« Mountains May
Depart » : quand Jia Zhangke s’égare, et nous égare avec lui
par Brigitte Duzan, 25 mai 2015, actualisé 2 janvier 2016
« Mountains May Depart
» (《山河故人》)
[1]nous fait faire un voyage dans le temps, en nous
replongeant un moment dans l’univers coloré et
musical de « Platform » (《站台》) ;
c’est un bonheur.
Mais, en poursuivant sa narration dans le temps,
Jia Zhangke
s’embrouille dans ses fils narratifs en essayant
d’en suivre trop à la fois et s’égare carrément
quand il tente de retrouver ses personnages en
Australie. Une brève coda, en fin de course, nous
ramène au début, dans une superbe séquence qui nous
fait d’autant plus regretter ce qu’aurait pu être le
film. On a perdu Jia Zhangke au passage.
Un film en trois temps
Le film débute en 1999, se poursuit avec une seconde
partie en 2014, imagine ses personnages en 2025 et
se termine sur une coda qui renoue avec la séquence
initiale.
Mountains May Depart,
affiche du festival de Cannes
1999 : Fenyang
1ère partie : Zhao Tao
à Fenyang
Le film débute à la veille du Nouvel An, en 1999,
dans la petite ville de Fenyang, dans le Shanxi, la
ville natale de Jia Zhangke récurrente dans sa
filmographie. Nous sommes à l’aube du nouveau
millénaire et des espoirs qu’il suscite. Tao (涛儿)
se prépare à chanter. Elle a une vingtaine d’années,
est prof, et amie de Liang Jianjun, dit Liangzi (梁子),
qui travaille à la mine locale. Mais elle est
convoitée par Zhang Jinsheng (张晋生),
un jeune qui a gagné de l’argent avec une
station-service et qui en tire une grande assurance.
A la faveur d’un effondrement des cours du charbon, il
rachète la mine, et vire Liangzi qui refuse de lui céder
Tao. Celle-ci finit aussi par céder à ses pressions et
l’épouse. Liangzi part sans laisser d’adresse. Tao donne
naissance à un bébé que son père prénomme Dollar…
2014 : Fenyang toujours
Tao a dans les quarante ans. Elle est toujours à
Fenyang, où elle mène une vie aisée mais solitaire ;
elle est divorcée, son fils, qui a maintenant huit
ans, vit à Shanghai avec son père qui est devenu
riche, et il est scolarisé dans une école
internationale. C’est ce qu’elle explique à Liangzi,
revenu soudain à Fenyang avec sa femme et son fils
car il est gravement malade : il a (apparemment) les
poumons rongés par la silicose. Tao lui prête de
l’argent pour se faire soigner.
Son père meurt brusquement. Elle fait alors revenir
Dollar pour qu’il assiste aux funérailles de son
grand-père. Ce sont des retrouvailles qui laissent
chacun mal à l’aise. Très occidentalisé, l’enfant
arrive en costume et cravate, et s’entretient par
skype avec la nouvelle compagne de son père. Tao
tente de lui faire retrouver le sentiment de ses
racines, mais sans tenter vraiment de le
reconquérir, car, pour elle
2ème partie, la mort
du père
aussi, son avenir est ailleurs, sans doute dans cette
lointaine Australie où Jinsheng va partir en emmenant son
fils.
2025 : Australie
3ème partie, en
Australie
Dollar est devenu un jeune déraciné, déboussolé et
rebelle, qui apprend quelques mots de chinois en
cours du soir, mais ne communique avec son père que
par l’intermédiaire de google translation car l’un
continue à parler chinois tandis que l’autre parle
anglais. De sa mère, Dollar ne se souvient que du
prénom, mais il conserve précieusement autour du
cou la clé qu’elle lui a donnée.
En manque de mère, il s’attache à sa professeur de chinois,
également immigrée, jusqu’à développer un véritable amour
d’adolescent pour elle, qui a vingt ans de plus que lui.
Elle tente de le convaincre de revenir en Chine voir sa
mère, mais le fossé semble aussi infranchissable que le
Pacifique.
Coda
A Fenyang, Tao, qui a maintenant la cinquantaine, vit seule
avec ses souvenirs et son chien.
Un arrière-goût amer de raté qui aurait pu être évité
Après une première partie réussie, le film s’enlise de plus
en plus dans les méandres d’un scénario qui déraille
totalement dans la dernière partie. Les meilleurs atouts du
film, les deux actrices, la photographie et la musique,
n’arrivent pas à sauver le film, qui est, en plus, beaucoup
trop long.
Une première partie fondée sur les meilleurs ingrédients de
« Platform »
La première partie du film évoque avec brio
l’atmosphère de « Platform », tourné, justement, en
1999. C’est l’un des meilleurs films du réalisateur,
celui qui est à la base de sa filmographie
ultérieure.
Jia Zhangke
y peaufinait un style fondé en grande partie sur le
documentaire, mais aussi sur la musique.
C’est aussi, dans la filmographie de Jia Zhangke, le
premier film où apparaît Zhao Tao (赵涛),
et le premier photographié par Yu Likwai (余力为).
Ce sont ces trois ingrédients que l’on retrouve avec
un grand bonheur dans cette première partie de
« Mountains May Depart ».
