« Art College 1994 » : Liu Jian meilleur que jamais !
par Brigitte Duzan, 6 février 2024
L’affiche de la Berlinale
« Art College 1994 » (《艺术学院》)
est le troisième long métrage d’animation du réalisateur
Liu Jian (刘健),
après le réjouissant « Have
a Nice Day » (Hao Jile《好极了》)
sorti en février 2017 à la Berlinale. « Art College 1994 »
est sorti dans ce même festival le 24 février 2023
[1],
puis a été sélectionné dans une série d’autres festivals,
dont celui du film d’animation d’Annecy. Il était au
programme de la
6ème édition du festival Allers-Retours,
en février 2024.
Idéalisme, ouverture… et humour
La Chine de 1994
« Art College 1994 » est d’abord un dialogue, d’un humour
percutant, dès la première séquence avant le générique, qui
donne tout de suite l’atmosphère de ce qui suit : celle du
début des années 1990, qui ont été celles de la croissance
économique à deux chiffres, mais aussi d’une ouverture sur
le monde accompagnée d’une effervescence intellectuelle,
avec en littérature une foule de traductions d’auteurs
étrangers, et dans le domaine artistique la découverte de la
peinture occidentale dans sa modernité la plus agressive,
Duchamp en tête.
Liu Jian situe son film dans la section peinture de
l’Institut des beaux-arts du sud (南方艺术学院,美术系)
et met en scène un groupe d’étudiants qui semblent se poser
plus de questions qu’ils ne peignent véritablement -
questions philosophiques sur l’art, leur identité et leurs
sentiments d’artistes, leurs idéaux dans la vie.
Car la période est celle de l’ouverture de la Chine au
« marché » - et bien sûr au marché de l’art comme tout le
reste. Or les échos venus de l’étranger, et de France en
particulier, sont déroutants : quand Duchamp fait entrer
l’urinoir au musée, dit expressément l’un des étudiants,
comment définir l’art ? « Tout le monde est artiste » répond
un autre, l’important c’est l’imagination, pas ce qu’on
apprend en cours… et Liu Jian montre pour sa part que l’art
est partout, dans un mur délabré qui pèle de vétusté, un
campus où s’amoncellent les vieux papiers, ou un scarabée
qui tente désespérément d’escalader un mur – tentatives
maladroites où l’on ne peut s’empêcher de voir une image
symbolique, surtout placée comme elle est, en exergue au
tout début du film.
Un scénario fondé sur la réalité du temps
« Art College 1994 » évoque avec réalisme cette Chine en
pleine turbulence des années 1990 : le scénario part d’un
roman préalable de Liu Jian, écrit dans une veine
autobiographique. Ce sont ses souvenirs vivants, de sa
jeunesse, que le réalisateur met en dialogue et en image,
avec l’humour déjanté qu’on lui connaît, celui de ses amis,
Li Hongqi (李红旗)
ou encore l’écrivain
Cao Kou (曹寇)
qui avait prêté sa voix à l’un des personnages du film
précédent.
Une chambre du dortoir
de l’université
L’histoire en elle-même est très simple, et contée en
séquences superbement bien intégrées, avec peu de marqueurs
temporels précis, hormis une affiche, au passage, d’un album
de Michael Jackson, ou une allusion à la mort de Kurt Cobain
[2] :
c’est celle d’un groupe d’étudiants, calqués sur le souvenir
de personnages réels comme le souligne la séquence finale,
le principal, Zhang Xiaojun (张小军),
apparaissant comme l’alter ego du réalisateur. Car
Liu Jian
a lui-même fait des études de peinture, à la même époque :
il a été diplômé en 1993.
La peinture de Zhang Xiaojun et « Rabbit » au début
du film
(pastiche des portraits grimaçants de Yue Minjun)
La nouveauté par rapport à ses films précédents est
l’importance donnée à deux personnages féminin, l’une,
Hao
Lili (郝丽丽),
en classe de
piano et l’autre, Gao Hong (高红),
en classe de chant ; ce sont deux amies intimes bien que de
caractères très différents, qui partagent le rêve de faire
un récital ensemble, l’une accompagnant l’autre. Ces deux
personnages apportent de la couleur et sont le prétexte à un
développement sur les sentiments de chacun, avec une petite
idylle non aboutie entre Xiaojun et Lili qui donne une scène
très réussie, d’une infinie délicatesse.
Gao Hong et Hao Lili
Tous ces étudiants fauchés sont d’un grand idéalisme,
portant l’art au pinacle et rêvant de réussite en tentant,
faute de mieux, de s’inspirer de l’Occident. Ce qui donne
des séquences satiriques très rôles, mais montre bien en
filigrane les résistances de l’establishment à l’incursion
des modèles occidentaux. Le seul du groupe, dans l’histoire,
à « réussir » est un étudiant qui a abandonné ses études
pour se lancer « à la mer » et travailler avec des
marchands, dont un de Taiwan, autre satire.
Malgré tout son humour, le film s’achève sur une note
désabusée : Xiaojun étant parti un mois dans le nord-ouest,
pour dessiner sur le vif, quand il revient, il trouve tout
changé sur le campus. Tout le petit groupe s’est dispersé,
les amis ont cédé à l’attrait de l’argent ou de l’étranger…
l’idéalisme a fait long feu, l’humour se fait amer, Deng
Xiaoping a gagné son pari.
Un film d’animation hors normes
Liu Jian confirme ainsi sa maîtrise d’un art de l’animation
sans égal dans ce monde difficile – art de l’animation dite
« néo-réaliste ». Il est resté fidèle à sa technique
initiale, en 2D sur ordinateur mais en conservant une large
part d’esthétique du dessin à la main. Dans « Art College
1994 », qui a bénéficié d’un financement plus conséquent que
le précédent, Liu Jian a travaillé avec toute une équipe en
soignant les détails des bâtiments et de l’environnement, et
en particulier les fleurs sur le campus, souvent au premier
plan comme de véritables tableaux, c’est un ravissement,
surtout sur fond de bâtiments décrépits. Les personnages en
revanche restent dans le même style un peu basique que ceux
des films précédents.
Affichage sur le
campus
Ce qui n’est pas important, car l’essentiel est dans les
dialogues, et la part essentielle que tiennent … les voix !
Ce sont en effet les voix qui sont les véritables
personnages : celles d’acteurs et actrices connus, choisis
pour leur image, voire de réalisateurs ou producteurs
également emblématiques – du cinéma indépendant d’autrefois,
voire de la « 6ème génération ». Le générique à
lui seul vaut son pesant d’or :