« L’Orient est rouge » : le grand poème épique de la
révolution chinoise
par Brigitte Duzan,
15 décembre 2008,
révisé le 14 janvier 2012
« L’Orient
est rouge » (《东方红》)fut
d’abord un grand spectacle créé en 1964, sous les
auspices du premier ministre Zhou Enlai, pour
célébrer le 15ème anniversaire de la
création de la République populaire de Chine. Ce
spectacle de chant et de danse réunissant quelque
trois mille artistes venus de tout le pays fut donné
en grande pompe dans la salle de l’Assemblée du
peuple à Pékin ; pour commémorer l’événement, un
film fut ensuite tourné cette même année, par la
première réalisatrice, en date, de l’histoire de la
Chine populaire,
Wang Ping
(王萍).
Il faut
d’abord regarder le film.
Ensuite, il n’est
pas inutile d’avoir quelques explications pour mieux
comprendre ce dont il s’agit et suivre le fil des événements
auxquels il est fait allusion, sans s’arrêter aux images qui
peuvent sembler factices et
L’affiche de 1964
dérouter un
spectateur occidental, surtout hors contexte.
Le film
La danse : un
genre hybride typique de l’époque
L’esthétique
apparaît, il est vrai, terriblement datée. Les danses,
typiques de l’époque, sont un mélange de danses folkloriques
chinoises légèrement stylisées (exaltant les minorités
nationales, à l’honneur dans l’idéologie de la république
naissante) et d’un type de ballet adapté du ballet
occidental, ce qui peut paraître étonnant, mais est lié à
l’histoire.
En effet,
l'enseignement de la danse commença à Shanghai dans les
années 30avec des professeurs russes, l’école de
danse russe étant alors à l’apogée de sa notoriété. Dame Margot
Fonteyn, la première danseuse étoile du Royal Ballet
britannique, commença à apprendre la danse à Shanghai à
cette époque car son père avait été muté là et elle y vécut
six ans, jusqu’à l’âge de quatorze ans. C’est dire la
qualité de l’enseignement.
The East is Red, le
film
En 1954, lorsque
la première école de danse chinoise ouvrit ses portes à
Pékin, on était en pleine période de la grande amitié entre
les deux grands frères socialistes, et l’école ouvrit sous
l’égide du maître de ballet du Kirov Piotr Gusev qui amena
avec lui d'autres professeurs russes. En 1958, des danseurs
chinois interprétèrent pour la première fois « Le lac des
cygnes » et, en 1959, fut créé le Ballet national de Chine
qui monta cette année-là, outre quelques grands classiques
du répertoire classique comme « Gisèle » ou « Le Corsaire »,
le premier ballet chinois, « The Fish Beauty »(《鱼美人》),
adapté d’un conte chinois, mais dans la droite ligne des
précédents.
The East is Red,
affiche de 1965
(collection
Landsberger)
En 1964,
c’est dans le cadre de son vaste projet d’adaptation des
opéras traditionnels chinois que Jiang Qing s’est également
attaquée au ballet. Ce sont des chorégraphes chinois qui ont
ainsi réalisé une première synthèse entre ballet occidental
et art populaire chinois, genre qui constituera le style
fondamental de ce qu’il est convenu d’appeler les « opéras
modèles » de la Révolution culturelle. Ce sont des
œuvre hybrides, où se mêlent, très schématisés, des éléments
de chorégraphie occidentale mais aussi des éléments du
folklore chinois, ainsi que toute une gestuelle qui vient de
l’opéra chinois, et en particulier de l’art du combat
stylisé qui en est une part importante.
L’apport de la
tradition est particulièrement intéressant. Dans « L’Orient
est rouge », on retrouve ainsi des adaptations parfois
complexes de danses folkloriques de toutes les nationalités
du pays, que les paysans dansaient à l’occasion des grandes
fêtes annuelles. La danse des
tournesols de
l’ouverture est ainsi une adaptation des danses dites des
« pousses de riz » (秧歌)
originaires du
Shandong. Mais le large triangle formé par les danseurs dans
le cours de cette ouverture est lui-même adapté des
mouvements d’un type d’opéra local (花灯戏
huādēngxì)
du Yunnan.
