Accueil Actualités Réalisation
Scénario
Films Acteurs Photo, Montage
Musique
Repères historiques Ressources documentaires
 
     
     
 

Films

 
 
 
     
 

« A la folie » : une vision utopique contrée par le générique final

par Brigitte Duzan, 05 avril 2015

 

Un hôpital psychiatrique, quelque part dans le sud, dans le Yunnan. Wang Bing y est allé tourner deux mois et demi, tous les jours, presque nuit et jour. Il en avait visité un à Pékin en 2002, y était revenu sept ans plus tard, certains patients étaient toujours là, d’autres étaient morts, on sort rarement de là vivant. Alors il a eu le projet insensé d’aller filmer la vie dans ces marges du temps, et la filmer dans la durée, comme il le fait depuis toujours. Le temps, c’est son sujet, à Wang Bing. 

 

Seulement il n’a pas pu tourner à Pékin, ailleurs non plus. On ne filme pas, dans un asile d’aliénés, en Chine moins qu’ailleurs. Et soudain, alors qu’il tournait « Les trois sœurs », il a rencontré un médecin qui travaillait dans l’un de ces hôpitaux, non loin de là. Il a obtenu une autorisation de tournage, de deux semaines. Deux semaines, c’est très court, juste suffisant pour se familiariser avec les

 

A la folie

lieux, mais finalement il a réussi à obtenir deux mois supplémentaires [1].

 

Tout est donc tourné sur le tas, en captant la vie telle qu’elle se présentait, au jour le jour. Au final : trois cents heures de rushes. En vrac. De quoi faire dix films, dit-il. Il en a fait un, de près de quatre heures. On ne saura pas ce qu’auraient été les neuf autres. Mais, en voyant celui qu’il a choisi de faire, on peut l’imaginer. Car tout documentaire est un choix, qui se fait au montage. Et ce sont les choix, plus que les images mêmes, dans ce film, qui n’en finissent pas de résonner, et de poser des questions…

 

Les choix 

 

Le film a été tourné de janvier à avril 2013. Mais on sent à peine le passage du temps. Car le temps ne passe pas, il se répète, c’est l’une des idées développées par Wang Bing.

 

Filmer la répétition, dans la durée

 

Le premier des longs plans du film montre un lit, dans le coin d’une chambre ; sur le lit une couette, d’un blanc sale, du même blanc sale que le mur derrière le lit, mais éclairé par un rayon de lumière, qui semble sale elle aussi. Sous la couette, on devine une forme, ce pourrait être un homme qui dort, en fait ils sont deux.

 

Séquence initiale

 

Dès cette première scène, le film annonce les principes de base qu’il va dérouler pendant les près de quatre heures qui vont suivre. On va à la découverte de l’humain sous cette couette, de la vie dans ces murs, caractérisée par l’immobilisme dont le lit est le symbole même. On se couche car on n’a rien d’autre à faire.

 

L’étage où a filmé Wang Bing est fermé. Le bâtiment est bâti en carré autour d’une cour centrale ; à l’étage, une série de chambres sont ouvertes sur un long couloir

lui-même ouvert sur la cour, observable à travers une grille. La seule ouverture est cette coursive grillagée donnant sur une cour intérieure fermée. C’est aussi la seule possibilité de mouvement, réduit le plus souvent à la station debout, le long du mur, ou accroché à la grille. Et quand on n’en peut plus de rester debout, on se couche.

 

Rien à faire, rien à voir, même pas le ciel, juste le fond du puits. Cela dure quatre heures, cela aurait pu durer le double, le triple ; ces quatre heures ont le poids de l’éternité, mais une éternité en vase clos, d’autant plus insupportable, où chaque geste ne peut être que la répétition du précédent, de celui de la veille, de la chambre au couloir, et du couloir au lit. Jusqu’à pourchasser des mouches imaginaires.

 

Dans cet univers monocorde, il y a pourtant des éclairs soudains qui tranchent dans l’uniformité : un nouveau venu qui crie qu’il n’est pas fou, qu’il n’a rien à faire là, et qui se met à courir, comme un fou, justement, dans le couloir, poursuivi par la caméra… mais qui se calme bientôt, forcément. Les autres le lui disent bien : on finit par s’habituer… S’habituer à l’immobilisme. Au vide.

 

Filmer l’homme, dans sa quête d’humain

 

La seule chose qui reste, finalement, c’est l’autre, le compagnon de chambrée, le voisin de couloir, réduit aux mêmes gestes, au même quotidien qui n’en finit pas d’égrener les heures et les jours. Cet autre, comme dans tout espace clos de ce genre, espace de détention d’une manière ou d’une autre, les harems en leur temps, les asiles sous toutes leurs formes aujourd’hui, cet autre, c’est l’espoir d’un rien de chaleur humaine, d’une caresse échangée, surtout échangée. Si le film débute par une image de corps sous une couette, il se termine sur l’image

 

Une chambre

de deux hommes assis sur un banc échangeant des caresses.

