« Conjugaison » (《动词变位》)est en
grande partie autobiographique, produit par la propre
société de la jeune réalisatrice Émilie
Tang (Tan Xiobai
唐晓白),
créée pour l’occasion et enregistrée à Hong Kong. Sorti en
2001 au festival de Locarno, le film y a été couronné du
prix spécial du jury.
Pékin, l’hiver suivant les événements de Tian’anmen
L’histoire se déroule à Pékin pendant l’hiver 1989, quelques
mois après les événements de juin. Tourné clandestinement
sur les lieux mêmes, le film se passe en grande partie soit
de nuit soit en intérieur, voire les deux, ce qui contribue
à l’impression délétère qu’il dégage. Pour rapporter ce dont
il est interdit de parler et qui, officiellement, n’est
jamais arrivé, Emily Tang manie avec subtilité l’art
immémorial en Chine de rendre l’invisible visible en
utilisant allégorie et métaphore.
Le
scénario d’Émily Tang décrit un groupe de jeunes
désorientés, s’efforçant de surmonter leur dépression et de
retrouver un sens à leur vie alors qu’ils sont soumis à une
répression très dure et que règne la loi martiale décrétée
au lendemain des « incidents ». Ils sont cinq anciens
étudiants, dont deux – Guosong (郭松)
et son amie Xiaoqing (晓青)
- se sont rencontrés sur la place au moment des
manifestations et vivent maintenant ensemble. Sur eux pèse
l’absence d’un autre ami, un musicien qui a « disparu ».
Le
film est tissé d’allusions symboliques, la première à
décrypter étant celle du titre, sachant qu’il n’y a pas de
conjugaisons en chinois, mais que la réalisatrice était
étudiante de français à l’université de Pékin au moment des
manifestations, comme Xiaoqing dans le film. L’explication
est donnée au début, par une professeure de français
interprétée par Emily Tang elle-même, qui fait un cours sur
le plus-que-parfait – temps indiquant l’achèvement d’une
action avant une action elle-même passée, une antériorité
noyée dans les brumes du passé.
Mais
le présent est évoqué explicitement, même si c’est en termes
voilés : du fait de l’interruption des cours, le semestre
précédent, ils ont accumulé du retard dans le programme, il
faut maintenant le rattraper, dit la professeure en
conclusion. Le présent qui préoccupe Xiaoqing, cependant,
est bien plus prosaïque : ses notes ne concernent pas le
plus-que-parfait, mais ce qu’elle doit acheter pour arranger
la nouvelle chambre où elle va emménager avec Guosong.
Appel à la discipline et à l’esprit de corps
C’est
bien le temps qui est au centre du film, ou plutôt sa
perception très ambiguë, en cet hiver 1989 : au présent des
autorités, dont le regard est fixé sur l’avenir pour mieux
effacer le passé, s’oppose le retour vers le passé de la
réalisatrice, vers un plus-que-parfait évanescent et
inexprimable dont elle fait pourtant son sujet.
L’accélération de la course en avant orchestrée par le
pouvoir cet hiver-là est traduite visuellement à l’écran par
les chiffres qui s’affichent dans une séquence ultérieure
sur le mur de l’usine où travaille Guosong : il s’agit du
compte à rebours avant les Jeux asiatiques de 1990
[1]
- une sorte de futur antérieur occultant l’autre compte à
rebours qui n’a plus lieu d’être, remontant vers le 4 juin.
L’entraînement auquel doit se soumettre Guosong au sein du
groupe de danse créé dans l’usine en vue de participer à la
cérémonie d’ouverture de ces Jeux est l’occasion de
souligner la militarisation de la société, l’accent mis sur
la discipline et l’allégeance au pouvoir et au Parti, dans
un grand élan d’unité nationale. Très subtilement, les
termes dans lesquels est exprimé cet appel à la
« discipline » et à « l’esprit de corps » sont ceux d’un
grand classique « rouge » de 1956 coréalisé par Lin Shan (林杉)
et Sha Meng (沙蒙) :
« La bataille de Shangganling » (《上甘岭》),
épisode célèbre de la guerre de Corée et symbole de la
résistance héroïque face à un ennemi supérieur en nombre.
