Avec
« Black Dog » (《狗阵》),
réalisé après les deux superproductions sorties en 2020, « Les
800 » (《八佰》)
et « The Sacrifice » (《金刚川》)[1],
Guan Hu (管虎)
renoue avec un style satirique plus personnel, plus
intérieur, qui renvoie à la fois à « Cow »
(《斗牛》)
et à « Mr
Six » (《老炮儿》).
Sorti
au
festival de Cannes en mai 2024,
le film y était présenté dans la section « Un certain
regard » dont il a obtenu le prix. Il est sorti sur les
écrans chinois le mois suivant et devrait sortir en France
en janvier 2025.
Amitié, rédemption et retour à la vie
Un bus
roule sur une route déserte, dans un paysage lunaire en
bordure du désert de Gobi, dans le nord-ouest de la Chine,
quand soudain déboulent de tous côtés des hordes de chiens
comme les Xiongnu autrefois. Le chauffeur cherchant à les
éviter, on voit le bus zigzaguer et finir par se renverser,
ou plutôt se coucher sur le côté : les passagers sortent
sans trop de problèmes, plus de peur que de mal, même si
l’un d’eux hurle qu’on lui a fauché son argent…
Homme et chien
Originale entrée en matière pour nous présenter l’un des
passagers du bus : un dénommé Erlang (二郎)
qui rentre chez lui après avoir passé dix ans en prison,
accusé d’homicide. Il revient dans une ville délabrée, où
les industries ont fermé leurs portes, où sa mère est morte,
et où son père continue de vivre dans le zoo décrépit dont
il continue de nourrir les animaux, mais qui va lui aussi
être détruit, car la ville est en plein chamboulement, comme
la Chine entière : nous sommes à la veille des Jeux
olympiques de Pékin, en 2008.
Le paysage, à l’infini
Le
problème à résoudre dans l’urgence, dans cette ville, est
celui des chiens errants qui sont restés quand les gens qui
travaillaient dans les usines sont partis. Une équipe de
volontaires est organisée pour les pourchasser et les
capturer. Erlang est embauché. Mais il se prend d’amitié
pour un chien et le prend sous son aile. Un chien famélique
que l’on pense être atteint de la rage… Pendant ce temps,
l’oncle du jeune garçon dont Erlang a (sans doute
involontairement) causé la mort cherche à venger son neveu,
le zoo ferme ses portes, ou plutôt les ouvre en libérant
singe, tigre et chameau, et le père d’Erlang est
hospitalisé, entre la vie et la mort…
Les meutes de chiens
Erlang
obtient sa rédemption, mais la vie est aussi difficile pour
l’homme que pour l’animal, dans une ville livrée aux
bulldozers, aux confins du désert. La retransmission de
l’ouverture des Jeux olympiques à Pékin suscite un instant
un enthousiasme incongru, totalement décalé par rapport à la
réalité. Mais la vie continue malgré tout…
Satire sociale, critique politique, non sans humour
« Black Dog » est un film aussi noir que le chien, ou qui se
veut tel, mais avec l’humour de Guan Hu en prime, celui de
« Cow », mais ici, signe des temps, avec un zeste de
douloureuse amertume. Tout est symbolique dans ce paysage
lunaire et cette ville à l’abandon. La ville s’appelle
Chixia (赤峡镇),
c’est écrit en toutes lettres à l’entrée du zoo, comme une
proclamation - cela signifie « la gorge rouge » comme la
fameuse « Falaise rouge » de la bataille éponyme des
Trois Royaumes,
restée synonyme de déroute magistrale, ou encore « la gorge
dénudée », déserte , et c’est à cette signification-là que
l’on pense plutôt en voyant le paysage.
Le zoo dans la ville,
ou une ville comme un zoo
Ce
n’est qu’un mince élément symbolique, pas forcément évident,
il y en a bien d’autres : les chiens survivants de la crise
industrielle et de la fermeture des usines locales comme
autant d’âmes errantes ou de ces vagabonds que le pouvoir
chinois a toujours redoutés et pourchassés pour être des
rebelles en herbe et des facteurs potentiels de trouble ; le
chien soupçonné d’avoir la rage, avec risque de contagion ;
le zoo dans la ville, avec ses animaux étiques que l’on
peine à nourrir, mais aussi bien la ville comme zoo, avec
ses mafieux reconvertis en chasseurs de chiens errants, et
son boucher devenu, lui, vendeur de venin de serpent, autre
zoo, dangereux celui-là, mais on n’a rien pour rien….
Jia Zhangke en chef de
gang
La vie
semble avoir déraillé, dans l’une des tempêtes de sable qui
émaillent le film en renversant les voitures. Le passé s’est
figé dans des usines en ruines et des maisons abandonnées.
Alors autant les détruire pour tenter de recommencer, sur
des bases toutes neuves, avec l’enthousiasme des pionniers
de la révolution, ou simplement celui des spectateurs de la
retransmission à la télévision de la cérémonie d’ouverture
des Jeux Olympiques, à des milliers de kilomètres de là,
dans un décalage lui aussi symbolique entre les images
télévisées et la réalité locale, entre le discours
triomphaliste de Pékin et la survie au quotidien dans ce
désert qui n’attire même pas les touristes, sauf exception -
il faut pour cela une éclipse solaire, et on a alors
l’impression d’un film de science-fiction dans ce paysage,
voire, autre allégorie, d’une adaptation du roman de Yan
Lianke
« La mort du soleil » (《日熄》).