« L’Orient est
rouge » est une création ancrée dans la tradition ; c’est sa
grande force. Il en est de même sur le plan musical.
La musique :
le grand répertoire du chant révolutionnaire
« L’Orient est
rouge » est conçu comme un poème épique à la gloire du Parti
et de Mao Zedong, évoquant les grands événements de la
révolution chinoise, de 1921 jusqu’à la proclamation de la
République populaire. Il se compose de huit tableaux,
le chiffre « huit » symbolisant l’armée de la huitième route
(八路軍),
qui fut la principale force militaire communiste pendant la
guerre civile et la guerre de résistance contre le
Japon (les traductions ci-dessous sont les miennes) :
Ouverture (序曲) :《葵花向太阳》Le
tournesol se tourne vers le soleil
1.
《东方的曙光》 les lueurs de
l’aube éclairent l’Orient
2.
《星火燎原》
une étincelle embrase toute la
plaine
3.
《万水千山》 des milliers de
rivières et de montagnes
4.
《抗日烽火》 les flammes de la
guerre anti-japonaise
5.
《埋葬蒋家王朝》 enterrer la
dynastie de Chang Kai-chek
6.
《祖国人民站起来》le
peuple chinois se lève
7.
《祖国在前进》
la patrie est en marche
8.
《世界在前进》 le monde est en
marche.
Le film commence
par le chant « L’Orient est rouge »
《东方红》qui
lui a donné son titre. Ce chant très martial vient d’un
chant populaire du nord du Shaanxi : « en chevauchant un
cheval blanc »
(《骑白马》),
lui-même adapté d’un chant plus ancien contant la tristesse
d’un jeune paysan enrôlé dans l’armée qui tremble en pensant
à sa petit sœur restée au village. C’est un musicien local
du nom de Li Youyuan (李有源)
qui en a adapté les paroles en 1943 pour en faire un poème à
la gloire de Mao Zedong : « Le chant des
Li Youyuan et les
paroles du chant d’origine
migrants » (《移民歌》).
Puis les intellectuels de l’entourage de Mao à Yan’an en ont
réalisé l’adaptation définitive, en lui donnant le titre
qu’il a conservé jusqu’à ce jour.
Le chant
《东方红》
东方红,太阳升,中国出了个毛泽东。
他为人民谋幸福,呼儿咳呀, 他是人民的大救星。
毛泽东爱人民,他是我们的带路人。
为了建设新中国,呼儿咳呀, 领导我们向前进。
共产党,像太阳,照到哪里哪里亮。
哪里有了共产党,呼儿咳呀, 哪里人民得解放。
东方红,太阳升,中国出了个毛泽东。
他为人民谋幸福, 呼儿咳呀, 他是人民的大救星。
他为人民谋幸福,呼儿咳呀,他是人民的大救星。 大救星..
L’Orient est
rouge, le soleil se lève, en Chine est apparu un [homme
nommé] Mao Zedong.
Il œuvre pour le
bonheur du peuple, hu’er haiya, il est le grand
sauveur du peuple.
Mao Zedong aime le
peuple, il est notre guide.
Pour instaurer la
Chine nouvelle, hu’er haiya, il nous conduit de
l’avant.
Le Parti
communiste, tel le soleil, brille partout de tous ses feux.
Le Parti
communiste est partout, hu’er haiya, et partout où il
est le peuple est libéré.
