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« All Ears » de Liu Jiayin : écrire des éloges funèbres comme des scénarios

par Brigitte Duzan, 6 janvier 2025

 

 

All Ears, des personnages en quête d’auteur

 

 

Sorti sur les écrans chinois le 9 septembre 2023 après une première mondiale au festival de Shanghai en juin, « All Ears » (《不虚此行》) a consacré le retour de Liu Jiayin (刘伽因) au cinéma, quatorze ans après son deuxième « Oxhide » (《牛皮》). Pendant toutes ces années, elle enseignait l’écriture scénaristique à l’Institut du cinéma de Pékin, et son film a en ce sens quelque chose de directement autobiographique : le personnage principal de son film est un scénariste en panne qui peine à trouver sa voie, et la trouve de manière inattendue dans l’écriture d’éloges funèbres.

 

Un scénario original

 

« All Ears » débute lentement, par une présentation du personnage de Wen Shan (闻善), scénariste introverti et un peu morne de feuilletons télévisés qui n’arrive plus à écrire. C’est alors qu’une voie inattendue s’offre à lui : un de ses amis, Pan Congcong (潘聪聪), entrepreneur de pompes funèbres, lui propose d’écrire des éloges pour les défunts. Il reçoit une première commission d’un homme qui vient de perdre son père. Mais Wen Shan a toutes les peines du monde à trouver des renseignements sur le défunt et finit par faire une véritable enquête pour cerner le personnage, comme s’il voulait écrire un scénario. C’est désormais la méthode qu’il adopte, et qui lui vaut une certaine notoriété, avec d’autres commandes.

 

 

Un scénariste en panne d’inspiration

 

 

Le scénario est ainsi structuré en trois parties, autour des trois éloges funèbres que doit écrire Wen Shan, et des personnes qu’il rencontre pour ce faire, parmi la famille et les proches des défunts. Mais il est aussi attaqué par la sœur de l’un d’eux, qui vit à l’étranger et lui envoie des mails pour lui reprocher ce qu’il a écrit sur son frère. Et parallèlement, il a pour amie une vieille voisine en train de mourir d’un cancer qui le charge elle aussi d’écrire son éloge funèbre.

 

Ce sont tous ces personnages, les morts aussi bien que les vivants, qui forment l’ossature du scénario, en prise sur la vie dans la Chine des années 2020. Mais Wen Shan est aussi accompagné, et comme hanté au quotidien, par une sorte de fantôme : un personnage d’un scénario qu’il n’a pas terminé. Car finalement, le film est aussi, dans un deuxième temps, une peinture du lent processus de maturation de Wen Shan, pour en arriver à une éventuelle réconciliation avec lui-même, et avec l’écriture.

 

Ce qui est original, c’est que l’on a aucune idée des éloges qu’écrit finalement Wen Shan, on n’a aucune scène de funérailles, ce n’est pas le sujet. Ce qui est plutôt en cause, c’est l’écriture de l’éloge funèbre, comme un scénario, et ce qu’elle apporte en fin de compte, à son auteur.

 

Un film signé Liu Jiayin

 

« All Ears » a les traits caractéristiques des films de Liu Jiayin, avec ici l’avantage d’une grosse production, d’un budget en conséquence et d’excellents acteurs.

 

§  Une longue maturation

 

L’idée a commencé à germer dans l’esprit de Liu Jiayin après la mort de ses grands-parents, quand elle s’est retrouvée dans un cimetière qu’elle connaissait déjà pour y être allée avec son grand-père, justement, pour les funérailles d’un de ses amis. Elle avait trois ans, c’était en 1984, dans l’ouest de Pékin. Le cimetière avait changé au cours des années et n’avait rien de sinistre : on avait construit des pavillons pour les gardiens, et creusé un petit étang qui était plein de carpes koi.

 

Elle a alors eu l’idée du scénariste en l’imaginant découvrant peu à peu la personnalité des défunts en partageant les souvenirs des parents et des proches, et en y intégrant bien sûr des histoires entendues autour d’elle. Elle a commencé à écrire le scénario en 2019, mais le projet n’a réellement pris corps qu’en 2022, lorsque l’acteur Hu Ge (胡歌) a donné son accord pour interpréter le rôle principal de Wen Shan. Le film a ensuite été tourné entre mars et avril 2022.

