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« Some Rain Must Fall » : un monde féminin au bord de l’aphasie

par Brigitte Duzan, 8 avril 2025

 

Sorti en première mondiale à la Berlinale en février 2024[1], « Some Rain Must Fall » (空房间里的女人) laisse en peine de trouver des mots pour en parler, de même que la femme dont il tente de faire le portrait, comme anesthésiée par une vie morne et une sorte de douleur muette dont n’affleurent que de soudains éclats. Mais c’est en fait tout le monde féminin autour d’elle qui est atteint de ce même vide affectif, en marge de la société, en marge de leur famille, en marge de la vie.

 

Premier long métrage de Qiu Yang (邱阳), le film est comme l’aboutissement de ses précédents courts métrages, en termes d’esthétique, mais aussi d’ellipses narratives. Les personnages sont mutiques, le film l’est aussi, primeur est donnée à l’image et au son.

 

Portrait de femme dans un paysage nocturne

 

La femme dont Qiu Yang esquisse un portrait laconique et fragmentaire est aux antipodes des femmes qui expriment violemment leur ras-le-bol du ménage, de la vaisselle et du mari en décidant de s’en libérer, comme dans le film récent de Yin Lichuan (尹丽川)[2]. Le personnage de Qiu Yang possède à peine un nom, Cai (), on n’entend son nom entier qu’une seule fois, et on l’oublie vite. Elle semble passer comme une ombre dans une nuit sans fin - on voit très peu la lumière du jour, dans ce film. Cai est un personnage nocturne.

 

 

 

Personnages nocturnes

 

Qiu Yang part d’un événement qui restera en fait un non-événement, comme s’il ne pouvait rien se passer dans une telle existence passée entre une belle-mère âgée et une fille qu’il s’agit de véhiculer dans la ville, entre la maison et le collège : venue chercher sa fille dans le gymnase où elle participe à un entraînement de son équipe de basket, Cai renvoie le ballon venu s’égarer à ses pieds, et ce faisant blesse une vieille dame par inadvertance. La caméra reste fixée sur Cai, qui reste comme clouée sur place, on entend juste le cri étouffé de la vieille dame, hors champ, et les exclamations qui fusent pour demander une ambulance.

 

La vieille dame en question restera privée d’image, elle n’est là que comme élément du décor, de l’environnement de Cai, pour permettre de comprendre la différence de statut social qui la sépare de cette famille – soulignée par le mépris avec lequel les traite son mari (ces paysans !). Le film dresse donc, en filigrane, le tableau de la partie émergente de la société chinoise, celle qui a fait fortune, celle qui mène une existence aisée et que l’on a quand même du mal à définir comme bourgeoisie, sauf au sens de « middle-class », entre la paysannerie et l’aristocratie qui serait ici, en Chine, celle au pouvoir. Mais ce serait uniquement une bourgeoisie d’argent, celle opposée à une élite cultivée comme dans la « Chronique des Pasquier » de Georges Duhamel : «  ... vous avez tort de ne faire aucune distinction entre la bourgeoisie d'argent, dont je suis loin d'approuver toutes les fautes, et la bourgeoisie cultivée, cette élite bourgeoise qui fait la grandeur d'un pays. » Dans un cas comme dans l’autre, la femme est aux cuisines, le mari absent. « Pitié pour les femmes » titrait Montherlant, en 1936.

 

Pourtant, pour misérable qu’elle paraisse dans son aliénation mutique et sa solitude[3], Cai ne fait pas pitié. Elle semble tellement anesthésiée par la vie qu’elle mène qu’elle nous anesthésie en retour. On finit par rester insensible à son sort même lorsque, en quelques rares et brefs moments, avec sa fille dans la voiture, sous un pluie battante, Cai lève le voile sur ses « antécédents familiaux », comme on dit en Chine. Sa mère était muette, et son père volage, son aphasie ne date pas de son mariage, c’est toute la société qui semble gangrenée par cette incommunication fondamentale. Et si elle est hantée par un trauma familial, cela ne semble qu’un autre épiphénomène dans son histoire. Le divorce qu’elle recherche ne semble pas de nature à changer fondamentalement son existence. Elle ne semble nourrir aucune animosité envers son mari, juste une indifférence qui est juste le reflet de son insensibilité générale. Quand elle a signé la demande de divorce et qu’il veut partir, elle le retient par le bras, pour un dernier moment ensemble, dit-elle. Et là aussi, la scène est filmée de dos, dans une encadrure de porte, dans le vert ambiant qui caractérise le film.

