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« Brief History of a Family »
de Lin Jianjie :
images léchées de la nouvelle classe moyenne chinoise
par
Brigitte Duzan, 15 août 2025
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Brief History of a
Family
(affiche pour les
festivals de Berlin et Sundance) |
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« Brief History of a Family » (《家庭简史》)
est le premier long métrage écrit et réalisé par
Lin Jianjie (林见捷),
sorti au festival Sundance, aux États-Unis, en janvier 2024,
puis projeté en première européenne le mois suivant au
festival de Berlin, dans la section Panorama
. C’est
une coproduction Chine/ Danemark/Qatar/ France, qui
s’explique par les difficultés qu’il y a aujourd’hui à
trouver en Chine le financement d’un film qui n’est ni une
superproduction ni un film à très faible budget
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Affiche chinoise
(thème de
l’outsider à la table familiale) |
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La Chine après l’enfant unique
Comme
l’indique le titre, le film est l’histoire d’une famille
chinoise, une famille aisée de cette classe moyenne
émergente dont on parle de plus en plus. Le père est
biologiste, la mère ex-hôtesse de l’air, ils ont un fils
lycéen d’une quinzaine d’années, Tu Wei (涂伟).
Ils n’ont pas de problème d’argent, ils ne semblent
d’ailleurs pas avoir de problèmes, sauf l’inquiétude que
leur cause l’avenir de leur fils qui passe plus de temps sur
les jeux vidéos que sur son travail scolaire.
Or, un
jour par inadvertance, Wei blesse un de ses camarades de
classe dans la salle de sport. Il emmène le camarade en
question, Yan Shuo (严硕),
à l’infirmerie et l’invite ensuite chez lui à jouer à un jeu
vidéo. Quand les parents rentrent, ils invitent le copain à
dîner. Yan Shuo est visiblement taciturne, mais se fait tout
de suite remarquer en noyant son riz dans de la sauce au
soja, sous le regard stupéfait des trois autres. Il n’est de
toute évidence pas du même milieu social. Mais il est
gentil, et il sait dire tout ce qu’il faut pour se rendre
sympathique et donner envie de le prendre en pitié : sa mère
est morte quand il avait dix ans (et il y revient souvent),
son père boit et le bat (il est couvert d’ecchymoses), et
surtout c’est le bon en classe qui travaille pour réussir,
contrairement à Wei qui ne rêve que d’escrime.
Yan
Shuo revient, est invité à dormir et finit par s’installer
après la mort de son père, au point de partir en vacances
avec les parents, à la place du fils qui ne veut pas rater
une compétition d’escrime. Le tableau est insidieusement
posé pour que naisse et éclate la jalousie chez le fils
évincé de son statut d’enfant unique. Après une scène
d’anniversaire cataclysmique, la fin est laissée plus ou
moins ouverte.
D’indéniables qualités esthétiques
Comme
nombre de films où une famille est bousculée par un intrus
,
l’arrivée de Yan Shuo dans l’univers feutré et cossu qui est
celui de son camarade engendre des sentiments
contradictoires chez les parents et le fils, en faisant
remonter des tensions refoulées : sous la banalité du
quotidien émergent des souvenirs douloureux liés, entre
autres, à l’ex- politique de l’enfant unique. Yan Shuo
semble être l’enfant idéal, bosseur et avide de culture, que
n’est pas le fils en titre. Lin Jianjie crée peu à peu les
germes de la discorde jusqu’à ce qu’elle éclate au grand
jour dans une sorte de paranoïa fébrile dans l’esprit de
Wei, mais toujours de manière feutrée, par images
lapidaires.
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Li Jianjie à Berlin
avec ses deux interprètes principaux :
Zu Feng (祖峰) à g. et l’actrice Guo Keyu (郭柯宇) à dr. |
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Le
cadre même de cette maison luxueuse et bien rangée semble
apaisant et appeler à la méditation plus qu’aux cris :
ouverte par une grande baie vitrée sur un jardin verdoyant,
chaque chose y est naturellement à sa place sans que
personne ne semble jamais avoir à ranger ni nettoyer. La
tension reste latente, même si elle finit par agir sur les
nerfs. Dans ce contexte, le soin porté à l’esthétique semble
avoir primé tout le reste. C’est d’ailleurs ce qu’ont retenu
et apprécié les critiques qui ont pu voir le film dans les
festivals internationaux ainsi qu’en France.
Une
image très travaillée
Le
film est généralement loué pour l’image qu’il offre de la
Chine contemporaine et de sa nouvelle classe moyenne, dans
les grandes villes. Il a d’ailleurs été filmé dans trois
villes différentes, Chengdu, Hangzhou et marginalement
Pékin, mais en brouillant les caractéristiques qui auraient
pu faire reconnaître l’une ou l’autre, de manière à dégager
une image emblématique de la ville moderne chinoise, dans
ses aspects les plus attrayants il faut bien le dire. De la
même manière, contrairement à une vogue qui tend à se
répandre, les dialogues sont dans le chinois le plus
parfaitement standard, sans la moindre nuance de dialecte
local.
Cependant, ce qui frappe dès l’abord, c’est l’esthétique de
la photographie, qui tient à la fois des choix du
réalisateur et de la technique du chef opérateur, Zhang
Jiahao (张嘉昊),
qui a également signé la photo du film de 2025 de
Qiu Sheng (仇晟) « My
Father’s Son » (《比如父子》).
L’une des premières séquences du film, qui présente les
principaux personnages, le fait comme s’ils étaient vus
d’oiseau, dans une composition circulaire rappelant
l’objectif d’une longue vue… ou d’un microscope. On a des
images du même genre dans la suite du film, rappelant le
métier du père, biologiste - la biologie étant aussi ce qu’a
initialement étudié Lin Jianjie. Comme si les personnages
étaient passés au microscope pour en découvrir les ressorts
cachés.
