Accueil Actualités Réalisation
Scénario
Films Acteurs Photo, Montage
Musique
Repères historiques Ressources documentaires
 
     
     
 

Films

 
 
 
     
 

« An Unfinished Film » de Lou Ye : ces films maudits dont on a tant besoin

par Brigitte Duzan, 7 décembre 2024

 

Docufiction de Lou Ye (娄烨) présenté en première mondiale au festival de Cannes le 16 mai 2024 dans la section Séances spéciales, « An Unfinished Film » (《一部未完成的电影》)  est sorti sur les écrans français le 23 octobre suivant sous le titre aseptisé de « Chroniques chinoises », et c’est bien dommage car c’est dénaturer le film dès l’abord : c’est bien d’un « film inachevé » qu’il s’agit, par la force des choses, et qui restera tel volontairement. Il y a là une valeur symbolique, allusive dirait François Jullien, qu’il ne faut pas négliger : c’est finalement le cœur du propos, et la conclusion amère que l’on peut en tirer.

 

 

 

L’affiche du festival de Cannes (Qin Hao et Xiaorui)

 

De la fiction au documentaire

 

L’argument initial ressemble à celui du dernier film de Jia Zhangke (贾樟柯), « Caught by the Tides » (《风流一代》), sorti à peu près en même temps[1] : dans le cas du film de Lou Ye, des rushes d’un film tourné dix ans auparavant sont retrouvés comme par miracle en rebranchant un vieil ordinateur qui se remet en route en livrant des images oubliées. Le réalisateur et ses assistants revoient avec émotion les acteurs tout jeunes de cette histoire de trio amoureux dans la lignée de « Nuits d’ivresse printanière » (《春风沉醉的晚上》) et de « Mystery » (《浮城谜事》), acteurs fétiches de Lou Ye : Qin Hao (秦昊), Huang Xuan (黄轩) et Liang Ming (梁鸣).

 

 

 

Huang Xuan et Liang Ming dans le film retrouvé

 

En revoyant ces rushes, le réalisateur conçoit l’idée de reprendre le tournage et de terminer le film, resté inachevé parce que le sujet épineux et les scènes tournées hérissaient les financiers qui lui ont coupé les ponts. Il faut pour cela faire revenir les acteurs et les convaincre, et surtout le principal, Qin Hao. Mais il a pris de la bouteille, Qin Hao, pendant ces dix années, il n’est plus le jeune acteur des rushes, il est devenu célèbre et il a un emploi du temps chargé. En plus il est marié, il a une petite fille, il faut qu’il nourrisse sa famille, il est devenu pragmatique : à quoi bon tourner un film qui ne pourra jamais sortir ? Mais il lui reste quand même un brin d’idéalisme ; il finit par accepter.

 

Le film de Lou Ye prend ainsi forme à partir de ces prémices : un film dans le film, ou un film derrière le film, les acteurs et les membres de l’équipe jouant leur propre rôle - dont le chef opérateur des deux films antérieurs, Zeng Jian (曾剑), mais un réalisateur fictif doublant Lou Ye (qui dit ne pas supporter de se voir à l’écran), interprété par son assistant réalisateur, Mao Xiaorui (毛小睿).

 

Or, « Mystery » avait été tourné à Wuhan – la ville elle-même étant comme une image symbolique du floutage identitaire qui était l’un des thèmes du film. Il faut donc y revenir pour terminer le film inachevé. Et c’est là que tout se gâte, comme si le film était décidément maudit, au sens quasi rimbaldien du terme.

 

Toute l’équipe se retrouve dans un hôtel aux portes de Wuhan, mais ils ont à peine le temps de défaire leurs bagages et de commencer la préparation du tournage que des rumeurs inquiétantes leur parviennent : c’est le début de l’épidémie de covid, au début niée par les autorités. Le scénario tourne alors au film d’épouvante : les rues sont bloquées, bientôt l’hôtel l’est aussi, sans préavis et brutalement, deux des acteurs réussissent à s’enfuir, mais les autres n’ont pas cette chance. Le film devient alors un documentaire sur le confinement de Wuhan vu de l’intérieur de l’hôtel.

 

Sur le moment, c’est le choc ; filmées par plusieurs caméras en divers points, les images sont chaotiques. C’est la peur, puis la panique, comme sans doute au temps de la peste autrefois. Au chaos et à la violence succède la résignation, puis le calme, dans le silence des chambres et l’incertitude du lendemain. Le temps suit son cours, ponctué par les repas laissés à la porte par du personnel invisible, sans qu’aucune information soit donnée.

 

C’est très long. On est pris dans cet ennui des jours qui passent insensiblement et se ressemblent, dans une chambre devenue prison. Mais il y a le téléphone, seul lien avec l’extérieur, avec les autres membres de l’équipe et avec l’épouse au foyer. L’épreuve et l’éloignement imposé renforcent les liens affectifs. On pense aux poèmes anciens où l’épouse restée seule chante sa plainte. Le téléphone est aussi le lien entre les collègues qui se font des réunions de travail au téléphone, en split screen, l’apothéose étant la fête du Nouvel An, nourriture fade mais réjouissances endiablées chacun de son côté mais là aussi en split screen, sur la musique de punk sino-mongol à la mode : « The Fiery-Red Sarilang » (《火紅的薩日朗). C’est drôle, mais finit par être long. La suite est plus longue encore, car il faut attendre deux mois de plus avant que les mesures de confinement soient levées. Deux mois à attendre en vivant avec son téléphone.

