« An Elephant
Sitting Still », longue et sombre complainte de Hu Bo
par Brigitte Duzan, 26 février 2018,
actualisé 27 avril 2019
Découvert en février 2018 à la Berlinale où il a été
couronné d’une mention spéciale premier film et du
prix Fipresci du Forum, section dans laquelle il
était en compétition, « An
Elephant Sitting Still» (《大象席地而坐》)
est le premier long métrage de Hu
Bo (胡波).
C’est aussi le dernier car le réalisateur s’est
donné la mort, à l’âge de 29 ans, alors que le film
était encore en postproduction, lui conférant ipso
facto une aura de film-culte, ou de film maudit.
Quatre personnages en quête d’ailleurs
C’est certainement un film unique, dont la qualité
tient d’abord aux subtilités du scénario, adapté
d’une nouvelle éponyme du même Hu Bo, publiée en
2017 dans le recueil « La grande fissure » (Da
liè
《大裂》)[1].
Le désespoir pour pain quotidien
Le film a la double caractéristique d’être très
long, trois heures cinquante, tout en relatant une
histoire qui se déroule en l’espace d’une
Affiche de la
Berlinale… calligraphie toute en aspérités
et personnages entre
Pirandello et Beckett
journée (et une nuit). Mais c’est une journée lourde de
conséquences pour chacun des quatre personnages dont le film
déroule les destins entrecroisés, qui finissent par se
rejoindre. L’histoire progresse lentement, dans une
atmosphère de plus en plus sombre, où chacun est confronté à
un quotidien étouffant, éprouvant et sans issue.
Eprouvant pour chacun des personnages (mais aussi
Les quatre
personnages, de g.
à dr. Weibu, Wang
Jing, Yu Cheng
et Huang Ling en
arrière-plan
pour les nerfs du spectateur), car pèse sur chacun
une menace bien précise qui semble aussi inéluctable
que les résultats d’une table de multiplication.
Perspective sans issue qui génère un
désespoir sans fonds.
Dans sa première partie, Hu Bo présente ses
personnages en parallèle, portraits en écho, chacun
abandonné un moment pour en commencer un autre. Les
fils se croisent et mettent du temps à créer un
récit, une histoire commune. Il y a pourtant unité
de lieu comme il y a unité de temps, le film est
presque une tragédie classique : tout se passe
autour d’un bloc d’habitation et du lycée proche,
dans un quartier pourri d’une ville anonyme du nord,
dans une lumière blafarde et les couleurs délavées
d’une saison incertaine, mais froide. Si histoire
commune il y a, elle tient d’abord à la souffrance
muette de chacun, d’autant plus désespérée qu’elle
ne trouve personne à qui pouvoir s’exprimer. Le
désespoir a alors des fulgurances qui créent des
drames, dont personne ne sort indemne.
Des personnages dans une impasse
1. Le film commence avec le début du portrait du
lycéen Wei Bu (韦布) :
rejeté par son père qui lui mène une vie infernale
chez lui, et menacé au lycée où il défend son
camarade Li Kai (黎凯)
accusé par le caïd du coin d’avoir volé son portable
alors que Li Kai s’en défend. L’atmosphère est
lourde.
2. Yu Cheng (于成),
lui, a couché avec la femme de son meilleur ami, qui
rentre le matin alors que l’autre n’est pas encore
parti. En découvrant Yu Cheng chez lui, il reste
muet, et saute par la fenêtre.
Wei Bu et Huang Ling
3. Le vieux Wang Jin (王金)
subit une nouvelle diatribe de son fils qui veut
l’envoyer dans une maison de retraite afin de
pouvoir emménager dans son appartement, situé près
d’une bonne école pour sa fille ; comme il n’y a pas
de place pour tout le monde, le père est prié de
vider les lieux mais ne semble pas désireux de le
faire : la maison de retraite interdit les animaux,
et il a un petit chien blanc aussi vieux que lui
dont il ne veut pas se séparer. En outre, il adore
sa petite fille, et la gamine le lui rend bien.
Wang Jin et son petit
chien
4. Quant à Huang Ling (黄玲),
autre camarade de classe de Wei Bu, elle vit seule avec sa
mère, dont la déprime se tourne en violence contre sa fille
; on devine qu’elle sert d’escorte à des hommes d’affaires
et passe ses nuits dehors. Huang Ling a une relation avec le
sous-directeur de l’école, qui est marié. L’ambiance, là
aussi, est glauque et violente.
Yu Cheng et Wei Bu
Non seulement ces personnages ont des vies
déprimantes, mais en plus tout tourne mal. Les fils
narratifs se rejoignent et se croisent peu à peu au
gré du déroulement de l’histoire qui accumule les
tensions. Le caïd tombe accidentellement dans
l’escalier du lycée en pleine altercation avec Li
Kai, et Wei Bu est soupçonné de l’avoir poussé ; il
part en cavale, poursuivi par la bande du frère du
caïd, qui s’avère être… Yu Cheng. Pour tenter de
trouver de l’argent, il va chercher son seul
trésor : une queue de billard ; mais il est alors
repéré par la bande de Yu Cheng, et confie la queue à Wang
Jing, qui a lui-même perdu son chien, tué par un chien
errant.