 

 

Hu Ge dans le rôle de Wen Shan

 

 

§  Les atouts : production, diffusion et acteurs

 

Les interprètes sont certainement l’un des grands atouts du film, dont :

- L’acteur et chanteur Hu Ge (胡歌) dans le rôle de Wen Shan[1],

- le comédien Bai Ke (白客) dans le rôle de l’entrepreneur des pompes funèbres Pan Congcong,

- l’actrice Qi Xi (齐溪) dans celui de la sœur venant défendre la mémoire de son défunt frère,

- l’actrice mongole Na Renhua (娜仁花) dans le rôle de la voisine mourant d’un cancer[2],

- et le jeune Wu Lei (吴磊) dans celui du personnage fantôme[3].

 

 

Nan Renhua dans le rôle de

la malade atteinte d’un cancer

 

 

 

Wen Shan et son personnage fantôme (Wu Lei)

 

 

Autre élément de valeur mis en avant dans la promotion du film : la présence du réalisateur Cao Baoping (曹保平) comme producteur exécutif (监制) - Cao Baoping qui a lui-même été scénariste, et enseigné l’écriture de scénario à l’Institut du cinéma de Pékin où Liu Jiayin a été son élève quand elle a commencé à écrire des scénarios pour la télévision, pour se payer, entre autres, sa première caméra.

 

« All Ears » a bénéficié du concours d’une demi-douzaine de grosses sociétés de production et d’une campagne promotionnelle intense à partir du début du tournage, le 18 mars 2022, avec annonces régulières, y compris une affiche publiée pour l’anniversaire de Hu Ge.

 

 

 

 

§  La griffe Jiayin et ses défauts

 

Le film a été couronné du prix de la meilleure réalisation au festival de Shanghai, il a pourtant des défauts qui sont en grande partie ceux des films antérieurs de la réalisatrice, et en particulier ce dont elle a quasiment fait sa marque de fabrique : il est filmé pratiquement du début à la fin en longs plans fixes qui accentuent le sentiment de lenteur.

 

Comme le film est en outre beaucoup trop long (près de deux heures), cela ajoute encore à cette impression. Cela aurait pu être évité par un montage plus serré, mais c’est un défaut commun aux deux « Oxhide », et en particulier au deuxième. La réalisatrice a d’ailleurs expliqué que c’était en fait une volonté de lenteur de sa part, pour se poser à l’encontre des tendances actuelles. Même la photo, certes très bien cadrée, de Zhou Wencao (周文操) va dans le même sens en se concentrant sur les intérieurs et l’univers intime de Wen Shan, en évitant les couleurs vives et sans trop montrer les rues de Pékin et leur animation qui auraient apporté un élément dynamique.

 

L’excès de  longueur est un défaut courant aujourd’hui dans les films chinois, mais c’est dommage dans le cas particulier du film de Liu Jiayin, car l’idée du scénario était originale, et les personnages sont bien campés,

 


 

Note sur le titre

 

Le titre anglais renvoie au souci de Wen Shan de se mettre à l’écoute des proches et des amis des défunts dont il doit écrire les éloges funèbres, pour mieux les connaître. Le nom même du personnage a la même signification : Wén Shàn 闻善est celui qui entend bien.

 

Quant au titre chinois (bù xū cǐxíng《不虚此行》), c’est une expression qui signifie « Un déplacement qui en vaut la peine ». Il renvoie à l’effort fait par Wen Shan de rencontrer un maximum d’interlocuteurs pour approfondir son travail d’enquête.

 

 

Trailer

 


 

[1] Acteur populaire de séries télévisées, Hu Ge venait de jouer dans « Le lac aux oies sauvages » (《南方车站的聚会》) de Diao Yinan (刁亦男) quand il a été contacté par Liu Jiayin.

[2] C’est elle qui, au début de sa carrière, a interprété le rôle de Xiaoxiao dans le film de Xie Fei (谢飞) « La jeune fille Xiaoxiao » (《湘女萧萧》).

[3] Wu Lei que l’on a vu depuis lors dans le rôle du fils dans le film de Gu Xiaogang (顾晓刚) « Dwelling by the West Lake » (《草木人间》).

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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