 

 

 

La fenêtre et le téléphone comme œil sur le monde

 

Et puis tout se termine aussi brusquement, de manière aussi imprévisible, que cela avait commencé. À une séquence nocturne succède le plein jour à Wuhan, le 4 avril 2021, dans une ville soudain libérée qui rend hommage à ses disparus par trois minutes de recueillement ponctuées de klaxons et des pleurs hystériques d’une femme. On a déjà vu des images de ce moment symbolique – c’est ainsi, par exemple, que commence, mais dans un silence complet, le film de 2021 de Zhu Shengze (朱声仄) en hommage à sa ville, « A River Runs, Turns, Erases, Replaces » (《河流,奔跑着,倒映着》). Mais, là où Zhu Shengze travaillait dans le recueillement pour mieux célébrer la mémoire de la ville, Lou Ye explose, non de joie, mais de vie, de la vie retrouvée au sortir de cette pénombre carcérale comme un purgatoire.

 

Vie retrouvée, mais qui n’est plus la même : le virus plane toujours sur la ville, et la Chine entière, il mute, le confinement reprend, mortifère : l’incendie d’Urumqi où des familles meurent dans leur immeuble aux issues bloquées met le feu aux poudres. Lou Ye montre les émeutes dans les rues de Shanghai, qui vont bientôt entraîner la fin de la politique zéro-covid, du jour au lendemain, comme si cela allait de soi et ne nécessitait pas d’explications superflues.

 

Des mois qui ont tout changé

 

Ces long mois de confinement ont été effacés des archives – même les archives médicales des hôpitaux concernant la maladie ont été détruites. Mais justement, c’est bien ce qui ressort du film et fait froid dans le dos :  ils sont comme un trou noir d’où est sortie la Chine d’aujourd’hui, la société chinoise actuelle. Quand un écrivain auquel je demandais ce qu’il écrivait me répond qu’il ne sait plus quoi écrire car il ne comprend pas ce qu’est devenue la Chine depuis 2020, c’est cela qu’il veut dire.

 

2020 est une ligne de rupture, rupture dans les esprits et les modes de vie. Dans une longue interview qui figure dans le dossier de presse de son film, Lou Ye insiste sur la mutation significative apportée par le téléphone dans la technique cinématographique en œuvre dans son film. Le téléphone prend une place croissante au fur et à mesure que chacun s’installe dans l’isolement forcé imposé par le confinement : il est un lien vital, le seul qui subsiste avec l’extérieur. Cela donne des développements intéressants en particulier en matière de split screen et de format, celui de l’écran du téléphone s’imposant peu à peu comme format dominant.

 

C’est vrai pour le cinéma, mais c’est vrai aussi, et à une toute autre échelle, pour la société toute entière. C’est ce qui frappe sans doute le plus quand on revient en Chine aujourd’hui : la dépendance totale du téléphone, pour la moindre chose du quotidien, le moindre achat, la moindre information, rigoureusement contrôlée, mais aussi les liens avec les proches et les collègues. Il n’est que de prendre le métro, au milieu d’une foule d’individus anonymes et silencieux, concentrés sur leur écran de téléphone, pour s’en convaincre : on est toujours dans l’ère post-covid, dans un système de contrôle qui favorise l’autoritarisme du pouvoir, qui le favorise en retour par un discours sécuritaire rassurant.

 

Inachevé, mais après ?

 

« An Unfinished Film » s’impose comme un film important de l’après-covid. Lou Ye a utilisé l’idée des rushes bien mieux que ne l’a fait Jia Zhangke dans la première moitié  de « Caught by the Tides » (《风流一代》). « An Unfinished Film » a certes les défauts des films de Lou Ye : un peu brouillon, un peu long, un peu décousu, mais cet aspect-là est la fibre même dont il est fait, dans la plus parfaite improvisation, au jour le jour, bien que volontairement monté ainsi au final. Il fallait oser…

  

 

 

L’affiche pour une éventuelle très

 improbable sortie en Chine

 

Toute mention du film a été effacée de baidu et de douban. Les deux prix glanés au festival du Golden Horse, à Taipei, fin novembre 2024 – meilleur film et meilleur réalisateur - ne vont pas aider à la réhabilitation du réalisateur. Il est vrai qu’il en a connu d’autres, et qu’il semble se plaire dans son rôle de réalisateur maudit. Mais on peut quand même se demander, dans les circonstances actuelles, ce que Lou Ye va bien pouvoir faire car les contrôles sont tels aujourd’hui qu’il est difficile pour les artistes de passer entre les gouttes. On a parlé de film suicidaire. Mais on a besoin de ce genre de film aujourd’hui plus que jamais.

 

 

 

Lou Ye et son équipe au festival de Cannes

 

 

Bande annonce

 

 


 


[1] Avec la même improvisation sur les titres étrangers, si bien qu’on ne sait plus de quel film on parle.

 

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Qui sommes-nous ? - Objectifs et mode d’emploi - Contactez-nous - Liens

 

© ChineseMovies.com.fr. Tous droits réservés.

Conception et réalisation : ZHANG Xiaoqiu