L’Orient est
rouge, le soleil se lève, en Chine est apparu un [homme
nommé] Mao Zedong. etc…
Le film, comme le
spectacle avant lui, comporte ensuite, regroupés dans les
huit tableaux indiqués ci-dessus, 35 chants
révolutionnaires qui étaient alors extrêmement connus,
au point que tout un chacun pouvait les entonner dans la
rue. Chacun évoque et illustre un événement représentant une
étape décisive dans le processus révolutionnaire mené par
Mao :
01.东方红 l’Orient est rouge
02.北方吹来十月的风 le vent d’octobre
souffle
sur le Nord
03.安源路矿工人俱乐部之歌(1) chant du club des
travailleurs des mines et
chemins de fer d’Anyuan
04.农友歌 chant de l’amitié
avec
les paysans
05.工农兵联合起来 ouvriers, paysans
et
soldatss’unissent
06.就义歌 chant des martyrs
Le président Mao va à
Anyang
(affiche de la
collection Landsberger)
07.秋收起义歌(2) chant du
soulèvement de la moissond’automne
08.双双草鞋送红军 offrir des
sandales de paille à l’armée rouge
09.西江月·井冈山(3) la lune sur le
fleuve Xi (fleuve de l’Ouest), le mont Jinggang
10.三大纪律八项注意 les trois grandes
règles de discipline et les huit points d’attention
11.八月桂花遍地开 les fleurs
d’osmanthe sont partout en pleine floraison
12.红军战士想念毛泽东 les soldats de
l’armée rouge songent à Mao Zedong
13.遵义城头霞光闪 (4) le haut des murs
de Zunyi empourpré par la lueur du soleil
couchant
14.飞越大渡河 (5) traversée
périlleuse de la rivière Dadu
15.情深谊长 sentiments de
profonde amitié
16.过雪山草地 traverser
montagnes et prairies enneigées
17.会师歌 chant pour unir
les forces
18.七律·长征 (6) poème de la Longue
Marche
19.松花江上 (7) sur la rivière
Songhua
20.抗日军政大学校歌 chant de l’école
de formation militaire à la résistance contre le
Japon
21.到敌人后方去 aller sur les
lignes arrières de l’ennemi
22.游击队歌 chant des groupes
de partisans
23.边区十唱 dix chansons de la
frontière
24.南泥湾 (8) Nanniwan
25.保卫黄河 défense du fleuve
Jaune
26.坐牢算什么 pensées en prison
27.团结就是力量 l’union, c’est la
force
28.中国人民解放军进行曲 (9) air de la
libération du peuple chinois (marche de l’armée)
29.解放区的天 le ciel sur la zone libérée
30.七律·中国人民解放军占领南京 poème sur la prise
de Nankin par l’armée de libération (10)
31.没有共产党就没有新中国 sans le Parti
communiste pas de Chine nouvelle
32.赞歌 chant de louange
33.毛主席,祝你万寿无疆 président Mao,
nous te souhaitons longue vie !
34.歌唱祖国hymne à la patrie
1) Ce chant fait
allusion à un tableau très célèbre, intitulé « le président
Mao va à Anyang » (毛主席去安源).
L’intitulé du tableau, repris dans une affiche de l’époque,
indique : « A l’automne 1921, notre grand dirigeant le
président Mao est allé à Anyang et a personnellement allumé
là les feux de la révolution. » Mao est en effet allé
inciter les ouvriers des chemins de fer et des mines de
cette ville à faire grève. Six ans plus tard, ils ont
participé au « Soulèvement de la moisson d’automne ».
2) et 3) Ce
soulèvement armé a eu lieu en septembre 1927, dans l’est du
Hunan et l’ouest du Jiangxi. A la suite de l’échec de
l’insurrection, Mao emmena le millier de survivants au mont
Jinggang (井冈山)où il mit sur pied
le premier soviet paysan (automne 1928).
4) Zunyi (遵义), ville du
Guizhou, célèbre pour avoir été le lieu où Mao fut élu pour
la première fois à la direction du Parti communiste, pendant
la Longue Marche (janvier 1935).
(5) La rivière Dadu (大渡河)
est un affluent du Yangzi, que les troupes communistes
durent traverser pendant la Longue Marche sous le feu nourri
des tireurs du Guomingdang embusqués sur les rives. La
traversée s’est faite quasiment « en volant »
(飞越
fēiyuè) :
sur un « pont de singe » aujourd’hui transformé en pont
suspendu.
(6) Le
terme de
qīlǜ (七律)
désigne un poème de 8 vers de 7 caractères.
(7) La rivière
Songhua (松花江)
est un
affluent de l’Amour appelé aussi Sungari. Il s’agit d’un
célèbre et très beau chant patriotique :
Le chant en duo
(8) Nanniwan (南泥湾)est un
chant révolutionnaire très célèbre (paroles de He Jingzhi
贺敬之),
qui exalte les travaux réalisés à l’automne 1941 pour
approvisionner les provinces du Shaanxi, du Gansu et du
Ningxia, alors sous le coup d’un blocus économique. Une
brigade de l’armée de la 8ème route, stationnée à
Nanniwan (à une quarantaine de kilomètres au sud-est de
Yan’an), entreprit alors d’importants travaux de défrichage
et de mise en culture dans des conditions extrêmement
difficiles.
