle de
Mulian
Taihua haranguant les
membres de l’organisation
Wang Jiajia dans le
rôle de Wanqing, avec son frère
Ce
sont ces moments de grâce, en particulier sur la colline, au
milieu des théiers, dans la nuit, qui font espérer un
troisième film du même réalisateur qui vienne compléter sa
trilogie avec brio.
[1]
Voir : Ritual Opera and Mercantile
Lineage: The Confucian Transformation of Popular
Culture in Late Imperial Huizhou, de Guo Qitao,
Stanford University Press, 2005, pp. 91-114