Or, dans le film, alors que le commandant Zhang Zhongfa (张忠发)
a quitté sa position retranchée pour se lancer à l’assaut de
l’ennemi sans autorisation, il se fait rabrouer au téléphone
par son supérieur hiérarchique : dans des circonstances
aussi graves, tempête celui-ci, il faut faire preuve
d’encore plus de discipline et d’esprit de corps.
La
bataille de Shangganling
Et
pour le cas où le spectateur n’aurait pas vu l’allusion,
quelques séquences plus loin, tandis que Guo Song est un
soir chez son ami Tianyu (田雨)
et discute avec lui en buvant une bière, un film passe à la
télévision, allumée derrière eux : c’est « La bataille de
Shangganling », et on entend le chant « Ma patrie » (《我的祖国》)
que le film a rendu célèbre.
Un peu plus tard, tandis que Guo Song s’est endormi, son ami
regarde la fin du film, un acte de bravoure aveugle inspiré
d’un fait réel qui a, dans « Conjugaison », une portée
symbolique dédoublée : faisant suite à l’entraînement du
groupe de danse de l’usine, il souligne encore la nécessité
d’obéissance aux ordres et de sacrifice à la patrie.
Crise nationale et amis disparus
Par ailleurs, lorsque Guosong et son amie arrivent dans le
couloir menant à la nouvelle chambre où ils vont habiter, on
entend des bribes de nouvelles diffusées à la radio, où il
est question de troupes stationnées dans la capitale et de
réductions de dépenses, affirmant ainsi la présence physique
de l’Etat, que l’on sent cependant fragile : la voix a des
ratés, le son faiblit et finit par disparaître lorsque le
couple est entré dans la chambre.
Ce qui
est ainsi évoqué, c’est une atmosphère
de crise nationale justifiant la loi martiale décrétée au
lendemain de l’intervention des chars sur la place et
toujours en vigueur cet hiver-là. Il ne reste plus déjà que
des fantômes du passé, comme les bus du dépôt, en
introduction, avant le titre du film - pendant les
événements du printemps, ils servaient de dortoirs, de
cantines, de dispensaires, de quartier général lors de la
grève de la faim ; par la suite, ils sont devenus des
substituts de chambre d’hôtel pour étreintes fugitives.
Et sur ces fantômes du passé plane l’absence de l’ami
« disparu », dont
tout le charisme venait de la musique qu’il jouait et pour
laquelle on se souvient de lui. Mais le mélodrame est éludé,
il n’est pas dépeint, pas représenté, il n’y a pas de corps
de victimes, après Tian’anmen, tout a été soigneusement
nettoyé, en une nuit ; il ne reste que des disparus, dont la
mémoire bannie est elle aussi promise à disparaître. Disparu
avec sa musique, l’ami disparu
incarne le
silence après le drame.
Mais
il n’est pas seul, il y a un autre disparu dont l’absence
pèse sur les esprits : le poète Haizi (海子)
qui, lui, s’est suicidé à l’âge de vingt-cinq ans en mars
1989, un mois avant le début des manifestations. Il a laissé
un paquet de poèmes dont Guosong a hérité et dont il lit de
temps en temps des extraits, comme un legs venu « d’avant »,
un souvenir au plus-que-parfait.
Le
poète Haizi
Lendemains amers
C’en
est fini des idéaux, fini de la représentation, le rideau
est retombé. Désormais, il faut bien tenter de vivre, et
pour cela s’adapter à une Chine en pleine mutation, où la
réussite économique est devenue primordiale, sauf à parvenir
à partir à l’étranger. C’est ce que fait l’un des cinq amis,
tandis qu’un second quitte la capitale pour rentrer chez
lui. Les autres sont réduits à l’improvisation et à la
débrouillardise : Tianyu ouvre un café en allant chiper des
chaises dans son ancienne université, Xiaoqing va travailler
avec lui. Quant à Guosong, il démissionne et se jette à la
mer, comme on dit de ceux qui abandonnent le « bol en fer »
des entreprises publiques : mais les lendemains ne sont
guère glorieux, il est passé de la place à la rue, où il
vend des écharpes.
