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« Oxhide » (I et II) de Liu Jiayin : ceci n’est pas un documentaire, aurait dit Magritte

écrit par Brigitte Duzan à l'origine 20 août 2008, révisé 5 janvier 2025

 

« Oxhide » (Niúpí《牛皮》) a fait de Liu Jiayin (刘伽因) une sorte d’enfant prodige du cinéma lorsque le prix FIPRESCI lui a été décerné à la Berlinale en février 2005. Elle avait 24 ans.

 

Un documentaire familial qui n’en est pas un

 

Le film est apparu comme une sorte d’ovni documentaire retraçant les difficultés de la famille de la réalisatrice. Son père était un artisan qui fabriquait des sacs à main, ou plutôt qui les dessinait, sa mère se chargeant ensuite de la fabrication. Ils avaient à Pékin une petite boutique qui vivotait et vivaient dans un minuscule appartement attenant de 50 m2. La mère reprochait au père de ne pas concevoir des sacs un peu plus à la mode, ce qui leur aurait évité d’avoir à brader leurs stocks avec des remises de 50 %. Les mêmes causes produisent bien souvent les mêmes effets, on pense aussitôt au film de 1959 de Shui Hua (水华) « La boutique de la famille Lin » (《林家铺子》), sur un scénario adapté de la nouvelle éponyme de 1932 de Mao Dun, où le brave boutiquier Lin, harcelé par ses débiteurs, se résout à écouler ses stocks à perte pour faire face à ses échéances.

 

« Oxhide », cependant, ne doit pas être considéré comme un documentaire. Liu Jiayin a bien expliqué qu’elle l’avait tourné en suivant un scénario soigneusement conçu, après avoir préalablement expliqué chaque scène à ses parents qui interprètent leurs propres rôles. Il a ensuite été réalisé de manière originale, en 23 plans (un pour chacune des années de la réalisatrice quand elle l’a tourné) filmés avec une caméra digitale fixe, en un format qui ne permet pas, la plupart du temps, de saisir l’image dans son ensemble, mais seulement une partie, en laissant le spectateur en reconstituer par lui-même la totalité en se guidant par le son, très souvent off-screen. Ce procédé est particulièrement bien adapté aux conditions exiguës du logement, en accentuant le côté claustrophobe des lieux

 

 

 

Liu Jiayin avec ses parents sur le tournage d’ « Oxhide » (photo Cinémathèque [1])

 

Le second plan donne un très bon exemple de cette technique d’approche progressive de l’image. Il débute par une plongée sur le dessus d’un bureau. On voit une partie de machine dans le coin droit et, en même temps, on entend des voix discutant de quelque chose qui pourrait être de la calligraphie. On finit par comprendre qu’il s’agit du père donnant des instructions à sa fille sur la manière de formater un texte, et elle tape celui-ci en fonction des indications qui lui sont fournies. Au bout de cinq à six minutes, de la machine sur la droite commencent à émerger des pages en couleur : on comprend que c’est une imprimante, et on peut deviner le texte imprimé : « Remise de 50 % »… 

 

Chaque plan est ainsi minutieusement construit ; bien que toujours strictement immobile, la caméra semble cependant capter sur le vif des moments privilégiés de la vie des trois membres de la famille, avec leurs disputes, leurs instants de tristesse, mais aussi d’humour, ceux-ci le plus souvent à la fin de chaque plan : le père réalisant que l’engin qu’il a conçu pour aider sa fille à grandir n’a aucun effet, ou insistant sur la manière correcte de préparer une bonne pâte de sésame, en brassant toujours dans le sens des aiguilles d’une montre… De la sorte, le film évite l’écueil d’une atmosphère trop pesante. Malgré tout, comme l’a dit Liu Jiayin, « pour mes parents, le tournage a été comme la mise à nu de leurs blessures. C’est toute notre vie qui défilait à travers l'objectif. » C’était du cinéma-vérité comme on n’en avait encore jamais vu.

 

Une histoire de conte de fées

 

Il faut dire que l’histoire de Liu Jiayin est une sorte d’histoire de Cendrillon new age. Elle a senti s’éveiller sa vocation dès le collège. Elle s’est alors mise à étudier dur et a réussi le concours d’entrée de l’Institut du cinéma de Pékin, mais les ennuis ne faisaient que commencer : les frais d’études pour la première année s’élevaient à 7 000 yuan, une fortune pour un Chinois moyen. Son père était déjà tellement endetté qu’il ne pouvait songer à demander un autre prêt. La famille et les amis n’ont pas témoigné beaucoup d’enthousiasme à apporter des fonds. La situation était désespérée. C’est alors qu’une chance inouïe s’est manifestée un beau jour : une cliente venue acheter un sac ayant demandé au père pourquoi il avait l’air si sombre, elle offrit la somme intégrale et revint le lendemain apporter son livret d’épargne…

 

Un an plus tard, les affaires familiales s’étant quelque peu améliorées, la somme était remboursée, mais Liu Jiayin brûlait de commencer à tourner. Elle écrivit donc des scénarios pour la télévision et put ainsi se payer une caméra digitale. Elle réalisa alors sa première œuvre, un court métrage de 17 minutes intitulé « Le train » (《火车》), tourné près de chez elle avec un budget de quelques centaines de yuan et des moyens techniques dérisoires, préfigurant « Oxhide ».

 

C’est donc un cinéma puisant au plus vif d’une expérience humaine qui a fait de la réalisatrice une jeune étudiante dont les professeurs ont toujours loué la maturité précoce, mais douée en outre d’une volonté digne d’un Yugong abattant les montagnes. On peut s’étonner, par exemple, de la mauvaise qualité du son ou de l’éclairage, dans « Oxhide ». C’est tout simplement qu’elle n’avait qu’un mauvais micro, sans pouvoir s’en payer un second, et que les scènes ont été tournées de nuit, après le travail de la journée et le dîner du soir, sans éclairage autre que celui de la maison. « Quand on a beaucoup d’argent, on fait un film avec des méthodes demandant beaucoup d’argent ; quand on n’en a pas, on fait autrement. ». Elle voit son travail comme une sorte d’artisanat d’art, comme ce que faisait son père. Le film y gagne une atmosphère particulière : une impression de profonde humanité.

 

 

Oxhide, trailer

 

 

Oxhide, clip 1

 

 

Oxhide, clip 2

 

Du I naît le II…

 

 

 

 

Le succès de ce premier film a permis à Liu Jiayin d’obtenir en 2007 le soutien financier de la fondation Hubert Bals (liée au festival de Rotterdam) pour un second film : « Oxhide II » (《牛皮贰》), réalisé selon les mêmes principes d’arte povera digital (avec seulement neuf plans, mais plus de deux heures) pour filmer la suite de l’actualité familiale. Les parents ont dû résilier le bail de leur boutique, devenu trop cher, Jeux Olympiques obligent. Ils ont lancé un nouveau projet : commercialiser des peintures sur cuir, sur internet. L’avenir est toujours aussi incertain, et c’est toujours le même minuscule appartement, les mêmes acteurs familiaux, les mêmes plans fixes, la même introspection d’une intimité familiale toujours au bord de la crise.

 

 

Oxhide II, trailer

 


 

[1] Le film a été projeté à la Cinémathèque à Paris les 13 janvier et 13 février 2017 dans le cadre du programme « Nouvelles voix du cinéma chinois ». 

 

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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