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L'image est par ailleurs celle d’une unité familiale sans
heurts ni hiatus, dans une maison de rêve, calme et ouverte
sur la nature. Mais elle recèle en fait des coins et des
zones d’ombre, on entend parfois un son dont on ne sait trop
d’où il vient, d’une autre pièce, quelque part. La maison
gagne en ambiguïté en même temps que les personnages, au fur
et à mesure que s’installe et croît le soupçon, le doute :
sur le caractère et les motivations de Yan Shuo bien sûr,
mais aussi des parents. Et l’image répétée, presque
obsédante, de l’aquarium et de ses poissons finit par créer
le sentiment que c’est toute la maison qui est ainsi, comme
un aquarium où les personnages sont enfermés, dans un
univers sans communication avec le monde extérieur.
Le
seul moment où ils en sortent, c’est pour partir pendant
quelques jours, dans un autre lieu idyllique : un hôtel de
grand luxe au bord d’un lac, près d’une forêt de bambous. Là
encore, cependant, lac et forêt sont symboliques : le bambou
rappelle le décor mural derrière la table de leur salle à
manger, et la chambre de l’hôtel est presque une réplique de
celle de leur maison – une extension de l’aquarium, en
quelque sorte. On reste dans le registre allégorique.
Musique et son originaux
Comme
dans les films de Hitchcock, la musique de « Brief History
of a Family » vient jouer sur les nerfs alors même que le
film est relativement calme et que les voix ne sont jamais
forcées
.
C’est une musique signée du compositeur danois Toke Brorson
Odin qui incorpore des sons industriels et électroniques
pour une impression de science-fiction. Le son lui-même est
travaillé pour jouer sur l’atmosphère en donnant une
tonalité presque inquiétante au quotidien.
Ce
sont surtout ces qualités qui ont été louées par des
critiques comme
Carlos Aguilar pour Variety,
ou
Leslie Felperin pour The Guardian
qui
souligne également la qualité de l’interprétation. Il en est
de même pour les critiques parues en France.
Un film malgré tout un peu décevant sur le fond
Comme
souvent, cependant, le film n’est pas apprécié de la même
manière en Chine qu’à l’étranger
.
Si ses qualités esthétiques sont indéniables, on peut lui
reprocher de véhiculer une image un peu stéréotypée de la
réalité chinoise, allant même dans le sens des injonctions
actuelles du pouvoir – après tout il a eu le visa de
censure, on n’a rien sans rien.
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L’acteur Lin Muran
(林沐然), à dr., dans le rôle de Wei |
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Le
luxe calme et tranquille de la nouvelle classe moyenne, des
intellectuels pratiquant le tennis autant que la
calligraphie, écoutant du Bach dans leur bureau aseptisé, a
quand même quelque chose de surfait : comme une bulle à la
surface du lac. Quant à la séquence où les parents du jeune
Wei retrouvent un couple d’amis pendant leurs vacances et
que la femme annonce être enceinte « pour suivre les
directives du Parti », on a envie de s’insurger : on sait
bien que le Parti, justement, n’arrive pas à faire remonter
la courbe des naissances, en dépit de toutes les incitations
possibles, la dernière en date étant la gratuité des
maternelles. En revanche, le désir des parents d’envoyer
leur fils étudier à l’étranger, aux États-Unis bien sûr, est
plus proche de la réalité. Mais cela aussi est en train de
changer.
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L’acteur Sun Xilun
(孙浠伦) dans le rôle de Yan Shao |
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Surtout, les Chinois qui aujourd’hui songent à avoir un
deuxième enfant, ou en ont un, ne le font pas sans consulter
le premier. Ils sont très conscients des risques que
comporte un nouvelle naissance quand le premier enfant est
habitué à être « enfant unique », et choyé comme tel. Dans
le film, on est constamment étonné que les parents agissent
sans égard pour leur fils, en le mettant devant le fait
accompli en particulier quand ils lui annoncent abruptement
vouloir adopter son camarade. Les réactions de jalousie du
fils en sont d’autant plus exacerbées.
On
rejoint donc les critiques très réservées sur le fond que
l’on trouve sur les sites chinois, douban en
particulier, alors même que le film n’est pas encore sorti
en Chine. Tout est beau, bien léché, mais finalement
superficiel, voire trompeur comme une belle affiche.
Trailer
https://www.youtube.com/watch?v=7ALtKM0jiPQ&t=2s
Commentaires
Panda Ly
Un film
chinois "moderne", fait pour épater un public supposé avoir
des goûts cinéphiles recherchés, ou pour happy fews de
festivals. C'est très joliment filmé : plans toujours bien
composés, lenteur assumée, musiques originales ou ajoutées
avec goût. Nous sommes ici dans un monde de riches à la
solitude chic qui se fait parasiter par un élément étranger
et pauvre. Une sorte de tout petit Théorème. Ce genre
d'ambiance aseptisée (où les maisons ressemblent à des
hôtels 3 étoiles) et pourtant viciée, on a plus l'habitude
de le voir dans les cinémas japonais ou coréen. C'est
intéressant quand le récit est creusé jusqu'à l'os, comme
dans Parasite de Bong Joon-ho. Ici tout est en
suspens, on ne fait que suggérer sans trop oser prendre
parti (ça permet aussi d'échapper aux griffes de la
censure...). On essaie de choquer, mais sans trop déranger
(quand la machine se grippe on remet une petite pièce : une
arête de poisson suspecte, un rêve bizarre, bruits étranges
dans les WC...). Il parait que c'est proche d'un cinéaste
grec dont je n'ai vu aucun film. C'est un cinéma un peu trop
malin qui au final ennuie.
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