Tout cela se met très lentement en place, en dégageant une
atmosphère extrêmement pesante où dominent frustration,
solitude et angoisse. Finalement, dans la troisième partie,
les personnages posent ouvertement la question du sens de
leur existence même. Qui rejoint l’histoire de l’éléphant,
contée en voix off au début du film, dans une introduction
magistrale dans son symbolisme.
La méditation de l’éléphant
On dit, raconte la voix, que dans une lointaine ville du
nord nommée Manzhouli (满洲里)
[2],
un éléphant, dans un cirque, reste assis en refusant de
bouger… C’est un semblant de fable à la fois bouddhiste et
taoïste : on a là en filigrane méditation assise ou
zuochan (坐禅),
et non-agir ou wuwei (无为),
Mais c’est aussi le reflet de tous ces gens réduits à ronger
leur frein dans une petite ville morte où l’avenir est
bouché ; même le lycée va être démoli et aux lycées qui
demandent où ils vont aller, il est répondu qu’ils n’auront
plus qu’à se faire vendeurs à la sauvette…
Tous cherchent donc à s’évader de cette petite ville
mortifère et du sentiment claustrophobe qu’elle engendre
pour rejoindre la mythique Manzhouli : après de multiples
péripéties, dangereuses mais aussi mornes que la ville, ceux
qui peuvent se retrouvent à la gare. Mais on ne s’en va pas
aussi facilement de cette ville : le train pour Manzhouli a
été supprimé comme on pouvait s’y attendre…. Le film se
termine sur une séquence surréaliste d’une beauté qui
récompense d’être resté là près de quatre heures, le cœur
serré.
Entre subtilités esthétiques et quelques lourdeurs
répétitives
Le choc final vient avec les dernières lignes du
générique, qui annoncent que Hu Bo s’est suicidé le
12 octobre 2017, avant même d’avoir achevé le
montage de son film. On se prend à penser que, pour
d’autres réalisateurs avant lui, David Foster
Wallace ou Chantal Akerman, on a tendance à lire
leur œuvre comme des notes sur leur combat contre la
dépression et in fine leur suicide. Hu Bo, lui, n’a
même pas achevé son premier long métrage, comme s’il
n’était pas question de dépression, seulement de
l’impossibilité de continuer à vivre dans un monde
aussi délétère que celui qu’il décrit.
Mais le film reste avant tout une œuvre superbe,
d’un art d’une extrême originalité où la forme est
consubstantielle du fond. Il y a dans ce film une
esthétique de la lenteur qui n’a rien à voir avec
les longs plans séquences de Wang Bing, par exemple.
On retrouve en Hu Bo un disciple de Bela Tarr, et
l’on reconnaît l’influence du maître des Harmonies
Un rêve d’ailleurs
Werckmeister. Mais il faudrait aussi pouvoir dire la qualité
du scénario, les subtilités de la construction narrative et
celles de l’image, avec des prises de vue et des cadrages,
surtout au début, totalement inhabituels, qui ne dévoilent
qu’une partie de l’image en cachant un élément qui se trouve
donc relégué en hors champ – comme dans le cas de l’attaque
du petit chien : dans la tragédie classique aussi, les
combats n’étaient jamais montrés. Hommage soit rendu au
directeur de la photo Fan Chao (范超),
mais il ne faudrait pas non plus oublier la musique, signée
Hua Lun (花伦) :
musique atmosphérique (quelques notes de piano sur une basse
continue, comme de la musique répétitive).
Musique du générique final, conclusion festive
On est pourtant bien obligé de regretter, cependant, que Hu
Bo n’ait pas achevé son film. Il n’aurait certainement
conservé les lourdeurs qui l’émaillent dans la dernière
partie, où les déclarations philosophiques presque à
l’identique sur le non-sens de la vie sont trop répétitives.
On sent un flottement à la fin, alors que la première partie
est parfaitement maîtrisée. Et puis la séquence finale vient
faire oublier ces quelques scories. Mais c’est quand même
dommage, et le film mériterait peut-être d’être remonté.
Note complémentaire
« An Elephant Sitting Still» a été projeté le jeudi
25 avril 2019 dans l’auditorium de la Maison européenne de
la photographie (MEP), à Paris, dans le cadre de la
programmation accompagnant la superbe exposition de
photographies de Ren Hang (任航)
[3], célèbre
pour ses nus en compositions quasi géométriques. On
se souviendra du documentaire sur Ren Hang projeté début
mars dans le cadre de la deuxième édition du
Festival de cinéma d'auteur chinois-
« I’ve Got a Little Problem » (《我有一个忧郁的,小问题》)
de Zhang Ximing (张溪溟)
- qui a d’ailleurs également été programmé à la MEP. Ce
documentaire,
sur la vie et l’œuvre du photographe, était aussi une
réflexion sur la représentation du nu, accompagnée de
témoignages de l’artiste sur ses tendances dépressives qui
l’ont amené à se suicider lui aussi, en 2017.
Ren Hang et Hu Bo se répondent dans leur vie et leur fin
tragique ; il était bien de programmer le film de l’un à
l’occasion de l’exposition des photos de l’autre.
[1]
Texte du recueil en ligne, avec la
nouvelle, en 4 parties :