 

C’est la seule progression sensible, au bout de ces quatre heures, et c’est le sens du film. Quête de l’humain dans ses derniers retranchements, qui n’est humain qu’au contact de l’autre et en prise affective sur l’autre. Quête de l’autre qui est aussi l’opposé de l’aliénation, et que l’on ressent comme d’autant plus vitale dans un monde coupé de l’extérieur.

 

Un extérieur que Wang Bing, d’ailleurs, s’attache aussi à démythifier. C’est un rêve de liberté, une promesse de retour à la société, mais, quand retour il y a, dans la seule séquences du film hors les murs de l’hôpital, la réalité n’est pas celle du rêve : l’homme qui sort reste isolé, craint, marginalisé. On l’avait écarté, il revient, mais il n’est pas réintégré pour autant, comme tous les droitiers en ont fait l’expérience, longtemps après leur « réhabilitation ».

 

Filmer l’espace de l’asile comme utopie

 

Cette ouverture sur l’extérieur est encore plus désespérante que le reste du film : finalement, l’intérieur est plus sûr, plus tranquille, il a un cadre et un horizon, et l’autre y est plus proche, comme sur une île, ou un oasis dans le désert. L’asile devient une sorte d’utopie aux marges du monde comme la vallée mystérieuse au-delà de la source aux fleurs de pêchers du conte de Tao Yuanming [2]. Une utopie où l’humanité acquiert un sens.

 

Le repas, dans la cour

 

C’est, déjà, le sens du titre : Fēng’ai 《疯爱》, qui signifie ‘amour des fous’, celui de Wang Bing, de son regard dépassionné, mais symbiotique, mais aussi, et peut-être d’abord, ‘amour(s) de fous’. Dans les deux cas, le sens est à comprendre de façon plus large : Wang Bing nous impose son regard, et ces amours de fous qu’il nous montre comme échappatoire à l’enfermement prennent aussi valeur universelle.

 

Le film est parfait comme utopie, fondée sur une vision désincarnée de ces hommes

perçus comme des abstractions, des êtres fantomatiques réduits non à des esprits mais à des corps, avec les besoins vitaux et charnels des corps, etdont la seule identité tient à une durée liée à un nom, mais qui peut aussi bien être un pseudonyme. Des hommes, finalement, qui apparaissent comme des petits frères de l’« Homme sans nom » (《无名者》), autre marginal filmé lui aussi dans la répétition immuable des mêmes gestes quotidiens.

 

Mais le générique final vient rompre l’utopie : brusquement nous sont dévoilées les raisons de la présence de ces hommes dans ces murs, ils acquièrent un passé, une histoire, ils deviennent des individus, la faille du temps se fait interstice social, et le regard que nous leur portons change du tout au tout.

 

Comme au sortir d’un rêve, on se pose alors les questions que l’on aurait dû se poser tout au long du film, et que l’on se pose, vaguement, mais sans trop y penser, car on se dit, parce que Wang Bing nous l’a dit, qu’il n’a pas voulu filmer l’aliénation, que ce n’est pas le sujet du film. Mais si c’était, quand même, le sujet du film ? Implicitement posé par le générique final ?

 

Les questions

 

L’arbitraire de l’internement

 

Dans le générique final, Wang Bing détaille les raisons qui ont conduit chacun à cet hôpital : pathologies lourdes pour certains, incluant des homicides ou tentatives d’homicides, mais ces patients violents ou dépressifs sont mêlés à la plupart des autres, qui n’ont été envoyés là, par leur famille ou les autorités, que pour une conduite contraire aux lois, répréhensible aux yeux de la société ou simplement inquiétante aux yeux du pouvoir - pratiques religieuses jugées excessives, participation récurrentes à des pétitions, ou tout

 

L’unique couloir autour de la cour intérieure

simplement opposition aux réglementations du planning familial.

 

Dans ses entretiens avec Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi [3], Wang Bing a expliqué que l’endroit lui est apparu comme une prison et un centre d’aide sociale autant que comme un hôpital, un endroit où échouent, bien plus que des cas pathologiques avérés, des trublions de l’ordre public, des contestataires un peu trop véhéments, des ouvriers migrants mal dans leur peau ou des étudiants en crise après avoir raté un examen.

 

Ces propos en marge du film amènent à des réflexions sur sa finalité, la problématique pouvant être analysée dans les mêmes termes que celle de l’étude de Michel Foucault sur « L’histoire de la folie à l’âge classique ».

 

La folie qu’on enferme selon Foucault

 

La course dans le couloir sans fin

 

Foucault part du Moyen Âge, et en particulier de l’analyse du traitement des lépreux, de leur isolement loin de la société. Or, une fois la lèpre disparue, les structures ne disparaîtront pas : c’est le même phénomène d’exclusion que l’on retrouve deux ou trois siècles plus tard pour exclure les aliénés.

 

La date qui fait histoire, c’est 1656 : un décret crée un « hôpital général », lieu d'internement pour des fous, mais aussi bien pour des pauvres, des criminels, des

hérétiques, voire des libertins, donc à la fois manifestation de charité et lieu de répression. Le « fou » est le hors norme qu’il faut canaliser.