Jia Zhangke et Zhao
Tao à Cannes, avec
Dong Zijian et Sylvia
Chang (photo ifeng)
1. C’est sur la
musique que repose,pour beaucoup, cette première
partie ; elle est constituée de deux thèmes musicaux qui
annoncent la thématique du film. L’un est une chanson à la
mode dans les années 1990, gravée dans le souvenir du
réalisateur, qui définit l’atmosphère de l’époque. Il s’agit
de la chanson des Pet Shop Boys : Go West. Elle a des
paroles
[2]et un rythme
entraînant qui symbolisent l’esprit enthousiaste,
d’initiative et d’entreprise, qui était celui du pays à
l’aube du second millénaire.
Le second thème musical est donné par une autre chanson, une
chanson romantique de Hong Kong, chantée en cantonais par
Sally Yeh (叶倩文)
: Take Care (《珍重》).
Récurrente tout au long du film, elle correspond à une
seconde ligne thématique, énoncée aussi dans le titre :
l’exploration et la peinture des sentiments.
2. Toute cette première partie
est donc une exposition des thèmes, et une présentation des
personnages, qui sont trois à ce stade. Mais
l’interprétation est clairement dominée par la personnalité
de Zhao Tao, que l’on retrouve ici dans un rôle tout en
nuance comme elle n’en avait pas eu depuis longtemps. Une
Zhao Tao pétulante de fraîcheur, parlant un formidable
dialecte du Shanxi qui donne encore plus d’authenticité à
son personnage. C’est un véritable retour aux sources.
3. A la musique est liée la photo de Yu Lik-wai : elles
semblent indissociables, l’une scandant l’autre, et l’autre
donnant de la couleur à la première. Yu Lik-wai revient à
Fenyang en donnant une nouvelle image de la ville : une
vieille ville dominée par sa pagode, comme à l’abri du
temps, dans une espèce de brume qui doit être celle du
souvenir. Mais cette image est striée de fulgurances
brillamment colorées, les fulgurances de la jeunesse et des
espoirs du nouveau millénaire.
Un scénario qui déraille peu à peu
Cette première partie, qui dure 55 minutes, est ce que l’on
aimerait préserver du film. Mais elle est traitée comme une
introduction, qui précède même le titre et un générique
succinct, précédés par deux ou trois images en bleu qui
apparaissent comme une erreur technique. Cette transition
inhabituelle, avec le titre au milieu du film, est en fait
une astuce technique qui permet de passer du format initial
au format élargi de la seconde partie, chaque partie ayant
un format différent.
La seconde partie semble quelque peu incohérente. Le
scénario revient d’abord sur le sort de Liangzi, comme si
Jia Zhangke voulait s’orienter vers une peinture plus
sociale, de la condition des mineurs. Puis – exit Liangzi -
cette ligne narrative est brusquement délaissée, au profit
d’une autre, centrée sur le père de Tao, qu’on n’avait
qu’entre-aperçu jusqu’alors. Il meurt brusquement, dans une
salle d’attente, sans que rien n’ait pu le laisser présager.
Mais Jia Zhangke avait besoin du prétexte des funérailles
pour faire revenir le petit Dollar auprès de sa mère. On
aurait pu éviter les séquences sur Liangzi, et les remplacer
par des séquences sur le père, amorçant son décès. On aurait
gagné en homogénéité et continuité narrative.
Cette seconde partie annonce la dérive de la troisième :
l’occidentalisation de l’enfant est traitée de façon
artificielle, par anglicisation maladroite du langage et
gadgets interposés. Mais les défauts du scénario sont
compensés par quelques très belles séquences, dont celle où
Tao, pour renouer une intimité avec son fils, lui fait
écouter sa chanson favorite, celle de sa jeunesse, puis lui
donne les clés de la maison, pour qu’il revienne quand il
voudra….
Bande annonce
Le film se poursuit
ensuite, dans un futur qui ressemble parfaitement au
présent, dans une Australie caricaturale, avec des
personnages devenus eux-mêmes caricaturaux, dont un
jeune Dollar soudain devenu déraciné et rebelle,
face à un père légèrement ventripotent qui continue
à parler en chinois, et dont la seule passion est sa
collection d’armes à feu qu’il considère, à
l’américaine, comme un symbole de la liberté –
liberté vaine, dit-il, puisqu’il n’a pas d’ennemi,
et personne à abattre.
Cette partie est illuminée par la présence de
Sylvia
Chang, qui se tire avec la maestria qui lui est
propre du rôle improbable qui est le sien, jusqu’à
lui donner (presque) un minimum de crédibilité. Il y
faut quand même beaucoup de talent.
Le film s’achève sur une séquence qui est peut-être
la plus belle de tout le film, avec celle de la
clé : retour à Fenyang, pour retrouver Tao à
cinquante ans, seule avec son chien et ses souvenirs
dans la grande maison vide. Sortie promener
l’animal, sous une neige qui tombe à gros flocons,
elle retrouve les gestes de sa jeunesse, ceux du
début du film, pour esquisser la même danse sur la
musique de Go West, qui prend alors une connotation
à la fois nostalgique et ironique.
C’est malheureusement
trop tard et trop peu pour sauver le
L’acteur Dong Zijian
film, qui semble au final
terriblement long, bien plus que les 130 minutes
officiellement référencées, qui sont déjà beaucoup trop.
Et l’on repart avec le sentiment amer qu’il y avait de quoi
faire un très bon film, un des meilleurs de Jia Zhangke.
Mais on l’a perdu en chemin.
[1]
Ou « Au-delà des
montagnes », titre choisi pour la sortie du film en
France, le 23 décembre 2015.
[2]
(Together) We will go our way, (Together) We will
leave someday,
(Together) Your hand in my hand, (Together) We will
make our plans