Extrait
(9) C’est
peut-être le chant le plus connu, l’air est celui qui
accompagne les défilés militaires de l’armée chinoise
En avant ! En
avant !
向前!向前!向前! En avant ! En
avant ! En avant !
我们的队伍向太阳, nos troupes, en
marche vers le soleil,
脚踏着祖国的大地, foulent le sol de
la patrie,
肩负着民族的希望, portant l’espoir
du peuple,
我们是一支不可战胜的力量; nous sommes une
force invincible ;
我们是工农的子弟, nous sommes les
frères et les fils des ouvriers et des paysans,
我们是人民的武装, nous sommes le
bras armé du peuple,
从不屈服勇敢战斗, luttant avec un
courage que rien ne peut abattre ;
英勇牺牲誓把反动派消灭干净, jurant de nous
sacrifier vaillamment pour liquider les réactionnaires,
毛泽东的旗帜高高飘扬; nous faisons
flotter très haut la bannière de Mao Zedong.
听!风在吼,军号向, écoutez ! le vent
se déchaîne, le clairon sonne la charge,
听!革命歌声多么嘹亮, écoutez ! le chant
de la révolution est tellement éclatant !
同志们整齐步伐奔向解放的战场, camarades,
ruons-nous d’un seul homme combattre pour la
libération
同志们意气风发奔向祖国的边疆, camarades,
portons-nous vaillamment à la défense des frontières
de
la patrie.
向前!向前!向前! En avant ! En
avant ! En avant !
向着太阳,向着光明, nous allons vers
le soleil, nous allons vers la clarté,
向着全国的解放. nous allons
libérer le pays tout entier.
Ce chant aété
créé à Yan’an en 1939. Ce que l’on sait moins, c’est que le
compositeur qui l’a écrit, Zheng Lücheng (郑律成),
était d’origine coréenne, né en 1914 dans ce qui est
aujourd’hui la Corée du Nord. Il est arrivé en Chine à l’âge
de 19 ans, en 1933, pour entrer, à Nanjing, dans une école
de formation de cadres politiques pour l’armée. Mais, étant
musicien, il continua en même temps ses études de musique.En
1937, il renonça à partir en Italie pour rejoindre Yan’an,
son violon sous le bras. En 1945, il revint en Corée, où il
composa aussi divers morceaux de musique militaire et
officielle. Rentré en Chine en 1950, il obtint la
nationalité chinoise et mourut en 1976 à Pékin.
10) En avril 1949.
Un monument à la
gloire de la Révolution
Le film marque
l’apogée de la carrière de Wang Ping, et revêt une
importance historique particulière. « L’Orient est rouge »
est un précurseur des deux ballets qui figurent
Zheng Lücheng
parmi ce qu’on a
traduit en français par « opéras
modèles » (样板戏
yàngbǎnxì).
Comme ce fut le cas
par la suite, pendant la Révolution culturelle, l’adaptation
cinématographique fut conçue pour permettre une diffusion
dans tout le pays d’une œuvre difficile à représenter sur
scène, ne serait-ce qu’en raison du nombre de figurants
qu’elle nécessitait.
L’Orient est rouge,
images
Le film ne fut pas
facile à réaliser. Il fallut associer trois des principaux
studios de l’époque pour le produire : le Studio du 1er
août, le Studio de Pékin et le Studio central du film
documentaire et d’actualités. Et comme la réalisation était
sous contrôle étroit de Jiang Qing, il fallut surveiller les
moindres détails des chants, des costumes, des danses, et
même des effets de lumière avec un soin frisant l’obsession,
l’esthétique étant liée au contenu politique, et toute
erreur pouvant équivaloir à une déviance idéologique.
Filmant la
représentation théâtrale, il est le précurseur d’un genre
qui va s’évader ensuite de la scène. « L’Orient est rouge »
reste un grand classique révolutionnaire.
Note : En 2008 est
sorti un film portant le même titre, vaste fresque
historique d’un genre maintenant à la mode, qui n’a rien à
voir avec l’original :