Dans
ce contexte, tout est aussi précaire que le son de la radio
au début du film. Guosong et Xiaoqing doivent fuir la
police qui vient déloger les « éléments irréguliers »
c’est-à-dire ceux sans papiers ni certificat de mariage en
règle. Il ne leur reste plus qu’à quitter leur chambre et à
se replier sur le bus.
Enceinte, Xiaoqing s’est fait avorter, et, dans le taxi qui
les ramène de la clinique, ils passent par la place
Tian’anmen, dans le plus profond silence. Xiaoqing a les
yeux fermés, Guosong regarde ailleurs. C’est là qu’est né
leur amour, mais il vient d’être « avorté ». Et les voix de
Tian’anmen se sont tues.
Quand
tous deux déménagent de leur petite chambre, on entend la
radio, comme au début ; mais cette fois, le son est
parfaitement clair (la
voisine a envoyé son fils acheter des piles…) :
ce qui est annoncé, c’est la levée imminente de la loi
martiale dans la capitale, le 11 janvier 1990, en raison de
la « grande victoire » remportée sur les forces
contrerévolutionnaires à Pékin. Il est fait allusion à la
vague de révolutions qui ont secoué le bloc soviétique, mais
la Chine reste un bastion solide : « Quels que soient les
troubles affectant le reste du monde, nous poursuivrons sans
faillir sur la voie du socialisme. » Le son ne flanche plus,
la présence de l’Etat s’est faite omniprésente, l’avenir est
tout tracé : les barres à l’arrière du camion qui emmène le
couple suggèrent une prison.
Une histoire de Zhang Yihe…
À la
fin, devenue serveuse, Xiaoqing raconte des histoires à ses
clients, ou plutôt les épisodes d’une histoire - celle d’une
femme qui a tué son mari dont elle ne supportait plus les
crises d’épilepsie : elle l’a coupé en morceaux qu’elle a
mis dans une jarre comme de la viande salée, puis a glissé
la jarre sous son lit ; au bout de quelques années, tout le
monde s’est habitué à la « disparition » du mari et personne
n’en parle plus. Mais sa belle-sœur vient rendre visite à la
femme et, au cours du dîner, l’enfant qui avait assisté à la
scène alors qu’il était encore bébé demande soudain quand la
viande de son père va être bonne à manger… les faits
éclatent alors au grand jour.
Cette
histoire est celle de « Madame
Liu » (《刘氏女》),
un roman de Zhang
Yihe (章诒和)
fondé sur des faits réels, publié seulement en 2011
[2].
En fait, Emily Tang est la fille de Zhang Yihe, elle-même
fille de Zhang Bojun (章伯钧),
défenseur de la démocratie condamné comme droitier en 1957.
Mère et fille constituent donc des symboles en elles-mêmes.
Zhang Yihe a publié en 2002 un témoignage sur son père et
ses amis intitulé « Un passé qui ne part pas en fumée » (《往事并不如烟》)
…
De
même que l’enfant de l’histoire, Emily Tang est restée
muette pendant des années, douze ans dans son cas. Elle a
rompu son silence alors que l’on croyait les « disparus »
oubliés et le passé démembré. « Conjugaison » est
l’évocation d’une infinie subtilité de ce passé douloureux
qui, ainsi, ne partira pas en fumée.
Conjugaison, le film (sous-titres anglais)
[1]
11èmes Jeux asiatiques qui se sont
tenus à Pékin du 22 septembre au 7 octobre 1990.
[2]Et traduit
en français :
Madame Liu,
traduit du chinois par François Sastourné, Ming
Books, mai 2013