  

 

 

Scène finale

 

Esthétique de peintre, priorité à l’image

 

Le film est un ovni en matière esthétique, dans la lignée des courts métrages précédents du réalisateur qui est à l’origine peintre de formation. On retrouve en particulier l’atmosphère nocturne de son film de fin d’étude, « Under the Sun » (《日光之下》), avec les mêmes teintes. Une teinte jaunâtre pour les extérieurs de nuit nimbés des reflets des réverbères sur l’asphalte mouillé, verdâtre pour les intérieurs toujours plongés dans l’obscurité, avec très peu d’éclairage.

 

Il faut saluer la photographie d’un style très personnel de Constanze Schmit[4] qui a filmé en 4.3, donc dans un format inhabituel qui lui permet des cadrages tout aussi inhabituels : Cai est filmée très souvent de dos ou de profil, et quand elle apparaît de face, c’est partiellement dissimulée dans l’encadrure d’une porte, comme si sa présence même était problématique, comme une ombre tentant de prendre forme chez Pu Songling[5].

 

Le travail sur le son, entièrement diégétique, est tout aussi remarquable, tout comme le jeu des interprètes, non-professionnels : il ajoute encore à l’effet de ces cadrages qui les posent en éléments en marge, en marge littéralement de l’image, comme de la vie.

 

 

 

  

L’une des scènes les plus frappantes du film est celle de la visite de Cai à ses parents. Elle est appelée par sa mère parce que son père a des problèmes de santé, mais il a l’air d’aller très bien, le père ; celle qui semble bien plus misérable, c’est la mère, muette, qui communique par quelques caractères inscrits sur une ardoise, et dont on ne voit le visage qu’à moitié dissimulé derrière la tête de sa fille - mais c’est le plus expressif de tous. C’est elle qui finit par hanter le film, bien plus encore que les détails à peine entraperçus dans la pénombre du quotidien.

 

Mutisme de mère en fille en l’absence affective/effective de père, qui se perpétue dans la génération suivante, et qui semble être celui d’une société entière. Un critique cinématographique a dit que le film commence véritablement quand il s’achève[6]. On en reste durablement comme halluciné. Et d’autant plus que Qiu Yang a dit avoir voulu explorer la personnalité de sa mère et les relations tendues qu’il avait eues avec elle.

 

On se demande ce que l’on peut bien faire après un pareil film.

 

Notes complémentaires

 

1. « Some Rain Must Fall » a été tourné dans la ville natale de Qiu Yang, Changzhou (常州), dans le Jiangsu. Ce pourrait être n’importe où ailleurs, sauf pour la pluie. En outre, les dialogues entre adultes sont en dialecte de Changzhou, un dialecte de la langue de Wu. Les dialogues entre adultes et enfants sont en mandarin. Ce qui correspond à la réalité : les jeunes générations ne parlent plus le dialecte local.

Il faut cependant tendre l’oreille pour distinguer ce que disent les personnages, même en mandarin. Ils articulent à peine, comme incapables de s’exprimer clairement, gagnés par l’obscurité dans laquelle ils baignent.

À cet égard, il faut louer le sous-titrage de Marie-Pierre Duhamel, l’un des derniers qu’elle a réalisés avant de mourir prématurément, en juin 2023.

 

2. Mais il faut bien plus encore saluer la performance de l’actrice, non professionnelle, Yu Ai’er (余艾洱), qui porte de bout en bout le rôle de Cai. Qiu Yang a souligné combien il était difficile de travailler avec des non-professionnels dans le cas de longs métrages : les acteurs et actrices sont choisi.e.s pour leur affinité avec le personnage à interpréter, mais il faut arriver à les encadrer, les diriger et les motiver sur plusieurs mois (contre quelques semaines pour un court métrage).

 

3. Parmi le quatuor et plus de producteurs de « Some Rain Must Fall » figure la société française Why Not Productions, qui a racheté en 2001 le cinéma du Panthéon où le film a été programmé en avril 2025, dans le plus parfait mutisme promotionnel.

 


 


[1] En compétition dans la section Encounters, le film y a obtenu le prix spécial du jury, ex aequo.

[3] Ce que souligne le titre chinois : « femme dans une chambre vide », ou plutôt « femme dans un intérieur vide ».

[4] Directrice de la photo allemande qui a participé au programme Nouveaux talents de la Berlinale en 2020, mais qui a surtout travaillé jusqu’ici avec Qiu Yang. Voir son site personnel : https://www.constanzeschmitt.com/about-1/

[5] Comme les fantômes des Contes du Liaozhai.

[6] « For many audiences, “Some Rain Must Fall” will only really start after it ends. » (Vladan Petkovic)

 

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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