Esthétique de ruines
Un film noir, mais hors clichés
Il
faut saluer l’originalité de ce film, malgré le phénomène de
mode : film noir, si on veut, mais sans les clichés devenus
récurrents dans le genre en Chine, ou plutôt en s’en jouant.
Le film dit noir ayant pris son envol en Chine sous l’égide
de
Diao Yinan (刁亦男),
après le succès de « Black
Coal » (《白日焰火》)
en 2014, l’une des lois du genre est que l’histoire se passe
dans les paysages glacés du nord-est, et de préférence en
hiver – cadre dont Diao Yinan a tenté lui-même de s’évader
en allant dans le sud tourner son film suivant, « Le
Lac aux oies sauvages » (《南方车站的聚会》).
Des ruines
industrielles irréelles
En
fait, « Black Dog » fait plutôt penser au film injustement
méconnu de
Dong Yue (董越)
« Une
pluie sans fin » (《暴雪将至》)
qui commence, justement, en 2008 alors que sort de prison un
homme qui vient de passer dix ans derrière les barreaux.
L’intrigue et l’atmosphère sont fondées sur l’image sombre
de la Chine de la fin des années 1990, sur fond de crise
industrielle et de bouleversements sociaux – évoqués en
toile de fond dans « Black Dog ». Mais, en outre, le film de
Dong Yue est inspiré d’un fait divers qui s’est passé dans
le Gansu, donc dans le nord-ouest de la Chine, comme le film
de Guan Hu. Tout cela de manière d’autant plus emblématique
que l’on est là aux abords de la Route de la soie, mais dans
des paysages essentiellement désertiques et dans une
symbolique de décadence économique et sociale à l’opposé du
flamboyant discours officiel.
Du passé faire table
rase
Brillant, mais …
« Black Dog » est brillamment écrit, filmé et interprété. Le
scénario a été écrit avec deux co-scénaristes : Ge Rui (葛瑞),
qui a également travaillé avec Guan Hu sur ses quatre
précédents films, et Wu Bing (吴兵)
qui a co-écrit avec Guan Hu le scénario du biopic « The
Pioneer » (《革命者》)
[2]
réalisé par Xu Zhanxiong (徐展雄)
et sorti en 2021..
L’éclipse dans le
désert, comme un film de science-fiction
La
photo est tout particulièrement réussie, avec ses grands
panoramiques de paysage qui font presque de celui-ci un
personnage à part entière, tout comme le décor urbain, dans
les mêmes nuances de gris, parfois légèrement bleuté. Elle
est signée Gao Weizhe (高伟喆)
qui a aussi travaillé sur la photo de « The Sacrifice » et
de « The Pioneer ».
Quant
aux acteurs, ils sont particulièrement bien choisis, à
commencer par Eddie Peng (彭于晏),
mutique à souhait, dans le rôle principal, mais aussi le
chien noir [3]…
Eddie
Peng
彭于晏
Er Lang
二郎
Tong
Liya
佟丽娅
Grape
葡萄
Jia
Zhangke
贾樟柯
Oncle Yao
耀叔
Zhang Yi
张译
Le chef d’équipe…
… et Xin
小辛
le chien noir
On
remarquera au passage que l’actrice Tong Liya est d’origine
ouïghoure, ce qui peut suggérer une autre valeur symbolique
au personnage et à ses difficultés d’intégration, dans un
cirque condamné à l’errance…
Eddie Peng dans le rôle d’Er Lang
Le
film est brillant, mais il y a une ombre au tableau : il
pêche par un excès de longueur. C’est le cas de beaucoup de
films chinois ces dernières années, mais les séquences
finales du « Black Dog » sorti en Chine donnent l’impression
d’être surajoutées, comme des images de film d’animation en
stop-motion. On a l’impression plusieurs fois que le film
est terminé, mais il reprend mordicus. Et quand on compare
les longueurs, on voit effectivement que le film présenté à
Cannes faisait 106’, mais la version qui est sortie en Chine
en fait dix de plus (116’). Cette version-là semble avoir
ajouté le message supplémentaire que tout va bien, la vie
continue, comme dans un bon vieux mélo.
La vedette : le chien
fatal
« Black Dog » reste malgré tout l’un des meilleurs films qui
nous soit venu de Chine ces derniers temps, confirmant que
Guan Hu est décidément l’un des meilleurs réalisateurs
chinois du moment, capable de se sortir avec brio des
tentacules d’une censure qui en étouffe plus d’un.
Black Dog, trailer
[1]Ce
deuxième film
a pour thème un épisode de la guerre
de Corée tout aussi dramatique que l’histoire des
« 800 », mais, n’échappant pas aux clichés, il n’a
pas la force du premier. Guan Hu a atteint là les
limites de ce qu’il pouvait faire sur un tel sujet.
[2]
Un biopic sur la vie de Li Dazhao (李大釗),
l’un des fondateurs du Parti communiste chinois.