 

Le problème est de définir le fou, cet être flou, qui peut être fou de Dieu ou passeur cauchemardesque de visions infernales à la Bosch. Finalement, la définition se fera à l’envers, en dénouant les ambiguïtés : est fou celui qui passe d’une place acceptée dans la société à un statut d’exclu, enfermé entre quatre murs. Les fous inspiraient une crainte sacrée, c’en est fini : ce sont des cas sociaux. Devenus problèmes d’ordre public, leurs cas sont résolus par des mesures administratives. D’enfermement. Puis d’internement, sous contrôle médical.

 

La Chine est passée par des étapes semblables bien que directement déterminées par la culture et la politique qui lui sont propres.

 

La folie en Chine, de la maladie à la déviance [4]

 

En Chine, la folie a d’abord été considérée comme un dérèglement des forces du yin et du yang et des cinq éléments. C’est ce que décrivait le « Classique interne de l’empereur Jaune », le Huángdì Nèijīng (《黄帝内经》), qui distinguait la folie dépressive diān causée par un excès de yin et la folie furieuse kuáng due à un excès deyang.

 

Plus tard, on en vint à voir la cause de la folie dans la chaleur, ou le froid, voire le vent, d’où le terme de fēng qui s’est généralisé : c’est ce qui ressort des « Prescriptions essentielles valant mille pièces d’or » ou Qianjinyaofang (《千金要方》) du médecin et alchimiste taoïste du début de l’époque des

 

Le classique interne de l’empereur Jaune

Tang, Sun Simiao (孙思邈). On traitait donc la « folie » par des herbes et l’acupuncture.

 

Le traité de Sun Simiao

 

Le tournant qui correspond à celui de 1656 chez nous intervient au début de la dynastie des Qing. Dynastie « étrangère » devant contrôler les derniers loyalistes fidèles aux Ming, elle instaura un système de contrôle de la population qui passa en particulier par celui des « fous » ou prétendus tels. Chaque famille fut tenue de déclarer les fous en son sein et d’accepter la décision des autorités les concernant. Mesure de saine police visant au maintien de l’ordre.

 

Mais pourquoi un individu aurait-il voulu se faire passer pour fou ? C’est une vieille tradition chinoise : feindre la folie ou yángkuáng (佯狂) était une manière d’éviter d’avoir à servir un mauvais empereur ; c’était aussi une façon d’éviter un châtiment pour s’être opposé au souverain. Il y a toujours chez le fou un soupçon de déviance criminelle.

 

Le contrôle et la répression de la folie sont donc aussi vieux que l’empire, et, comme au 17ème siècle en Europe, on englobe sous une même étiquette toutes sortes d’individus dont la seule folie est de ne pas avoir une conduite orthodoxe. Comme le dit Li Chengpeng (李承鹏) dans l’un de ses savoureux pamphlets, en Chine tout le monde est fou, c’est une tradition [5]. Donc on enferme, sans discrimination.

 

La caméra spectatrice

 

La thèse de doctorat de Michel Foucault a exercé une influence considérable sur la prise en charge de la maladie mentale. En Chine, ce que montre, justement, le film de Wang Bing, c’est qu’on en est resté à une conception de l’enfermement comme mesure de maintien de l’ordre, en enfermant malades et autres et en les coupant du monde.

 

Maurice Blanchot a présenté le livre de Foucault en ces termes : «…c'est enfin une esquisse de ce que pourrait être "une histoire des limites" - de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu'accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l'Extérieur.»  C’est cela que montre « A la folie » : les oubliés du système, les relégués à l’extérieur.

 

Mais, en adoptant un a priori de distanciation, pour traiter son sujet sous

 

L’homme sans nom

un angle qui n’ait rien à voir avec un discours socio-politique, Wang Bing affecte de ne pas vouloir voir, et rejette à la toute fin la marque de sa conscience : oui, la plupart de ces gens sont là parce qu’on a voulu s’en débarrasser, les exclure pour pouvoir mieux les neutraliser et les oublier.

 

Ce faisant, il adopte ce regard de spectateur que Lu Xun reprochait aux Chinois, et qui l’a poussé à écrire. « A la folie » reste un objet esthétique, dont la fin semble appeler autre chose. Peut-être l’un des neufs films qui auraient pu être faits.

 

Bande annonce

 

 


 

[2] La Source des fleurs de pêchers (《桃花源》), célèbre récit de Tao Yuanming (陶渊明).

Sur le texte et son interprétation, voir : http://extremeorient.revues.org/98

[3] Alors la Chine, éditions Les prairies ordinaires, avril 2014

[4] Voir l’ouvrage de Vivien W. Ng, Madness in Late Imperial China : from Illness to Deviance, University of Oklahoma, December 1990.

[5] Sur Li Chengpeng, voir : http://www.chinese-shortstories.com/Actualites_109.htm

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Qui sommes-nous ? - Objectifs et mode d’emploi - Contactez-nous - Liens

 

© ChineseMovies.com.fr. Tous droits réservés.

Conception et réalisation : ZHANG Xiaoqiu